LA
LISTERIA
ET LE MICROBIOLOGISTE

05/03/2000

 

Parmi les nombreux articles produits dans la presse durant ces deux derniers mois à propos de la listériose, celui de Jean-Louis Gaillard ("Listeria et l'hystériose",Le Monde du 21 Janvier) est significatif de la pensée unique qui sévit et s'impose dans l'establishment médical qui se veut "scientifique".

Dès l'introduction, le ton est donné : celui de la condescendance, sinon du mépris, à l'égard du vil consommateur au "poil sensible", friand de malbouffe médiatique mais habité par des craintes forcément irrationnelles...

D'entrée de jeu, l'auteur récuse quasiment les "cas épidémiques" (qu'on n'a pas pu juguler) au motif qu'ils exercent un "effet de loupe" par rapport aux cas sporadiques, qu'on a réussi à faire diminuer. Comme si les uns et les autres n'appartenaient pas à une même réalité ! Et quelle est donc cette réalité ? Elle n'est pas seulement liée à la présence d'une espèce bactérienne donnée, Listeria monocytogenes, dont on a bien vu que la pathogénicité dépend de multiples facteurs qui lui sont extérieurs. Quand on industrialise des recettes de fabrication d'aliments mises au point en milieu familial ou artisanal, quand on passe du kilogramme à des milliers de tonnes en chaîne continue, ce n'est pas un simple effet d'optique qui se produit, mais c'est un formidable effet d'amplification bien réel qui s'est réalisé en fin de cycle, même s'il est difficile, voire impossible, d'en mesurer tous les paramètres. Les fameux "facteurs d'échelle" qui augmentent si généreusement la productivité et les bénéfices n'ont aucune raison de limiter leurs capacités "systémiques" à ce qui comble nos attentes.

A cette question, l'expert en microbiologie, sûr de sa science et de la maîtrise qu'elle lui confère, a une réponse toute prête : c'est une simple question de "normes", qu'il faut rendre encore plus drastiques, et faire tendre vers l'utopie du "zéro Listeria". Car il reconnaît qu'au cours des diverses tribulations d'un produit, son taux "peut être multiplié par 10, 100, 1000, voire plus...". Eh bien, même cet éclair de lucidité est lesté chez notre auteur d'une erreur épistémologique majeure : les processus conduisant des 2 ou 3 Listeria résiduelles, qui échapperont toujours à toutes les désinfections, à une charge bactérienne dangereuse pour certains sujets ne peuvent s'exprimer par un simple coefficient multiplicatif. Dans l'environnement infiniment complexe, dans l'espace et dans le temps, où se trouve ainsi placée la bactérie, la "dynamique" de sa reproduction et de sa propagation est très certainement "non linéaire", c'est-à-dire une situation où l'effet devient incommensurable avec la cause. Quelque chose qui ne serait pas sans anologie avec certains phénomènes météorologiques vulgarisés dans l'effet dit "aile de papillon" qui génère un cyclone, sans qu'il soit nécessaire d'invoquer une quelconque "génération spontanée"... Selon cette perspective, et compte tenu de ce que dit justement l'auteur sur ce qui limite spontanément le développement des bactéries dans un environnement naturel, on ne voit pas pourquoi le fait "qu'un luxe de précautions fasse le lit des Listeria" est pour lui un paradoxe. C'est la suggestion de Michel Catteau, de l'Institut Pasteur de Lille, qui prend toute sa pertinence : plutôt que de s'obnubiler sur les normes, il vaudrait mieux s'appliquer à restaurer dans les ateliers de fabrication une "écologie protégée", en favorisant les flores commensales inoffensives pour qu'elles occupent le terrain en permanence et empêchent ainsi les bactéries nocives de proliférer.

J'accorde au microbiologiste orthodoxe que les acteurs pris individuellement, au cours des différentes séquences de fabrication, sont presque toujours irréprochables. Les défaillances et les mauvaises surprises affectent le système industriel pris dans son ensemble en tant que tel, parce qu'il a inévitablement les propriétés d'un "système". Ainsi, dans les usines touchées par la Listeria, la propreté est telle "qu'on pourrait manger par terre", mais cette propreté des surfaces ne suffit plus pour empêcher la bactérie de proliférer épisodiquement. Et c'est ce qu'il faut objecter fermement à Jean-Louis Gaillard. Ce qui se passe dans une usine productiviste est sans commune mesure avec la simple juxtaposition d'un grand nombre de cuisines familiales, ou de boîtes de Petri...

Comme il ne nous vient pas à l'idée de douter du respect rigoureux des protocoles que s'imposent les personnels hospitaliers (auxquels s'efforcent de ressembler ceux de l'agro-alimentaire, de façon quasi caricaturale...). On est bien loin de l'époque où Semmelweis ne parvenait pas à dissuader ses confrères de continuer à disséquer leur cadavre entre deux accouchements, sans se laver les mains ! Et pourtant les maladies dites "nosocomiales" sévissent dans certains établissements (la Clinique du Dos, et d'autres), et font toujours de nombreuses victimes. Ne serait-ce pas là aussi la conséquence d'une forme "d'industrialisation" des actes et des soins dans notre "système de santé" ?

A propos de la listériose, on a beaucoup incriminé la fameuse "chaîne du froid", qui ne tolère aucune rupture (Le Monde, 3 mars). Et on en a méticuleusement vérifié toutes les étapes, "depuis l'usine jusqu'aux rayons réfrigérés des magasins" (Le Monde, 27 janvier). Mais de là, on saute... directement dans le réfrigérateur du consommateur, qui ne serait pas à température assez basse, même au beau milieu de l'hiver ! De sorte qu'on fait l'impasse sur le fait qu'en France, l'immense majorité des dits magasins sont des "grandes surfaces", qui maîtrisent parfaitement les "méthodes modernes de distribution". Lesquelles consistent à maintenir les clients le plus longtemps possible à l'intérieur du magasin, y compris dans des zones confortablement chauffées alors qu'ils ont déjà dans leur chariot des produits qui devraient continuer à être réfrigérés. Et les files d'attente complaisamment entretenues aux caisses n'arrangent pas la situation, d'autant plus que les articles et les produits sont précipités les uns contre les autres, rassemblés à la hâte et sans précautions : le pot de fleurs peut se déverser sur le fromage, ou les pommes de terre venir écraser la tranche de pâté... Les dégâts occasionnés par les nombreuses palpations et manipulations font ainsi le lit de multiples "contaminations croisées" tout au long du parcours compliqué et laborieux qui mène les produits des rayons du magasin au réfrigérateur des consommateurs. Tout le temps et les conditions qu'il faut pour que les Listeria se multiplient à leur aise dans ce maillon faible de la chaîne. Des recommandations simples mais précises s'imposent donc, qui devraient s'afficher en grosses lettres au-dessus des linéaires et des gondoles des supermarchés : se munir de sacs isothermes pour les produits réfrigérés, qu'il faut prendre seulement en fin de parcours, et ensuite rentrer chez soi au plus vite, tout en restant vigilant sur les conditions du transfert. Mais aucun contrôle ne sera fait sur les pratiques commerciales, aucune consigne ne sera donnée, qui pourraient gêner un tant soit peu la stratégie toute puissante des géants de la distribution.

Dans les "pays riches, gavés, sans autre ressort que le consumérisme à outrance" dont parle Jean-Louis Gaillard et qui, selon lui, s'offriraient le luxe superflu du principe de précaution, les gens sont abandonnés aux sirènes du marketing à outrance de la grande distribution. Pourtant, on ne peut s'empêcher de penser qu'une infection comme la listériose peut être associée, même si c'est encore à bas bruit, à l'industrialisation du commerce des denrées alimentaires, comme l'a été la tuberculose à l'essor de la société industrielle du siècle dernier. Et la même question lancinante se repose alors : suffit-il de verrouiller énergiquement la porte du microbiologique si la maladie peut entrer massivement par la fenêtre du social ?

Les scientifiques avertis ont pourtant renoncé à la plupart des utopies éradicatrices de la médecine triomphaliste. Ils ont l'humilité de reconnaître que les microbes sont plus malins que les microbiologistes, car ils partagent l'intelligence de la vie, qui reste plus vaste que celle de la science... Mais, alors que l'origine de la contamination n'a pas pu être identifiée, des experts reconnus sont sereins et affirment sans hésiter : mangez, consommez tranquilles, bonnes gens, il ne manque pas un bouton de guêtre à l'armée pastorienne et institutionnelle qui affronte la listériose !

 

Maurice PASDELOUP

enseignant la chimie physique à l'université Paul-Sabatier, et l'histoire des sciences et l'épistémologie au Centre d'initiation à l'enseignement supérieur (C.I.E.S.) de Toulouse

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