LE PRAGMATISME, un nouveau nom pour d'anciennes manières de penser

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

            ‘Le pragmatisme a cent ans et il est à nouveau actuel’: C’est par cette heureuse proclamation que Stéphane Madelrieux ouvre sa riche et solide Préface’ qui nous introduit à la soigneuse traduction française (due à Nathalie Ferron) de ce manifeste fondateur du Pragmatisme’ que W James publia en 1907. Car il s’agit bien d’une actualisation ou plutôt d’une retauration, W James l’avait souligné d’emblée en intitulant son livre ‘Pragmatism: A New Name for Some Old Ways of Thinking. Unemaniére de penser qui reconnait ses sources dans les oeuvres des empiristes anglais, Locke, Berkeley, et Hume. Le pragmatisme américain n’est aux yeux de James que l’empirisme anglais rendu conscient de ses principes et de sa mission critique’ ...  conscient par la médiation de CS Peirce qui n’a fait que (l’) exprimer sous la forme d’une maxime explicite’ (p.28-29).

 

            Cette longue Préface de S Madelrieux (complétée par un dense appareil de Notes) a pour nous le grand mérite de  nous inviter à lire ou relire W. James dans les contextes historiques et culturels qui ont permis le déroulement de cette ‘double hélice’ que deviennent  pour nous aujourd’hui les paradigmes qu’il entrelaça du ‘Pragmatisme (1907) et de ‘l’Empirisme Radical’ (1912, posthume): ‘James est d’abord et avant tout un philosophe empiriste .La méthode pragmatique représente l’aspect négatif ou critique de l’empirisme, dont l’aspect positif ou constructif est représenté chez lui par l’empirisme radical’. (p. 32).

            Mais cette distinction, qui va nous inciter à lire aussi la belle traduction récente des ‘Essais d’empirisme radical1, n’épuise pas la réflexion: Le pragmatisme de James “s’est montré si plein de finesse” comme il le disait lui même que nous ne saurions le résumer en une formule rapide’  ajoute aussitôt S Madelrieux. Si, sous l’inspiration de S Peirce, W James reconnaît dans le pragmatisme ‘les principes d’une méthode pour rendre les idées claires, il ne se laisse pas contraindre par ‘le postulat ontologique nécéssaire au pragmatisme comme méthode que revendiquait Peirce (p.30). Il lui faut pour cela assumer une conception du Pragmatisme entendu comme et par une théorie génétique de ce qu’on entend par vérité’ (p.12), autrement dit ‘une théorie empiriste de la vérité. (On dira plus volontiers aujourd’hui je crois: ‘une épistémologie empiriste’.) Un pragmatisme dont J Dewey dira plus tard qu’il ‘insiste sur les possibilités d’actionet non plus sur les phénoménes antécédents’, comme le faisait ‘l’empirisme historique:Ce changement de point de vue est, dans ses conséquences, presque révolutionnaireconcluait-il (p.36). 

            Conclusion que les lecteurs d’aujourd’hui feront volontiers leur, puisqu’elle ouvre enfin l’éventail de la critique épistémique, ne la réduisant plus au respects sacré des postulats purs, à jamais indémontrablesdes épistémologies positivistes et réalistes et qu’elle ne cautionne plus ‘le moralement bon par le scientifiquement vrai

            On ne peut ici déployer plus avant la présentation de ce manifeste de W James, manifeste  à la fois stimuant et plaisant à lire par la variété des images ... empiriques ... qu’il utilise pour convaincre. Les thémes de quelques autres paragraphes inciteront le lecteur pensif à s’arréter volontiers:  Humanisme et vérité, ,pragmatisme et métaphysique, pragmatisme et positivisme, Pragmatisme et pluralisme. Et le lecteur studieux trouvera dans les notes de nombreux renvois soigneusement indexés à d’autres ouvrages de W.James qui nuancent ou complétent nombre de développements exposés dans les huit Leçons’ qui charpentent le livre.

            Puis-je confesser ici que Pragmatisme et sens commun(consacré à ‘la Cinquiéme Leçon’), m’a particuliérement intéressé, sans doute parce qu’elle éclaire une autre face du concept Vicéen de Sagesse des Nations. Le lien entre les deux oeuvres, celle de G Vico, qui proposait dés 1708 une Méthode des études de notre tempsG Vico2) pour une ‘Science Nouvelle3 et celle de W James proposant ‘un nom nouveau à d’ancienne maniére de pensée’ est pourtant si tentant : En demandant aux seuls empiristes anglais du XVIII° S. une reference historique de départ, W James ne perdait-il pas la trace italienne que nous livre G Vico riche de son exceptionnelle connaissance de la formation des multimillénaires civilisations méditéranéennes? 

            Le lien si aisé à percevoir aujourdhui, un siècle après W James, entre la formation Vicéenne du paradigme des épistémologies constructivistes (‘faire pour comprendre et réciproquement ‘G Vico’), et celle du paradigme des épistémologies pragmatiques et empiriques (‘Réussir pour comprendre et réciproquement4), est trop manifeste pour que nous l’ignorions.

             L’inattention apparente à cette consanguinité épistémique entre les paradigmes épistémiques du pragmatisme, de l’empirisme et aujourd’hui du constructivisme, sera peut-être mon seul regret en achevant la solide introduction de S Madelrieux s’attachant à l’actualité du Pragmatisme selon W James cent ans aprés5.

            Le replaçant dans son ‘contexte 1907’ (‘plus et moins quinze ans’),elle ne le met pas assez dans sa ‘perspective 2007’. Lorsque nous méditons ‘le Nouvel Esprit Scientifique’ de G Bachelard, 1934, (‘faire passer la raison du pourquoi au pourquoi pas6), les introductions à ‘l’épistémologie cybernétique’ (ou ‘éco-systémique’) selon G Bateson, 1970, à ‘l’épistémologie empirique’ (ou ‘fonctionnelle’) selon HA Simon, 1969, 1990, et à l’établissement des fondations des ‘épistémologies constructivistes’ solidement campées par J Piaget, 1967, H von Foester, 1974, et E von Glasersfeld, 1974, autant que par par Edgar Morin(1977-1991) campant le ‘Paradigme epistémique de la Complexité’, nous ne pouvons pas ne pas être sensibles à cette rassurante consaguinité. N’est-il pas significatif que depuis l’ouverture de ce “Cahier des Lectures MCX” il y a 20 ans, nous ayons été collectivement attentifs aussi  aux (longtemps trop rares) textes nous permettant d’accéder aux contributions de W James, de J Dewey puis de R Rorty7 à notre ‘intelligence de la complexité’ dans les entrelacs de ses composantes pragmatiques et épistémiques.

            S. Madelrieux nous fera valoir, à juste titre qu’il ne pouvait dans cette préface déjà longue aborder aussi l’histoire de la récente re-pragmatisation’ (selon le mot de R Rorty) de la philosophie des sciences longtemps inhibée par ‘le positivisme logique’ (quel pléonasme!) et la philosophie analytique. Il conviendra sans doute que cette réouverture épistémologique est aujourd’hui encore assez délicate à afficher dans nos institutions académiques. W James espérait avoir suscité un élan qui ne se poursuivra que jusqu’à la disparion de G Mead, 1931 puis de J Dewey, 1951. La traversée du désert s’achéve sans doute peu à peu un demi siécle plus tard, mais les prégnances post-scientistes sont toujours actives dans les cultures académique au début du XXI° S. Aussi importe-t-il que nous soyons nombreux à encourager les jeunes générations  à prendre exemple sur le  courage  intellectuel et civique dont témoignérent W James ou J Dewey il y a un siécle, pour résister aux sirénes d’un positivisme scientiste alors dominant. Plus que encore les universitaires traditionnels, ce sont les citoyens qui sont aujourd’hui demandeurs.

            Il est une autre veine que le préfacier n’a pu aborder et qui mérite je crois que l’on y consacre aujourd’hui plus d’attention: je veux évoquer la conjonction entre ‘Le Pragmatisme’ et ‘La Pragmatique’. Il ne s’agit pas d’un débat sur le sexe des anges, tant, empiriquement ses conséquences sont sensibles. La pragmatique est officiellement une sous discipline de la linguistique, ce qui ne serait nullement génant si la discipline ne la tenait pour sa chasse gardée. Or il m’apparait que le mot ‘pragmatique’ ne peut aujourdhui être exclusivement considéré comme un qualificatif contingent dés lors que l’on veut rendre compte des connaissances qui se forment au sein des ‘sciences du comportement’ (‘Behavioral Sciences). Faute de mot pour les désigner et les enseigner8, la plupart des auteurs se résignent à les présenter sous la bannière de ‘la praxéologie’, discipline qui se veut strictement positive, voire energetique, ‘science de l’action efficace’, postulant un unique critère d’évalution que symbolise le présumé naturel ‘principe de moindre action’. La métaphore marxienne de ‘l’abeille et l’architecte’ est ici révélatrice. Comme la plupart des humains se comportent volontiers sur le mode poïétique de l’architecte  plutôt que sur le mode mimétique de l’abeille, la praxéologie conduit sans cesse à des interprétations que H von Foerster a judicieusement qualifiée de ‘trivialisantes’ : le sujet doit se comporter comme  se comporte le modéle praxéologique que l’on a établit pour lui, celui de l’optimisation monocritère, le dit critère étant de préférence implicite. W James avait fort explicitement ‘vu le danger’ en soulignant ‘le caractére instrumental et téléologique de la pensée’ (p.44).  H Simon développera plus tard les conséquences de cette observation dans ‘Reason in human affairs’ (1983). Ne sommes nous pas dès lors incités à reconnaitre dans ‘la Pragmatique’ une science du comportement qui ne se réduise pas à la considération des sciences du seul comportement langagier ? Ce qui permettrait de reconnaître  à la Praxéologie (qui ne fut instituée qu’à partir de  1937) un modeste statut de sous discipline ancillaire, adaptée à l’étude des comportements triviaux des robots?

            Cette incidente finale ne vise qu’à activer d’autres échanges et à souligner plus encore s’il en était besoin l’importance pour nous aujourd’hui du Pragmatisme ET de la Pragmatique , conjoints pour nous aider, grace à W James à entendre la complexité des actions humaines dans un ‘univers pluraliste9’. Son ‘Pragmatisme’, autant que son ‘Empirisme Radical’ seront pour nous de solides repéres pour ‘transformer nos experiences en science avec conscience’.

[1] W.James, « Essais d’empirisme radical », traduit de l’anglais et préfacé par G Garreta  et M Girel, Edition AGONE, collection ‘Banc d’essais’, (Marseille), 2005, 236 pages. Il faudra je crois consacrer aussi une note .de lecture à cet ouvrage qui me semble inséparable du ‘Pragmatisme’. Bien que publié plus tard, après la mort de W James, il fut pour l’essentiel rédigé dans les mêmes années 1904-1905. Les préfaciers nous introduisent plus brièvement à sa lecture, mais ils mettent bien en valeur le caractère fonctionnel et non plus ontologique, de la distinction (je dirais plutôt : ‘de la conjonction’) ‘Sujet – Objet’ formulée par W James. Ils citent en ouverture cette formule de A N Whitehead sur ces Essais : ‘James a balayé la scène des anciens accessoires, ou plutôt il a modifié du tout au tout l’éclairage

[2] VICO Giambattista : « La méthode des études de notre temps » (Publié sur le site du Réseau Intelligence de la Complexité, 2005  http://www.mcxapc.org/ouvrages.php?a=display&ID=79

[3] Voir une note de lecture de la remarquable traduction qu’a établi A Pons à http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=350

[4] Maxime que l’on retrouvera sous la plume de J Piaget : Jean PIAGET - Réussir et comprendre - Col. Psychologie d’aujourd’hui - P.U.F. - Paris - 1974

[5] Je formulerai le même regret en achevant la préface rédigée en 2005 par les présentateurs de la traduction française des ‘Essais d’empirisme radical’, (G Garreta et M Girel) en soulignant en même temps la richesse de leur commentaire sur ce texte ‘sans doute le plus important de James’ et la qualité de leur traduction

[6]Dans le monde de la pensée comme dans le monde de l’action (…) on peut  faire passer la raison  du ‘pourquoi’  au ‘pourquoi pas’’  N E S p. 10-11

[7] Peut-on rappeler ici quelques une des notes de lectures consacrée à notre ‘intelligence du pragmatisme’ publiée dans ce ‘Cahier des Lectures MCX’ depuis une quinzaine d’années ?

*COMETI Jean-Pierre (Ed.) - Lire Rorty. Le pragmatisme et ses conséquences

 http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=533   

*DELEDALLE Gérard - John Dewey

http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=113

*DEWEY John - Logique, la théorie de l'enquête

http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=588

*LAPOUJADE David - William James, empirisme et pragmatisme    http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=232

*RORTY Richard - Conséquences du pragmatisme. Essais 1972. 1980

http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=523

*VON GLASERSFELD, Ernst - Radical constructivism. A way of knowing and learning            http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=69

*WATZLAWICK Paul - Les cheveux du baron de Mûnchhausen. Psychothérapie et "réalité"

http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=286.

[8] N’est-il pas significatif que le célèbre ‘Pragmatics of Human Communication’ édité par  Paul Watzlawick, J.Beavin et D.Jackson ait été traduit en français sous le titre  ‘Une logique de la communication’, l’éditeur n’osant pas traduire correctement ‘The Pragmatics’ par ‘La Pragmatique’ ?

[9] Ne faudrait-il pas accompagner notre lecture du ‘Pragmatisme’ et de ‘l’Empirisme Radical’ par un troisième ouvrage de W James (rédigé dans les mêmes années, 1909) dont une nouvelle traduction française (due à S Galetic) vient d’être publiée, introduite par une ‘Préface’ de D Lapoujade: ‘Philosophie de l’experience, Un Univers Pluraliste’, Ed ‘Les empêcheurs de penser en rond’, 2007, 238 pages. L’éditeur s’explique sur les raisons pour lesquelles le titre de l’édition originale, ‘A Pluralistic Univers’ est devenu  le sous titre de la traduction française. Ainsi entendu, ‘le pluralisme est un humanisme. Ne devrais je pas dire : ‘est l’humanisme’ ?