La Complexité et les Phénomènes. Nouvelles ouvertures entre science et philosophie

Note de lecture par BENOIST Jocelyn

Ndlr : Le titre de l’ouvrage et celui de la collection dans lequel il est publié avaient d’emblée suscité notre intérêt. Sa lecture a tenu les promesses qu’annonçaient cet intitulé et nous a confortés dans le sentiment de son importance pour tous les chercheurs qui s’attachent désormais à aviver l’idéal de complexité de la science contemporaine que nous rappelait G Bachelard dés 1934. La préface du Pr Jocelyn Benoist parvient si remarquablement à mettre en valeur les enjeux de l’exploration réflexive de « la Complexité et les Phénomènes » entreprise par Fausto Fraisopi, que nous avons sollicité l’accord de son auteur, du Directeur de la collection Vision des sciences, G Longo et des éditions Hermann pour reprendre ici ce texte sous la forme d’une Note de Lecture enrichissant le ‘Cahiers des lectures MCX’. Nous les remercions de leur autorisation et nous nous félicitons, de faciliter ainsi son accès à tous les lecteurs pensifs attentifs à la légitimation des connaissances que développent les nouvelles sciences de la complexité dans les cultures contemporaines qui ne veulent plus séparer les trois brins de la guirlande éternelle’, Pragmatique, Epistémique et Ethique. (JL LM) 

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Que le complexe n’est pas du simple plus complique

Le livre de Fausto Fraisopi affronte la question, devenue centrale dans l’épistémologie contemporaine, de la complexité. Il représente la tentative d’un philosophe pourvu d’une vaste et solide culture en histoire de la philosophie de mettre en perspective le problème dans le temps long et de jeter un éclairage sur ses bases conceptuelles. Une telle entreprise est plus que bienvenue. Elle était tout à fait nécessaire. La complexité est devenue aujourd’hui une rengaine à la mode et, en même temps, la plus grande confusion règne sur son concept. Parfois, la question passe pour « simplement technique » – comme si la technique était exempte d’effet intellectuel – et on fait comme si elle ne changeait rien sur le fond même. Comme si on pouvait continuer à raisonner sur ce qui serait affecté de ce prédicat : « complexe » dans les termes mêmes dans lesquels on le faisait sur ce qui ne l’était pas. Plus souvent, la « complexité », revendiquée dans son irréductibilité, devient l’alibi de l’irrationalité : sous prétexte que les phénomènes abordés n’entreraient pas dans le format de rationalité traditionnellement reçu, de type analytique, il faudrait faire droit au chaos en un sens non-technique et obscurantiste du terme, et au n’importe quoi. Une telle vision populaire passe évidemment à côté de l’essentiel : la complexité, en tant que thème scientifique, ne constitue pas un alibi au renoncement à toute forme d’explication et discours rationnel. Au contraire, elle ne représente rien d’autre qu’un format de rationalité alternatif, indispensable pour exercer une prise cognitive sur certains phénomènes : ceux-ci ne peuvent être déterminés autrement. Il s’agit donc ici non de la défaite de la rationalité, mais de son extension, qui seule la porte à la hauteur du défi qui en est constitutif : penser la réalité, « dans sa complexité », précisément. En vérité, ce serait la stratégie inverse : celle qui consiste à essayer de réduire au simple ce qui, constitutivement, ne l’est pas, qui représenterait un effondrement dans l’irrationalité, sous le poids d’une représentation mythologique de la réalité. Ainsi, souvent, dans l’histoire, le pseudo-rationalisme étroit a-t-il pu faire le lit de l’irrationalisme. Alors que, pour le vrai scientifique, il s’agit de pousser toujours plus loin les frontières de la raison. Intégrer les problèmes spécifiques soulevés par les systèmes complexes, exemplairement, ce n’est pas aller vers moins, mais vers plus de rationalité. Un tel progrès, conceptuellement, a cependant une condition sine qua non : la prise en compte des seuils épistémologiques alors franchis. De ce point de vue, la complexité représente la nouvelle frontière épistémologique de notre temps, et c’est donc naturellement sur celle-ci qu’un rationaliste exigeant comme Fausto Fraisopi a choisi de travailler. L’enquête proposée ici, à la hauteur de l’enjeu, débouche sur toute une série de résultats critiques et spéculatifs importants, qui méritent d’être connus et discutés tant par les scientifiques que par les philosophes. Fausto Fraisopi refuse en effet avec la plus grande fermeté cette idéologie philosophique trop courante qui se complaît dans des formules arrogantes et naïves du style : « la science ne pense pas ». De tels clichés, lorsqu’on aborde des théories aussi conceptuellement chargées que celle de la complexité, se défont d’eux-mêmes. Cela ne veut pas dire qu’une tâche d’analyse et d’éclaircissement proprement philosophique ne soit pas alors requise. Bien au contraire. Mais cet examen philosophique communique directement avec les questions que se pose la théorie scientifique elle-même et avec le mouvement propre de celle-ci. C’est donc à la fois, indissociablement, aux scientifiques et aux philosophes que s’adresse ce livre. Le point fondamental mis en évidence par l’auteur est que l’objet n’est pas le format adéquat à la complexité. Il ne sert à rien, de ce point de vue, de compliquer à l’envi les formes d’objets. Un objet compliqué reste un objet, et comme tel, épistémologiquement simple : possible corrélat d’un acte de l’esprit, si abstrait et stratifié puisse s’avérer celui-ci. Plutôt que de céder aux sirènes d’une ontologie ou méta-ontologie (qui serait l’ontologie continuée par d’autres moyens, jouant l’objet en prolongement de l’être) néo-meinongienne, Fausto Fraisopi tire au contraire comme conséquence de la révolution de la complexité la nécessité de rompre avec le cadre de ce que les modernes ont appelé « ontologie » précisément en tant que doctrine de l’objet. Je pense que, sur ce point décisif, il a profondément raison : il est impossible de faire rentrer le réellement complexe dans un tel lit de Procuste, non pas parce qu’il serait intrinsèquement trop petit ou trop grand pour cela – l’ontologie sait étendre ou amputer adéquatement ce qu’elle veut mesurer – mais tout simplement parce que cela n’a pas de sens. Situer quelque chose dans le cadastre de l’ontologie, c’est en effet, essentiellement, le mettre à plat. Or le complexe, définitionnellement, est ce qui ne peut se mettre à plat. Telle est l’intuition qui guide l’ensemble de la construction, elle-même complexe, proposée par l’auteur. Aborder le problème de la complexité, ce n’est pas déployer une feuille supplémentaire – peut-être plus épaisse que les précédentes – de l’histoire naturelle des objets, enrichir le catalogue, mais inévitablement sortir de l’activité qui consiste à cataloguer. Je ne pense pas être infidèle à la pensée de Fausto Fraisopi en la résumant dans les termes suivants : le complexe ne se représente pas, il se modélise. C’est que, contrairement à ce qui se passe dans le cas du « représenté » classique, la façon que le complexe a d’être « représenté » est partie intégrante de sa constitution et donc il ne peut jamais être représenté sans reste. Encore une fois, c’est là une définition. C’est donc un être en abyme que nous présente Fausto Fraisopi, un être creusé intérieurement par la distance de la représentation en tant que, toujours, représentation partielle. Le bénéfice théorique qu’il attend de la notion de modèle est de pouvoir penser un tel étagement. Ainsi la stratégie déployée consiste à déplacer la complexité du plan de l’objet, tel qu’il se donne sous un « horizon » et peut être « compris » et « embrassé » par un sujet connaissant, vers l’espace dans lequel la subjectivité est toujours primordialement dépassée par les liens noués avec le monde par les divers dispositifs qu’elle utilise pour le connaître. La théorie de la complexité, en d’autres termes, se caractériserait, selon l’analyse proposée, par une forme d’imbrication intrinsèque entre théorie et méta-théorie. Non pas du tout qu’une telle théorie ne soit que méta-théorie, en un sens restrictif (donc pas une vraie théorie). C’est plutôt, faudrait-il dire, qu’il s’agit d’une théorie qui ne peut être expurgée de sa propre méta-théorie, en d’autres termes dont la dimension théorique est manifeste et fait partie de son propre contenu. La force de la notion de modèle, en ce sens, c’est d’être purement théorique, de s’exposer comme théorique et par là-même comme assujettie à la finitude intrinsèque de la théorie, au-delà des fantasmes de transparence de la conscience collée à son objet. En ce sens le modèle nous décolle de la douillette immanence de la compréhension telle qu’elle s’effectue sous la certitude d’un horizon ou d’un contexte donnés. Il met en abyme la finitude et la relativité de notre savoir, qui n’y sont pas des objections, mais sont ses conditions. C’est vers une telle épistémologie de la complexité de la connaissance, et non plus de l’objet, que nous entraînent, nous semble-t-il, les réflexions de Fausto Fraisopi. Dans un tel contexte théorique, la référence phénoménologique, qui demeure  fondamentale dans l’ouvrage, étonnera tout d’abord. On ne sera pas surpris que celle-ci ait pu d’abord servir à capturer la complexité morphologique du réel : c’est là un geste très classique. Cependant l’affirmation à laquelle parvient l’auteur qui, si nous l’avons bien compris, tend à suggérer en définitive que le champ phénoménal de la complexité est constitué par les modèles eux-mêmes, est plus difficile à entendre, d’un point de vue phénoménologique traditionnel. Car dire que nous n’avons plus rien d’autre à dire des « choses mêmes » que leur « modèle », n’est-ce pas clairement rompre avec toute logique de la phénoménalité ? et, comme le souligne l’auteur lui-même, avec le concept de « chose » ? En d’autres termes, une théorie qui se représente elle-même, c’est-à-dire qui s’installe dans une forme de distance, de décalage constitutif par rapport à elle-même, peut-elle encore être phénoménologique ? Ou alors, n’est-ce pas à dire que, en dernier ressort, la phénoménologie n’appelle pas toujours une phénoménologie de la phénoménologie ? Ainsi, on retrouverait dans la constitution même du discours phénoménologique – et non seulement dans la forme particulière de ce qui serait supposé être son type d’objets électifs – la signature de la complexité. Telles sont les questions passionnantes, entre d’autres, que soulève la lecture de ce livre.

Jocelyn Benoist Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Archives Husserl de Paris