Rencontres MCX, " Pragmatique et complexité ",
17 et 18 juin 1999, Salle Carnot, intervention de Patricia Signorile, session 18 A-M.4, 18 juin


Episteme et Poïésis, en projet...:
ou
l’esprit de laboratoire dans les Cahiers de Paul Valéry

 


" ...Tout est en présence, tout en échanges mutuels et modifications réciproques "
Paul Valéry, Cahiers, ed. C.N.R.S., Vol. XIII, p. 273

Paul Valéry (1871-1945), dans ses Cahiers, s’exerce à une théorie expérimentale de la signification - théorie passée inaperçue en son temps et encore à l’heure actuelle incomprise - fondée sur le critère de l’utilité. Il propose une vision " contextualisée " et instrumentale de la pensée soit " L’intelligence (qui) consiste à avoir conscience de variables - à les définir- à envisager leurs changements possibles " (XV, 624).
En effet, les moyens ne doivent pas être pris pour des fins : " c’est là le vice de la logique et de la méditation, qui prend pour définitifs les événements transitoires de l’esprit " (1901, II, 90). " La connaissance est donc au figuré cinétique " et se situe par rapport à mille coordonnées virtuelles, la réalité n’étant en son fond que " ce qui est capable d’une infinité de rôles, d’interprétations, de points de vue " (1914, V, 260).


En quoi les Cahiers relèvent-ils de l’esprit de laboratoire ?

Les Cahiers déploient au fil du temps des méthodes de mise à l’épreuve et de vérification qui caractérisent l’esprit de laboratoire soit une intelligence qui organise un savoir en s’organisant elle-même. Les trois questions : comment l'esprit fonctionne-t-il ? Comment pense-t-il ? Et comment crée-t-il ? (...) se situent nécessairement au centre de ses questions .

Pour ce penseur " non-académique " la philosophie, la science ou la métaphysique ne contiennent pas de vérité absolue. " Pensée et Action " se rejoignent sur la page blanche des Cahiers et créent de nouveaux paradigmes dans un espace scripturaire " utilitaire ".

Alors, comme l’a écrit Jean-Louis Le Moigne " le système observant se construit en permanence dans et par l’interaction du sujet observateur-modélisateur et du phénomène observé et donc expérimenté. Au postulat d’objectivité se substitue un postulat de projectivité "
(Jean-Louis Le Moigne, in Le Constructivisme, tome I, Des fondements, ESF édition, 1994, pp. 122-123 ).



Dès lors, en quoi consiste la recherche valéryenne?


Le projet de Valéry consiste à construire une méthode susceptible de rendre compte du fonctionnement de l’esprit par la connaissance d’un nombre fini de phénomènes susceptibles de transformations. Fondé sur le désir de comprendre les variations de la vie mentale ­ la "self-variance" ­ et sur la volonté de mettre à jour la combinatoire qui permettrait d’en rendre compte tout en maintenant la cohésion de ce que Valéry appelle CEM ­ l’interaction du Corps, de l’Esprit et du Monde ­, la méthode fait successivement appel à des modèles empruntés aux mathématiques - pour lui science pour lui avant tout des rapports (la topologie, les groupes, la probabilité) -, et à la physique (la thermodynamique, l’électromagnétisme, plus tard la relativité). Elle témoigne d’une volonté de représentation plutôt que d’explication.
D’abord, Valéry expertise les problèmes philosophiques dont l’énonciation semble contenir à l’avance une réponse claire et indubitable : l'espace, le temps, le moi, la perception, le fonctionnement de l'esprit.... Réponse que Valéry entreprend aussitôt de révoquer en doute., comme Descartes mais avec cette différence que, chez Valéry comme chez Wittgenstein, toutes les questions seront révoquées en doute et aucune d’entre elles ne sera vraiment résolue. En d’autres termes c’est l’évidence elle-même, critère de vérité d’Aristote à Descartes, qui ne trouve plus place dans le giron philosophique.
Ensuite, Valéry fait preuve de défiance à l’égard du langage, impuissant selon lui à dire au plus près de sa vérité un réel dont on ne peut avoir qu’une connaissance sensible et singulière. " Nous en sommes vis à vis du langage , comme un géomètre de l’âge de pierre qui se désespère devant les formes naturelles ou visibles et qui ne soupçonne pas qu’il faut forger et non subir... " (1902, II, 583).

La démarche de Valéry ressemble à celle du mathématicien. Il fait varier les paramètres, effectue des passages à la limite, invente des situations idéales ou impossibles, recherche des contre-exemples, réduit des hypothèses à l’absurde....
Cette affinité avec le raisonnement logique ou mathématique est ici au service de la philosophie, de la lutte philosophique contre les fausses évidences. Car il n’est pas d’évidence qui ne soit soutenue (ou plus précisément composée) par un langage qui l’exprime ; et ce langage fait toujours problème, au point que toute vérité ainsi énoncée doit être soit éliminée, soit fragilisée parce que mesurée au langage qui a permis son élaboration. Il existe autant de sens qu’il y a de vérités exprimables et de propositions pour les énoncer et " la langue des philosophes est une langue déjà déformée comme par des souliers trop petits " (Remarques mêlées, p. 53,1941). Le but ultime de la recherche devient alors cette œuvre, où les transformations des pensées
paraîtraient plus importantes que toute pensée, et Valéry entend la recherche comme un processus de vie mis en œuvre par le chercheur.



Méthode

La méthode réaliste que préconise Valéry consiste à tâtonner, puisque " c’est chercher en général ­ l’objet est bien déterminé mais la route ne l’est pas ­ l’objet ne me guide pas d’avance mais après " (IV, 229).
Le tâtonnement est le fondement de la recherche. Valéry expérimente et exprime ainsi la loi intime de tout travail intellectuel, qui fait passer celui qui s’y exerce, de l’individuel à l’universel, du désordre à l’ordre, de la difficulté à l’enthousiasme. Dans les Cahiers, il organise un champ expérimental en perception directe, dont toutes les valeurs confondues dessinent, par le jeu de l’esprit sur la page blanche, un réseau, " l’illusion d’une tapisserie vaste et variée " (‘. I, Variété, Au sujet d’Adonis, p. 475) .
" Elle est faite d’une quantité infinie de brèves tentatives " (XVI, 237) laissant à titre posthume une considérable " élaboration de l’esprit et de ses mouvements virtuels " (VII, 268).

Dans les Cahiers, Valéry initie son lecteur à une expérimentation continue des idées sur le terrain du sensible et du vécu au travers du prisme de la création et, rétroactivement, apparaît comme le penseur d’un certain pragmatisme. Valéry substitue au doute cartésien, le doute réel du savant ;

à l’intuition subjective, privée, des idées claires et distinctes, la mise à l’épreuve objective, publique, des idées-hypothèses. Il fait preuve de L’esprit expérimentaliste ou l’esprit de laboratoire, comme le nomme encore Peirce, et qui définit l’esprit du pragmatisme est celui de la méthode de la science.
Effectivement, dés lors l’idée est une hypothèse, un plan d’action. Sa mise en œuvre est en même temps sa mise à l’épreuve.
La fin ici ne s’impose jamais de l’extérieur. Ce n’est pas un idéal prédéterminé à atteindre par n’importe quel moyen. La fin, l’idéal, ce sont les conséquences des moyens qui sont susceptibles d’engendrer à leur tour d’autres dispositions. C’est dans les Cahiers, laboratoire expérimental, qu’Episteme et Poïesis sont en projet.



Aspects théoriques des " Cahiers " ou Episteme et Poïesis en projet.


Les Cahiers (un corpus de 27.000 pages en 29 volumes, constitué par des feuillets et des cahiers d’écolier sur lesquels Valéry a consigné de 1894 à 1945 sa méthode), ont servi de cadre formel à une recherche fondamentale. Les protocoles internes de ce qui deviendra une méthode de la méthode proposent au lecteur un univers virtuel. C’est une des raisons pour lesquelles chaque lecteur peut y suivre une voie qui l’intéresse plus particulièrement. C’est l’une des raisons pour lesquelles Valéry est un auteur auquel l’on fait si souvent référence et dans des domaines, a priori, différents. Il est, désormais, devenu rare de lire un essai, un article... dans lequel l’auteur n’exploite pas une citation extraite de l’œuvre ou des Cahiers ! Bien sûr, Valéry mérite mieux que la courte illustration d’usage ou la référence allusive, qui trop souvent utilisée va contribuer à dénaturer l’œuvre immergée. Le lecteur contemporain des Cahiers se trouve face à une philosophie (Pour une étude approfondie de cette dimension cf. Patricia Signorile, Paul Valéry, philosophe de l’art, Vrin, 1993) qui n’est ni de boudoir ni de salon. Valéry n’est pas " un génial touche à tout " ni un dilettante !
Cet esprit universel, qui avait pour modèle Léonard de Vinci, investissait les domaines les plus divers du savoir dans une recherche synthétisant les procès de l’art et de la science.

Sa philosophie s'inscrit à l'avant-garde de bien des tendances philosophiques modernes et actuelles. Mais cet aspect de son œuvre n’a commencé à se dévoiler - et encore au sein de groupes restreints - que depuis les années 1970. Cette situation d'apparence paradoxale traduit les rapports difficiles que l’œuvre de Paul Valéry entretient avec la philosophie et les sciences humaines en général. La singularité de sa pratique se heurte à de nombreuses résistances !
En effet, l’intérêt que suscite, actuellement, Valéry n’a généralement que peu de rapport avec les questions qui ont été au centre de la méthode inscrite dans ses Cahiers, alors que l’évidence surgit à la lecture des Cahiers : Valéry a produit une des plus importantes philosophies de ce siècle en se passant presque totalement de l’histoire de la philosophie tout en reconnaissant aux grandes œuvres une véritable profondeur (Platon, Descartes, Nietszche...). Mais ironie suprême, dépecé il attend son heure et se heurte à un obstacle qui a pu faire dire à Jean-Louis Le Moigne : " la philosophie méditerranéenne de Paul Valéry est, encore, hélas, aussi peu familière que la philosophie américaine ". (Néanmoins, Judith-Robinson-Valéry et Jean-Louis Le Moigne l’ont fait sortir du panthéon littéraire ou la tradition à tendance à l'enfermer).

Le diagnostic que Valéry formule sur les origines linguistiques de nos perplexités philosophiques et les conséquences qu’il en tire concernant la façon de les traiter ont été dans l’ensemble, ignorés aussi bien par la philosophie analytique contemporaine, que par les héritiers de la tradition continentale. Par ailleurs, l'objectif principal des Cahiers réside dans la description et l'élaboration du fonctionnement de l'esprit mérite bien que l'on commente l’esprit de laboratoire en œuvre dans les Cahiers puisqu’il s’agit de décrire les diverses façons de connaître.(à partir du cas Valéry "une intelligence qui organise un savoir en s'organisant elle-même").


Si d’après la logique de la recherche selon Peirce, la conclusion d'une recherche doit être la même indépendamment du lieu et des individus qui la mènent, " car une logique juste et des méthodes correctes conduisent forcément à des conclusions identiques qui sont irréfutables ". On comprend donc qu’historiquement les recherches menées outre-Atlantique et sur le vieux continent puisent coïncider mais on ne comprend pas pourquoi l’accueil de la recherche valéryenne est aussi nuancé.



Mais d’abord existe t il vraiment un obstacle qui expliquerait la difficulté de diffusion de ces idées ?


Il existe une version des Cahiers édition en fac-similé du C.N.R.S., un corpus de 27.000 pages en 29 volumes, constitué par des feuillets et des cahiers sur lesquels Valéry a consigné de 1894 à 1945, chaque jour dès l’aube, un système de notations et de réflexions, qui lui est particulier (1957-1962). Ensuite, Il existe une édition thématique des Cahiers, en deux volumes, établie, présentée et annotée par J. Robinson, Gallimard, (1973-1974). Par ailleurs, une édition intégrale des Cahiers (1894-1914), établie, présentée et annotée sous la co-responsabilité de
N. Celeyrette-Pietri et J. Robinson-Valéry, commence à être livrée au public, dans la collection N.R.F., Gallimard, depuis 1987 (I/VI) et à laquelle je collabore.

On le voit les Cahiers sont aisément accessibles et c’est plutôt vers la maladie du cloisonnement disciplinaire qu’il faut lever les yeux pour une tentative d’explication. Pourtant, les Cahiers sont la seule œuvre que Valéry acceptait comme pleinement sienne. Par exemple dans le Cahier XV, on peut lire : " Je suis un poète qu’une grande partie des choses réputées poétiques touche peu et ennuie. Il m’est arrivé de m’en servir, mais à regret (...) " mais aussi Cf. IV, 784 : " La littérature n’a jamais été mon objet. Mais, quelquefois, écrire des modèles de pensée. Des programmes pour une imagination ou pour une relation. Des jeux de scènes psychologiques, des moyens de se représenter quelques systèmes ".



Existerait il, alors, un obstacle du à leur forme ?


Les Cahiers possèdent une cohérence différente, mais non moindre, de celle d’un livre constitué. Cet exercice privé appelé parfois " journal de mon corps ", témoigne d’une réflexion ininterrompue sur la poïétique, le langage, la philosophie, la science ­ dont on ne peut pas séparer la lecture des grands textes littéraires : l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci , Eupalinos, Monsieur Teste , La Jeune Parque ou Mon Faust.

Il apparaît alors que, sans doute possible, dans la rigueur des questions qu’elle soulève et l’éclat dominé de sa forme, cette œuvre, qui aborde et infléchit bien des genres, redéfinit les limites de l’espace littéraire et pose problème aux disciplinaires stricto sensu en la matière. A la suite de Jean-Louis Le Moigne, on ne peux que déplorer le dogmatisme de la pensée universitaire dominante, la " fermeture épistémologique de nos académies, incapable de convenir de la scientificité de la conception " valéryenne (Cf. Jean-Louis Le Moigne, Le Constructivisme, op. cit. p. 196 note 10). Dogmatisme et obscurantisme semblent vouloir fermer le second millénaire. La pensée inventive fait-elle peur ?



CONCLUSION


Ainsi, dans les Cahiers, la pensée du moyen pour construire devient le moyen de penser. Cet " art de penser " n'est pas celui de la logique déductive qui ne produit qu’une sorte de " reconnaissance platonicienne " mais celui qu'exprime l'exercice de " la découverte dans le construire ", de la raison s'exerçant " à transformer, à distinguer et à évaluer ", téléologiquement, des systèmes de symboles.Cette démarche vise à rendre compte de l’activité de conception. A ce titre, elle se rattache aux " nouvelles sciences " (sciences de la cognition, systémique, sciences de l’action) dont l’objectif est " de saisir la complexité des activités de connaissance et de création ". En interrogeant successivement toutes les modalités d’être du vivant à travers l’écriture, Valéry a, dans les Cahiers, noté le système des systèmes, par variations, changements de référentiels, traductions. Le lecteur attentif des Cahiers est alors face à ce que Jean-Louis Le Moigne a dénommé le constructivisme valéryen ( Cf. J.-L Le Moigne, Le constructivisme, Tome 1, Des fondements, p. 149, " La forme canonique du système général ".
- Le phénomène perçu ou conçu complexe auquel on s’intéresse est représenté comme et par un système général.
- Le système général est un artefact conceptuel exprimant l’autonomie intelligible d’action complexe entendue par la conjonction de deux conjonctions conceptuelles.
- La conjonction d’un complexe de projet (téléologie) s’exerçant dans un contexte (environnement)
- et la conjonction d’un complexe perçu fonctionnant (synchronique) et se transformant (diachronique).
- Conjonctions insécables : la représentation d’un des termes appelle la représentation des autres. Modéliser un acte appelle la modélisation de sa trace et réciproquement.).
Valéry nous apprend, en un mot, à ne plus opposer les principes instaurant l’art, la science et la connaissance. Il nous montre, plutôt, comment " ne plus considérer la connaissance comme la recherche de la représentation iconique d’une réalité ontologique,(...). La connaissance devient alors quelque chose que l’organisme construit dans le but de créer un ordre dans le flux de l’expérience " (E. Von Glaserfeld, L’invention de la réalité, P. Watzlawick, (1981-1985), p. 41, citation relevée par Jean-Louis Lemoigne, op.cit., p. 162.). Le concept même de rationalité est réinterprété. Il ne s’agit plus d’une rationalité méthodologique, analytique, centrée sur la structure conceptuelle et propositionnelle des sciences, mais d’une rationalité comportementale, instrumentalisée sur l’adaptation à des "situations-problèmes".


Alors, la connaissance prend le sens d’une production fondée. D’une part capable d’assurer ses propres bases, et d’autre part nouvelle, c’est-à-dire apte à découvrir d’elle-même des vérités dans le mouvement de son propre exercice.