La vie des plantes : Une métaphysique du mélange

Note de lecture par FLEURANCE Philippe

En quoi un livre sur la vie des plantes peut-il intéresser notre intelligence de la complexité ? Parce que le projet de l’auteur est de questionner plutôt que de prétendre expliquer - l'existence des choses ou des événements tels qu'ils sont traités ordinairement, et,logique de l’enquête aidant de tenter d’en donner une autre grille de lecture : « rouvrir la question du monde à partir de la vie des plantes ». : Plutôt que « la mettre à plat » ne peut-on s’attacher à « la mettre en relief » ? … Lavie des plantes - en soi cette affirmation interroge : vivent-elles ? - est un sujet totalement absent des réflexions sur le monde vivant : « la biologie actuelle conçue sur la base de ce que nous savons de l'animal ne tient pratiquement aucun compte des plantes ». Pour Emanuele COCCIA[i] il ne s'agit pas simplement d'une insuffisance épistémologique,se réduisant à une ontologie grise[ii]dans la compréhension de ce que signifie être et vivre au monde « Depuis l’idéalisme allemand, tout ce qu’on appelle sciences humaines a été un effort policier à la fois désespérant et désespéré, pour faire disparaître ce qui relève du naturel du domaine du connaissable …». Comment alors entendre« la musique de la vie » ? Car « vivre est essentiellement vivre de la vie d'autrui : vivre dans et à travers la vie que d'autres ont su construire ou inventer »et de fait, les plantes par leur développement propre contribuent aux échanges gazeux organique sans quoi les aliments, la vie animale supérieure aérobie ne pourrait exister « notre monde est un fait végétal avant d'être un fait animal ». « Le monde est avant tout ce que les plantes ont su en faire »  et sila philosophie du XXème siècle s’est demandée ce que signifie « être au monde », elle a reproduitune image extrêmement partielle du Cosmos contre laquelle l’auteur s’élève. Ceci à une certaine importance pour comprendre une pensée écologique universaliste « l'attachement à la Terre dans sa dimension planétaire et environnementale est le fondement non seulement de la majorité des pratiques et des théories de la deep Ecology (« l’écologie profonde » Arne Naess) : elle est aussi l'esprit qui anime la nouvelle politique globale qui se profile depuis quelques décennies : la Terre est la seule instance suprême au nom de laquelle il devient possible d'affirmer des décisions universelles qui concerne non pas une nation spécifique ou un peuple, mais le genre humain dans sa totalité dans le présent comme dans le Futur ». Voilà de quoinous permettre un nouvel universalisme non idéalisé, mais bien ancré dans nos pratiques quasi de survie. L’affirmation « nous ne sommes pas des habitants de la terre ; nous habitons dans l’atmosphère » prend alors un sens de plus en plus nécessaire à méditer au quotidien Questionnant les représentations que véhiculent les catégories usuelles de pensée pour rendre exprimable notre vision du vivant, l’auteur nous propose de les reconsidérer à nouveaux frais. La plupart des concepts et divisions que nous appliquons, la description de l'anatomie et de la physiologie mérite d’être réexaminé « Si tout vivant ne peut exister qu'àl’intérieur d'un milieu fluide, c'est parce que la vie contribue à constituer le monde comme tel : toujours instable, toujours pris dans un mouvement de multiplication et différenciation L’opposition entre mouvements et arrêts n’existe plus : l’arrêt est l'un des résultats des mouvements et le mouvement est, comme pour un aigle qui passe, une conséquence de l’arrêt. Tout être qui ne peut plus séparer arrêt et mouvement ne peut plus opposer contemplation et action. La contemplation présuppose l’arrêt : ce n'est qu'en postulant un monde fixe,stable, solide qui se trouve face à un sujet en arrêt que l’on peut parler d'objet et donc d’une pensée ou d’une vision. Le monde pour un être immergé, au contraire ne contient pas à proprement parler de vrais objets. Tout y est fluide, tout y existe en mouvement avec, contre, dans le sujet ». Ce questionnement interpelle les conceptions substantialistes – essentialistes - qui postulent l’existence de réalités objectives préexistantes et permanentes qu’il faudrait dévoiler. Position  du paradigme cartésien qui caractérise pour l’essentiel, la pensée actuelle et qui conduit à de nombreuses contradictions et difficultés – insolvables dans une approche interdisciplinaire syncrétique  - en raison de la multiplication de dualismes fondamentaux comme l’opposition entre processus mentaux et environnement, entre « hardware et software », entre individu et groupe, entre intérieur et extérieur, entre action et cognition, entre nature et culture … oppositions qui mènent à des impasses et qui font l’objet de remises en cause sérieuses dans de nombreuses disciplines.Et notre tentation est forte ici de relier cette pensée avec celle de François Jullien « Pensons le vent : non plus comme élément atmosphérique mais comme la modalité propagatrice, celle qui fait advenir … Le vent est le cours ou courant continu qui met en liaison et répand … Un tel concept de vent défait à lui seul toute pensée ontologique de l’auto consistance ou du propre, de l’isolé et de l’étanche, de l’essence et de l’assignable ». (2014, « Vivre de paysage ou l’impensé de la raison ». Gallimard). De même, si la pensée classique disjoint des réalités inséparables et réduit les dimensions du réel, Emanuele COCCIA propose à travers l’idée « d’immersion » de la reconsidérer : « si l’être au monde est immersion penser, agir, œuvrer et respirer, bouger créer sentir seront inséparablepuisqu’un être immergé à un rapport au monde non calqué sur celui qu’un sujet entretien avec un objet mais sur celui d'une méduse avec la mer qui lui permet d'être ce qu'elle est » et alorsil faut reconsidéré les discours tout aussi conventionnel sur la notion de « milieu » : « on peut mesurer les limites des notions de milieu ou d’environnement qui continue à représenter la relation entre vivants et monde exclusivement sous l’aspect de la continuité, de la juxtaposition et à les  penser comme ontologiquement est formellement autonome de l'organisme vivant qui les habite » Le chapitre « théorie sur les racines » présentent celles-ci comme les formes les plus énigmatiques du monde végétal : « C'est à travers le système racinaire qu’une plante acquiert la majorité des informations sur son état et celui du milieu dans lequel elle est immergée ; c'est encore à travers les racines qu'elle entre en contact avec les autres individus limitrophe et gère collectivement les risques et les difficultés de la vie souterraine. Comme si la plante dans sa totalité employait tous ses moyens pour vaincre la résistance à sa descente avec une intensité égale à celle que la tige emploie pour s’élever » Comme si la plante avait pour projet de contredire la logique formelle qui depuis Aristote affirme que toute proposition est nécessairement vraie ou fausse, sans valeur intermédiaire possible. Sans que l’auteur s’y réfère explicitement nous retrouvons un argumentaire que nous avons mis en  avant : « la complexité irréductible de certains phénomènes imposela phénoménologie comme méthode d'interrogation de « il y a » - dans toutes ses formes possibles - de chercher une nouvelle forme d'interrogation et de vision capable de comprendre, décrire, assimiler de façon non superficielle le « il y a » de la complexité dans sa forme propre de manifestativité » (Fausto Fraisopi, 2012 « La complexité et les phénomènes »Ed. Hermann) Et dans ses conclusions, l’auteur sans référer explicitement au paradigme de la complexité dénonce une pensée « classique », « spécialisée »qui disjoint des réalités inséparables et réduit les dimensions du réel : la disjonction rend inconcevable, au sens propre, le lien entre des réalités qui ont été séparées ; la réduction, qui consiste à n’examiner qu’une dimension de la réalité, détruit la complexité inhérente à cette réalité : « Cette règle d'or non écrite impose une et une seule discipline approprié pour tout objet de connaissance et, à l'inverse affirme que toute discipline un nombre défini et limité d'objet et de questions qu'il est convenable de connaître.Elle sert à limiter la volonté de savoir, à en châtier les excès, à les brider non pas de l'extérieur mais depuis l'intérieur du sujet. Ce qu'on appelle spécialisme comporte un travail sur soi une éducation cognitive et sentimentale, cachée ou le plus souvent oublié et refoulée. Le spécialiste ne définit pas un excès de savoir mais une renonciation consciente et volontaire au savoir des « autres ».Ce n'est pas l'expression d'une curiosité démesurée pour un objet, mais le respect craintif et scrupuleux d'un tabou cognitif.Si les connaissances veulent rester mondaines, connaissances et savoirs de ce monde, elles devront en respecter la structure.Au monde tout est mélangée avec tout, rien n’est ontologiquement séparé du reste. Il en est de même pour les connaissances et les idées. Dans la mer de la pensée tout communique avec tout chaque savoir pénètre et est  pénétrer par tous les autres … »

[i]Emanuele COCCIA est maître de conférences à l'EHESS. Il est aussi l'auteur de La « Vie sensible » et « Le Bien dans les choses ». [ii] Vladimir JANKÉLÉVITCH : in «  Philosophie première », PUF 1954 - 2011