UNE HISTOIRE DE PRISE DE CONSCIENCE Modélisation d'une intelligence en action

Note de lecture par CLENET Jean

Ndlr: Nous remercions J. Clenet  et l’éditeur de l’ouvrage de nous autoriser à reprendre ici sous la forme d’une note de lecture l’avant propos par lequel il introduit les lecteurs au contexte de cette ‘Modélisation d’une intelligence en action’

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            Christian Gérard nous livre une histoire de recherche peu banale :celle d’une prise de conscience transformée en savoirs. Peut-on trouver « en soi » les légitimations pour concevoir… et dévoiler le pouvoir potentiel de l’Humain ?

            Dans un contexte où la « montée de l’insignifiance » se fait vive (Castoriadis), par un engluement accentué dans des institutions qui trop souvent trivialisent l’acteur, cette histoire devient hautement pertinente par le fait qu’elle trouve ses enracinements chez le sujet-acteur qui, par la prise de conscience qu’il modélise en devient l’auteur. Ce faisant, il nous donne  une formidable occasion d’examiner une face souvent enfouie, parfois tenue comme embarrassante, et bien souvent inexplorée de la formation. Entendue ainsi et réappropriée par le sujet-acteur-auteur, la formation devient une construction réfléchie - conscientisée - autorisée ; c’est-à-dire conçue, de formes personnelles en émergence.

            De ce fait, elles sont quasi-naturellement rendues convenables et satisfaisantes (Simon). Voilà bien une conception autoréférée de la formation qui nous entraîne loin des sentiers battus de celle, souvent dominante, qui se limite à la décrire comme un « dispositif » fait de contenus pourtant valeureux ; ou comme autant de « formes programmées » par d’autres, avant, hors des sujets et des contextes, hétéroréférées.

            Formes à transmettre et à imposer coûte que coûte en usant d’artifices souvent redoutables car ignorant presque toujours les sujets, leurs temporalités propres et les contextes singuliers de ceux qui apprennent ou qui font. Ces artifices sont d’autant plus redoutables qu’ils présentent les attributs de la séduction. Ils sont programmés donc clairs et rassurant ; séquencés donc en additionnant les parties on obtiendra le tout ; mieux, ils sont présentés comme des innovations ou des recettes efficaces pour faire plus vite et mieux. Voilà tout ce qu’il nous faut ! Le problème reste que toutes ces déliances imposées génèrent l’exclusion, souvent ; et des contreproductivités, presque toujours.

            Plus inquiétant encore, leur trop fréquente absence de fondements réfléchis et légitimés n’ont d’égal que les complications dont ils sont souvent porteurs et qu’ils génèrent quasi-naturellement.

D’abord, cet ouvrage nous questionne sur la légitimité de nos conceptions de la formation.

            Alors, avec Christian Gérard, tentons de faire quelque place à des conceptions de la formation et de ses ingénieries à partir d’un travail de recherches argumenté et conduit rigoureusement avec et sur des subjectivités réflexives et délibérantes ; tentons de faire une part plus belle à l’activité poïético-réflexive-inventive, c’est-à-dire à l’intelligence en action. Tout ce travail de réflexion-théorisation fait songer à l’ingegno de Vico qui accordait lui aussi un rôle majeur à l’imagination, reliée à « l’obstinée rigueur », comme art de l’invention et de la création des formes nouvelles. Mais ne nous laissons pas emballer et souvenons-nous que ces formes renouvelées ne peuvent émerger qu’en tension entre des génies inventifs personnels en actions et des règles de la raison… (Kant).

            Pour que les conceptions deviennent « raisonnables », actionnables diraient certains, il convient de les penser autrement. En les inscrivant volontairement dans le paradigme du génie humain à comprendre et à valoriser, (le paradigme Vicéen de l’ingenium), l’auteur nous suggère nombre d’outils intellectuels, conceptuels, et surtout éthiques, qui, de notre point de vue, font parfois tant défaut auprès de ceux dont la charge est de diriger, manager, former,…, ou de concevoir des systèmes artificiels sans un minimum de retenue (Ricoeur).

            Ce livre nous donne aussi des repères intellectuels pour repenser nos conceptions de la formation.

            Quelque soit leur domaine d’activité, la responsabilité des concepteurs est grande. Eu égard aux enjeux formatifs dont elle est porteuse, elle est probablement devenue trop grande pour qu’ils ignorent ce qui fait la qualité humaine et de ses  productions, de ses produits et de leurs effets. Par les artefacts qu’ils conçoivent,  par les modes d’interventions dont ils usent, les Hommes contribuent à générer des « formes » qui, pour le moins, peuvent (doivent) être interrogées quant à leur pertinence et plus largement quant à leur légitimité. C’est d’autant plus nécessaire qu’elle concerne la formation ou l’activité d’autres Hommes.

            La question qui s’impose désormais à nous lecteurs, en quête de légitimités, devient alors : « en tant que concepteur responsable : enseignant, formateur, ingénieur, directeur…,  qu’est-ce qui m’autorise à concevoir-construire-conduire de tels artefacts en ajoutant : comment, avec qui, pour-quoi faire et à quelles fins ? ».            L’ouvrage n’apporte pas de réponses clés en main à cette difficile question, et heureusement. Cependant il nous livre nombre d’ingrédients pour que chacun puisse concevoir… sa propre conception ; afin que chacun puisse aiguiser un niveau réflexif et de conscience suffisant pour produire des légitimités et des formes rendues convenables par un autre rapport à soi, à l’enseignement, et aux autres.

            Ce livre nous offre une mine de savoirs pour développer une éthique en action (Varela), renouvelée, de la conception.

            Cela nous conduit à proposer une suggestion. Le niveau de conscience du concepteur partagé avec autrui pourrait devenir un critère majeur de la qualité de la conception et des artefacts conçus. Pourtant, il convient d’admettre que la fameuse qualité (prescrite) tant revendiquée et parfois adulée de nos jours, repose plutôt sur des modèles donnés ou « déjà-là », conçus par d’autres, avant et ailleurs. Il suffirait de les appliquer pour résoudre les problèmes qui eux, sont forcément… nouveaux. Cherchons l’erreur.

            En formation, les recherches conduites à cet égard nous laissent à comprendre que c’est loin, très loin d’être le cas. Les modèles de l’application conduits sans réflexion, ni retenue, font trop souvent fi du sujet, de l’acteur, de l’auteur ! Tout se passe alors comme si le seul « dire » commandait le « faire », comme si l’application du modèle prescrit produisait la réalité désirée, ou plus inquiétant encore, comme si le sujet n’était qu’un objet trivialisable. Comment le concepteur peut-il penser et agir autrement ? En se fondant, résume Christian Gérard, sur une triple connaissance actionnée : en s’engageant à partir des faires co-élucidés, en  cherchant à conscientiser ces faires pour soi et avec autrui, en les reliant avec des savoirs théoriques, épistémologiques et éthiques. Ainsi, ils peuvent faire sens et renforcer l’engagement.

            Ce livre sera probablement utile à tout concepteur (de formation, d’éducation, d’intervention…) cherchant à donner un sens à ce qu’il Fait (Facere), c’est-à-dire à « penser-agir » justement et à propos.

Pourtant, si ce revirement vers une compréhension accrue de ce que représente « l’auto » en formation, constitue une clé majeure de la qualité en construction, il n’est pas sans risque ; cette pragmatique de l’action-formation-recherche dont nous entretient l’auteur, ne devra pas oublier de prendre en compte les jeux sociaux du sujet-acteur. Si son problème devient la recherche de cohésion de « l’en soi » entre les faire-penser-dire, pour concevoir sa conception, l’enjeu cardinal et finalisant reste bel et bien la qualité de ce qui lie le sujet à autrui et aux institutions.

            Un travail de second niveau s’imposerait alors : celui d’une auto-co-éco réflexion pour paraphraser Morin, tentant d’accéder  à un niveau de conscience collective plus aiguisé. L’activité de conception ne pourra rien gagner de plus en qualité sans réactiver au moins deux principes : celui de la coaction - coopération, en reconnaissant chez autrui la valeur de ce qu’il représente ; et celui de la finalisation partagée, principe téléologique qui fera en sorte de trouver les moyens de l’action. Deux principes englobés dialogiquement libérateurs d’énergies.

            En final, nous dirons que ces travaux présentent un grand intérêt pour qui s’intéresse à une forme de complexité fortement Humanisée et à des conceptions de formes utiles et rendues convenables. Ils convoquent et produisent à la fois des savoirs reliés, reliants, et qui incitent à la reliance : savoirs pragmatiques, épistémologiques et éthiques. Cette belle histoire dont nous entretient Christian Gérard, envers formalisé d’une génèse (Piaget), personnelle, professionnelle, d’un enseignant-chercheur sur son propre parcours constitue une voie encore peu usitée mais prometteuse pour la formation au sens large. Il fallait oser. Elle contient à nos yeux les substrats et les ferments pour concevoir un nouveau modèle de formation à l’heure où celle-ci tend à devenir un processus technicisé ; pour un nouveau modèle d’ingénierie de formation à l’heure où les cadres deviennent terriblement compliqués, peu complexifiant ; pour un modèle renouvelé d’action-formation-recherche en Sciences Humaines autorisant des reliances entre des recherches humanisées et des recherches fondamentales qui s’opposent.

            Ce livre, enfin, nous aide à dévoiler « les pouvoirs potentiels de l’Humain » (Valéry).

Jean CLENET