LA RELATIVITE DANS TOUS SES ETATS

Note de lecture par BOUDON Philippe

Principe de relativité et principe de relativisme.

         La théorie de la relativité est certes une théorie physique. Mais l'ouvrage de Laurent Nottale, La relativité dans tous ses états, montre bien qu'il faut y voir un "principe philosophique". Se pose alors la question d'une possible extension de son domaine d'application au delà de la physique. « Laurent Nottale suggère d'envisager les effets quantiques comme la manifestation d'une relativité étendue aux changements d'échelle », nous rappelle son éditeur.

La question se pose d'autant plus à l'architecturologie pour laquelle l'échelle tient en architecture  une place centrale et que l'auteur de l'ouvrage propose une relativité d'échelle.  En prenant appui sur le pragmatisme, on met ici en regard un principe de relativité et  un principe de relativisme, moins dissociables qu'on pourrait le penser.

Mais faut-il être à cheval sur les principes ?

         Le principe de relativité d’échelle, conforme au principe de relativité, a été posé par Laurent Nottale à des fins qui sont celles du physicien. Le béotien que je suis, dépourvu de compétence dans le domaine de la physique, peut cependant lire cet ouvrage d’une extrême clarté avec un grand intérêt, surtout s’il est lui-même tracassé par les questions d’échelle et tenter de dire ici ce qu’il en reçoit. Dans la perspective philosophique pragmatiste qui est à l’ordre du jour chez les tenants de la complexité, je m’interrogerai sur l’utilité éventuelle d’un principe forgé pour la physique au regard d’intérêts portés vers d’autres domaines, en l’occurrence l’architecture.

         Je rappelle d’un mot que j’ai posé comme principe, pour une connaissance de l’architecture, la distinction entre espace architectural et espace géométrique, et postulé que l’échelle était le lieu de la différence - à réfléchir - entre ces deux espaces. En d’autres termes, il s’agissait de formuler un programme qui fût celui d’une architecturologie. C’est pourquoi je me suis attaché à examiner la polysémie du terme « échelle » au point, d’ailleurs, de déclarer que l’échelle en soi n’existe pas, tant sont variables les pertinences que le terme peut recouvrir : j’ai alors défini l’échelle comme « pertinence de la mesure », laquelle est variable. D’où la multiplicité des échelles architecturologiques. Tout ceci explique l’intérêt que présente pour l’architecturologue que je suis un ouvrage comme celui de Laurent Nottale, en même temps que la nature pragmatique de la réflexion qu’il entraîne.

         L’auteur déclare que « La Relativité d’échelle consiste …  à ajouter une variable caractérisant l'état du système de coordonnées qui est l'échelle de ce système. Jusqu'à aujourd'hui, faire des mesures dans un système de coordonnées à une échelle de 10 cm et le faire dans un système de coordonnées à l'échelle de 1 angström n'était pas considéré comme un changement de système de coordonnées. Or dans le premier cas, on se trouve dans un système classique et dans le second dans un système quantique. » Dans l’entretien auquel il participe avec Jean-Paul Baquiast1, celui-ci dit comprendre comme suit le propos de Laurent Nottale avec des mots qui offrent peut-être la meilleure façon de résumer ici, pour autant que possible, la théorie de la relativité d’échelle de l’auteur : « Je comprends que pour vous, il faut appliquer la relativité à toutes les échelles, mais d'une façon qui tienne compte précisément de l'échelle ». Ce que Laurent Nottale approuve et explicite ainsi : « À la base de ma démarche est l'idée que l'échelle caractérise le système de coordonnées tout autant que les autres variables et que des physiques qui paraissent différentes à des échelles différentes pourraient être des manifestations d'une même physique plus profonde.» Deux citations qui sont à mes yeux de nature à entraîner une stimulante ambiguïté entre 1) prendre en compte des différences d’échelles et 2) unifier les différences d’échelle sous « une même physique ». La théorie de la relativité permet au physicien d’entreprendre une telle unification dont le principe dynamique, heuristique et philosophique caractérise l’avancée de la physique.

       Une des difficultés qu’entraîne le mot « relativité » (qu’Einstein a lui-même, je crois, regretté par la suite), c’est que le public comprend l’expression comme celle d’une sorte de relativisme alors même qu’il s’agit, pour le physicien, de tenir fermement au principe que tout est relié, ce que désigne le principe de relativité. Ainsi pourrait-on comprendre de façon ordinaire la fameuse formule « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » comme exemple d’un principe de relativité alors même que le principe de la relativité signifie justement tout le contraire. L’auteur rappelle ce contresens dans un chapitre intitulé « Relativité contre relativisme ».

       Or si l’on veut bien s’accorder ici sur une terminologie utilisant le mot « relativité » dans le sens que lui donne la physique et qu’on lui oppose le « relativisme » qui désigne la variabilité de la notion même de vérité dans un registre, disons, philosophique, se pose la question de savoir dans quelle mesure ce « principe » adopté par la physique devrait l’être ou non dans d’autres domaines, celui de l’architecturologie pour ce qui me concerne. Une alternative entre le principe de relativité et ce que j’appellerai principe de relativisme, l’autre principe, dans le fond opposé au précédent, peut être questionnée à ce titre. Et c’est ici que le recours au pragmatisme pourrait être de quelque utilité.

       D’un point de vue philosophique, William James « relativise » (pourrait-on dire) la notion de vérité lorsqu’il dit ceci : « On doit toujours préférer le vrai au faux lorsque tous deux importent dans une situation donnée, mais lorsque ce n’est pas le cas, rien ne nous oblige à préférer la vérité à l’erreur. Si vous me demandez l’heure et que je vous réponds que j’habite au 95, rue Irving, ma réponse a beau être vraie, vous ne voyez pas pourquoi je devrais vous la donner. Une  adresse erronée ferait aussi bien l’affaire. » Ce passage est essentiel pour mon propos en ce qu’il ne relativise pas outre mesure la notion de vérité, comme le ferait un relativiste effréné (s’il en existe). Car il rappelle qu’on doit préférer le vrai au faux. Pourtant il nous maintient bien dans un certain relativisme, une certaine relativité pourrait-on dire dans le langage courant mais en un sens opposé, comme je l’ai dit, à celui qui est le sien en  physique, en relativisant l’idée de vérité relativement au sens pratique de la question posée. En d’autres termes, l’extrait de William James comporterait les deux aspects à la fois d’une « relativité » de la vérité prise en un sens ordinaire - un relativisme comme je l’ai appelé plus haut - et d’une « relativité » prise au sens scientifique, n’excluant ni l’exigence de vérité qui est celle de la relativité physique, ni le relativisme philosophique de la relativité au sens vulgaire.

       Ce que pointe le pragmatiste est qu’une telle vérité peut ne pas avoir la moindre importance au regard de la question posée. Elle n’est pas pertinente. Il me semble alors que le pragmatisme permet d’accepter à la fois que la vérité ne soit pas variable et qu’elle soit cependant « relative ». Ou, en d’autres termes, qu’elle soit relative à la fois du point de vue de la relativité et du point de vue du relativisme. Une vérité relative pourrait au passage définir la pertinence. Relative à quoi ? Précisément relative à un référentiel, à un système de référence, à un cadre de référence, tous mots se caractérisant justement, quel que soit le système auquel ils renvoient, par l’expression d’une unité, l’unité du système adopté. Et cette unité est précisément ce qui permet au physicien, suivant un principe unificateur qui est principe de relativité - « Tout est relié » - d’atteindre ces certitudes qui s’opposent au « Tout est relatif » du relativisme (p 102, 103).

         Si je reviens maintenant à  ma question initiale pour l’exprimer en des termes pragmatistes, elle pourrait être formulée ainsi : « Que puis-je faire de ma lecture de l’ouvrage de Laurent Nottale, intéressé que je suis a priori par les questions d’ « échelle » : devrais-je retenir, dans le domaine qui m’intéresse et qui est celui de l’architecture, une relativité d’échelle qui maintienne ensemble les diverses échelles sous l’unité d’un principe de relativité ? ou devrais-je plutôt accepter la variabilité ? Mais on verra qu’ainsi posée la question est plus architecturale qu’architecturologique, car plus doctrinale par son aspect axiologique, que théorique.

         Que la vérité puisse changer est ce que James tient pour inacceptable pour le rationaliste : « On voit maintenant très clairement le point où rationalistes et pragmatistes divergent radicalement. L’expérience est en mutation constante, et, du point de vue psychologique, notre connaissance de la vérité l’est aussi – voilà ce que le rationaliste est prêt à admettre mais il n’ira jamais jusqu’à admettre que la réalité ou que la vérité elles-mêmes puissent changer. Selon cette théorie la vérité est déjà toute faite et achevée de toute éternité et l’accord de nos idées avec elle est cette qualité unique et inexplicable qui leur est propre et qui a déjà été soulignée ».  Le physicien n’adhérerait-il pas à un tel propos ?

       Du côté du physicien, un des principaux buts de la théorie de la relativité est, nous dit Laurent Nottale, « de déterminer quelles sont les grandeurs invariantes au cours de systèmes de coordonnées. En ce sens, la relativité consiste en fait en une recherche de l’universel à travers une analyse du relatif….Plus généralement, on recherche une unité de la description physique, qui puisse rester valable en passant d’un repère à l’autre.» Ce caractère unificateur (p. 94) du principe de la relativité est qualifié de « constructif » (p. 104). Espace et temps, matière et énergie en sont les repères les plus connus même des non spécialistes. L’objet de la relativité d’échelle est alors de procéder à une telle unification, sachant qu’actuellement les lois sont différentes – qu’il lui revient d’unifier – selon que les échelles sont petites ou grandes (étant pour les unes des lois quantiques, pour les autres des lois classiques (p. 97)). On pense plus prosaïquement ici à l’architecte unifiant sous un module la diversité des contraintes qui s’imposent à lui ou encore celles qu’il s’est imposées.

       Cette visée d’unité qui commande la démarche est encore présente dans la déclaration que « ce qui m'a paru universel est la dépendance du résultat de la mesure en fonction de l'appareil de mesure, de la résolution de l'appareil ». Elle  rejoint très précisément les questions d’échelle que l’architecturologue peut décrire et qualifie d’échelle technique lorsque l’architecte en rencontre, tant il est vrai qu’une forme architecturale doit être en adéquation d’échelle avec le système constructif qui est le sien. Dans le jargon architecturologique, une échelle technique peut concerner, plus largement que les contraintes d’échelle technique, par exemple, les modalités de correction que l’outillage technique ou la référence technique prise en un sens très général peut amener à prendre en compte2. Mais ce n’est là qu’une des catégories d’échelles (que j’ai appelées échelles architecturologiques pour la raison qu’elles s’inscrivent dans un domaine particulier de connaissance). La variabilité de l’échelle qui intéresse le physicien suivant diverses échelles dimensionnelles, et dans laquelle il introduit le principe einsteinien de relativité, traduit bien une unité, celle d’un système de référence, ici technique. Pour autant cela n’entraîne pas nécessairement un principe de relativité des échelles architecturologiques entendues comme multiplicité possible de pertinences de la mesure. L’unité intérieure à telle ou telle échelle (quelle qu’elle soit) est une chose, la multiplicité des échelles en est une autre. Or c’est devant la tâche d’une articulation de multiplicité d’échelles que se trouve l’architecte dans l’ordre de la conception. Certes l’unification peut être le principe qu’il se donne et c’est bien souvent le cas. Mais en théorie rien n’empêche qu’il accepte l’hétérogène. Lucien Kroll ou Alvar Aalto en offriraient des exemples de manières différentes. C’est en cela que la question architecturologique n’est pas tant de choisir que de bien cerner les conditions du choix, lequel peut s’énoncer suivant une alternative entre principe de relativité et principe de relativisme tels que je les a dénommés plus haut.

       On pourrait naturellement être tenté par une analogie portée par le mot « constructif » par lequel Nottale qualifie la théorie de la relativité. L’architecte lui-même n’est-il pas à la recherche d’une unité, souvent modulaire, par laquelle il s’astreint à ce que Robert Venturi nomme « La dure obligation du tout » ? Mais ce serait prendre parti pour le principe de relativité au détriment du principe de relativisme. Or l’architecturologie n’a pas à prendre parti, mais plutôt à éclairer les alternatives entre lesquelles un parti peut être pris en vue de rendre la conception plus intelligible.

       Si tout l’ouvrage de Nottale nous confirme à juste titre dans l’importance de l’unification à laquelle tend la théorie de la relativité du côté de la physique, il n’en reste pas moins qu’un retour du lecteur aux premières pages de l’auteur n’exclut pas une version moins constructive de la relativité même si cette version est dite « implicite ». Pour Nottale, en effet, la relativité commence, en un sens, avec Copernic (p. 14). En quel sens ? en ce qu’après que Copernic ait déplacé le centre de l’univers « Tout point est également qualifié pour servir d’origine du système de coordonnées ». Je comprends alors que l’unification des diverses représentations dues à la variabilité des systèmes de coordonnées devienne en quelque sorte la tâche toujours reconduite de la théorie de la relativité. Mais ce qui est dit de Copernic qui est ainsi rangé par l’auteur lui-même sous le terme de « relativité » me  paraît soulever des questions d’autre nature. Certes « Le choix de cette origine n’est plus qu’un choix arbitraire, et n’importe quel autre choix est possible et équivalent du point de vue des lois fondamentales de la physique ». Ce qu’a fait Copernic a été de déplacer l’origine des coordonnées. Mais en même temps que la tâche d’unification assurée par la théorie de la relativité en découle naturellement (mais je parle ici en béotien) une autre tâche non moindre à mes yeux émerge, celle de choisir non plus une origine, qui ne soit plus arbitraire mais pertinente. Cela peut paraître en contradiction avec l’indifférence au système de référence qui accompagne l’idée de relativité puisque l’unité est justement assurée entre la multiplicité de ces systèmes. Le principe de relativité d’échelle est en effet défini par Nottale ainsi : « Les lois de la nature doivent être valables dans tous les systèmes de coordonnées, quel que soit leur état d’échelle ». Pourtant l’idée même de « bon repère » apparaît bien dans l’ouvrage sous la plume de l’auteur et sans qu’il y ait contradiction puisque « C’est précisément la relativité, avec son énoncé suivant lequel tous les repères sont également valables pour l’écriture des lois physiques qui permet le choix du « bon » repère » (p.107). « Bon » a dans le contexte une valeur heuristique pour Huygens dans le cadre du problème à résoudre de la loi des chocs3. Ce « bon » évoque pour moi l’« utile » du pragmatiste, ou le « commode » de Poincaré, ou encore l’« idoine » de Gonseth, ce que rassemble, dans son usage architecturologique, le terme de « pertinence ». Mais si le physicien peut ne voir là qu’un aspect second de sa démarche constructive au regard de la vérité physique qui l’intéresse d’abord, l’architecte peut en revanche  être concerné au premier chef par la pertinence, dont Jean-Louis Le Moigne fait sinon un principe, du moins un « précepte » parmi les quatre d’un nouveau discours de la méthode 4. Le principe de relativité d’échelle n’exclut donc pas un principe de relativisme qui pourrait plus justement qualifier ce qui est présent chez Copernic : un changement d’origine des coordonnées, de système de référence qui rend possible un choix. Et là où le principe de relativité a pour objet l’indifférence concernant la diversité des systèmes de références, le principe de relativisme conduirait à s’interroger sur l’utilité, la commodité, l’idonéïté, bref la pertinence de tel ou tel système de référence.

       On peut s’intéresser à l’unification relative des divers systèmes de référence, ce qui semble avoir constitué l’objet même des recherches physiques, mais on peut aussi s’intéresser au choix ouvert par la démultiplication de systèmes de référence, dans un ensemble d’espaces de référence. Ces deux « intérêts » ne paraissent pas incompatibles. Le physicien met l’accent sur l’unité, qu’il construit, tout comme l’architecte bien souvent vise lui-même cette unité. Mais aussi bien, pour le pragmatiste, le monde est-il multiple et multiples sont les espaces de référence en tant qu’ils peuvent être objet d’un choix.

       Toutes ces considérations n’auraient pas la moindre valeur s’il s’agissait de commenter sans compétence de ma part la ou les théories de la relativité. Mais l’auteur distingue bien théorie de la relativité et principe de relativité qu’il qualifie, du reste, de principe philosophique, principe heuristique et hypothèse de travail (p. 95). C’est bien le principe qui est ici en discussion, non pour sa pertinence dans le domaine scientifique de la physique qu’il n’est pas question de discuter ici, on l’aura compris, mais sur le principe philosophique et son adéquation pragmatique au domaine de l’architecture entendu comme domaine pour la connaissance.

Philippe Boudon

14/12/2007.


[1] L'astrophysicien Laurent Nottale nous parle de la Relativité d'Echelle

par Jean-Paul Baquiast 23/03/07 

(http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2007/80/interviewln.htm)

[2] La nécessité d’un joint de dilatation peut inciter l’architecte à faire deux bâtiments au lieu d’un : la contrainte peut induire un libre choix.

[3] « Au lien de tenter de décrire le système considéré (ici deux boules de masses différentes se frappant et repartant dans les directions avec des vitesses à déterminer) depuis le repère terrestre sur lequel roulent les boules, Huygens comprend que d’autres repères sont beaucoup mieux adaptés à cette description » (p. 107).

[4] La théorie du système général, théorie de la modélisation, Paris, PUF,  1977, éd. Mise à jour 1990) p. 43.