La démocratie post totalitaire

Note de lecture par LERBET Georges (†)

Dans ce travail descriptif et critique, sensible aux préoccupation paradigmatiques en train  d’advenir, il semble que l’ébauche de modélisation qui touche à l’autoréférence et à l’autonomie soit intéressante, même si ces concepts auraient mérité d’être plus différenciés afin d’être reliés[1]. En effet, on sait que dans l’autoréférence s’enchevêtrent des niveaux de dépendance de l’individu envers lui-même. Cela le rend en partie aveugle à ce qui lui sert de référents internes même et d’autant plus qu’il peut les prolonger indéfiniment de façon ouverte en « creusant » des mises en rapports qui tendent vers une vacuité, une potentialisation, des valeurs qui le concernent en propre.

Cette autoréférenciation n’est pas à confondre avec l’autonomie de ce même individu. Invisible de l’extérieur mais ressentie par lui, elle est le résultat  des interactions entre ce qui procède de ses rapports avec ce qui lui est extérieur (environnement, société, institutions, autrui, c’est-à-dire  hétéroréférencé) et ce qui procède de strictement de lui-même : précisément ce qui autoréférencé.

De cela, il ressort concrètement - et compte-tenu particulièrement des travaux de Von Foerster, que, pris dans les hétéroréférenciations, les cadres (institutions) sont vécus par l’individu de façon « méta » relativement à lui. Tout se passe alors comme si, à ses yeux, il se trouvait dans un (ou des) système(s) extérieur(s) susceptibles de se boucler sur eux-mêmes[2] selon une autoréférenciation qui l’inclurait et qui serait d’un autre ordre que celle qui lui est propre. Cela étant, comme il ne parvient pas, par construction, à se dévoiler complètement à lui-même, il conjecture aisément, mais à tort, que d’éventuels systèmes plus riches que lui existent et lui sont opaques[3] car ils sont supposés être dotés de points fixes aveugles différents[4]. De plus, les liens avec autrui lui semblent si remplis et si vastes qu’il ressent une dépendance à leur endroit. Tout cela aboutit à que ces phénomènes ressentis prennent dans son esprit valeur de déterminisme au point qu’il peut se sentir ne devenir qu’un simple pion dans la société.

Une telle induction partant du point de vue individuel et portant sur un supposé collectif analogue est trompeuse. Elle nous paraît fonctionner comme un véritable transfert illusoire de l’individuel ressenti vers le collectif supposé et structuré à l’identique. C’est sur la base de ce transfert dont cet ouvrage décrit avec pertinence la variation des conséquences fâcheuses, que l’on peut éclairer les dangers de la croyance en une autoréférence du collectif[5].

Un bon exemple des effets pervers liés à la croyance en ce transfert, consiste à rechercher une même transparence légitime dans le corps social pour des raisons légales dans « une démocratie accomplie où la parole circulerait sans obstacle » (p.84) et celle, illusoire, de l’individu au sein d’insitutions comme l’école ou l’entreprise[6]. L’usage abusif de l’idée de compétence, de construction « obligée » de son propre projet[7], va dans la même direction. De plus, comme le souligne Le Goff, (p.50), si « on peut y voir un écho affaibli du parti pris de scientificité lié au positivisme et au scientisme », « on réduit l’être humain à une somme de comportements élémentaires ». On en vient précisément à réduire l’homme à une boite noire dont tout le jeu de la science consisterait à la rendre transparente ; ce qui, paradoxalement, détruit le discours sur l’épanouissement de l’autonomie.

Plus généralement et de façon réciproque, l’implicite reconnaissance d’une vacuité autoréférentielle de l’individu, source d’incomplétude, est souvent transférée sur un sentiment de vacuité sociale qui produit une société du vide.

Le sentiment vécu par l’homme de son impuissance à tout dire en raison du sens incomplet qu’il véhicule et qu’il exprime, se retrouve dans une insignifiance collective[8]. Le médium y devient le message, comme si le contenu attractif vide « qui contient en contraignant », devenait une forme creuse.

D’un point de vue plus psychosocial, il n’est pas douteux que la même incomplétude autoréférente des individus - qui est source de sentiment de solitude -, renvoie à celui d’une « égalité » implicite. Cela fonde, pour une bonne part,  l’individualisme et le vécu de relations euphémisées chez des individus politiquement et socialement « corrects » mais inauthentiques.

Conjointement, ces insuffisances sociales cohabitent avec le sentiment du pouvoir partiel propre à chacun sur lui-même. Ce sentiment s’accommode assez bien de celui de l’impuissance des institutions et du nivellement des valeurs[9]. Il rend ambiguë l’absence de hiérarchie[10]. Sorte de « point aveugle des démocraties », lié à la crainte du totalitarisme ,il les rend incapables d’affirmer clairement l’interdit et l’autorité[11].

Il semble donc que l’on puisse lire la vie démocratique comme un rapport au totalitarisme qui est selon les moments en plein ou en creux. D’où il ressort une lecture binaire et dramatique du monde avec rejet du tragique ou son effacement lié à celui du refus de prendre en compte ce qui fonde l’individu quand n’est pas négligé ce qui le met en relation avec lui-même.

Faute de savoir construire et assumer les recadrages envisagés, la plus grande pente des évolutions est celle de la stabilisation conservatrice de états des systèmes. On pense au mieux  des « changements 1 » et on les met en œuvre par une barbarie douce[12]. Cela étant, on assume peu les changements propres une démocratie authentique laquelle implique l’instable et les prises d’un risque de catastrophes toujours possibles (les totalitarismes), afin de mieux les éviter. Concrètement, la voie habituelle pour les éviter se cantonne donc à la pratique du même par le déplacement des uniformités vers l’insignifiance qui est une façon magique de  masquer en douceur de la violence à gérer. Volià qui suscite névroses et dépressions[13] avec inaction de la pensée décidante à défaut assumer le dépassement des transferts latents que j’ai évoqués. Car, on le sait bien et Jean-Pierre Le Goff en est convaincu, la dignité de l’homme debout face à son destin singulier n’est pas transférable.

En définitive, ce bel ouvrage est un plaidoyer[14] éclairant pour dénicher les pièges tendus à l’humanisme pour qui l’homme existe par lui-même dans/par/pour le collectif, sans s’y réduire à l’état d’acteur-objet asservi.

Georges LERBET


1-JPLG associe ces deux concepts en adjectivant le second (" autonomie autor?rentielle "). Cela le conduit, me semble-t-il, ?e pas accorder d'importance ?eur interaction, l'autonomie s'inscrivant alors sur le seul versant solipsiste de l'individu. C'est ce qui appara?quand l'auteur ?it que " (l)a suspicion vis-?is de toute autorit?t de tout pouvoir, la vision noire de l'histoire et des soci?s modernes s'accompagnent d'une revendication d'autonomie autor?rentielle, sans ancrage historique ni vis-?is institutionnel " (p.96). En fait, ce dont il est question ici, correspond surtout ?a " revendication " d'un narcissisme de tendance autistique ?ocation ?a fois opposante et isolante. 2-Cet aveuglement suppos?orrespond ?n transfert abusif et " aveuglant " de soi ?'autres domaines. Le Goff y fait implicitement allusion quand il ?it (p.186) que " (l)'id?ogie lib?le et le discours de la modernisation ne sont (...) pas porteurs d'un nouveau totalitarisme (...). Leur succ?est plut??lateur d'un vide des soci?s d?cratiques europ?nes qui doutent profond?nt d'elles-m?s (...) ". 3-Telle peut ?e l'illusion v?e envers la t?vision. Fort justement, Le Goff ?it ?e sujet (p.177) que " la r?ption massive et continue d'informations (...) (aboutit ?une vision morcel?de la soci? et du monde qu'il para?impossible et vain de pr?ndre ordonner. Dans cette logique de l'informe, la suggestion porte moins sur telle ou telle id?particuli? que le t?spectateur serait inconsciemment amen? reprendre ?on compte, que sur image ?at?de la soci? et du monde qu'il est vain de chercher ?omprendre et ?lus forte raison ?ransformer ". 4-La raison essentielle de ces confusions semble tenir ?'oubli que les points fixes aveugles autor?rentiels ne peuvent ?e que de l'ordre des syst?s vivants (bio-cognitifs). Une institution n'a pas de vie propre. Elle est relative ?eux qui la g?nt. De plus, elle ne poss? pas de capacit?e pilotage autonome. Elle n'a pas de niveau hi?rchique si riche qu'elle puisse gouverner le reste du syst? qu'elle contient. Il lui manque aussi une capacit?articuli? d'autor?renciation pour inventer un sens propre. 5-" Pour affronter une r?it?ouvante, on a besoin de concepts stables. Pour affronter une r?it?omplexe, on a besoin d'id? simples ", rappelle judicieusement Le Goff (p.197) en citant Jean-Marie Domenach. Il nous semble que celle de transfert avanc?ici puisse r?ndre en partie ?e besoin. 6-On relira ?e propos, La barbarie douce du m? JPLG. 7-Cf. plus particuli?ment p.50 : " Il ne s'agit ni de promettre le bonheur ni de transformer la nature humaine, mais d'?luer et d'am?orer au mieux ses comp?nces et ses performances en vue de l'"adaptabilit?et de l'"employabilit?de chacun ". 8-"Les ph?m?s contemporains auxquels nous sommes confront? ?it Le Goff (p.84), renvoient ?on sens ?n processus plus fondamental d'insignifiance et de d?aison " ; ce qui l'am? ?jouter apr?C.Lefort (ibid.), " L'implication du sujet dans un tel discours mine les rep?s pour d?ttre et a