L'Etat au coeur, Le Mécano de la gouvernance

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Certes, "ce livre est dédié aux fantassins de la fonction publique dont la conscience professionnelle a forgé au cours des siècles l'administration et la Nation française". Mais je crois qu'il intéressera aussi, et peut être surtout, "tous ceux, dans le monde, qui, épris du bien public, œuvrent pour bâtir des sociétés plus responsables et plus solidaires " (p.9).

Tous ceux qui veulent comprendre ce qu'ils font, lorsqu'ils mettent en œuvre les savoirs de la bonne gestion, ou de la bonne administration, ou du bon gouvernement, que requiert toute action collective intentionnelle, se voulant délibérée, et si possible délibérante. Savoirs que l'on enseigne et que l'on reproduit sans souvent se demander si l'on ne transmet pas aux générations futures les recettes qui n'ont pas très bien marché dans le passé , simplement parce que l'on n'en a pas d'autres à proposer !

Il n'est pas inutile que quelques témoins expérimentés s'arrêtent de temps en temps et, méditant sur leurs expériences, portent témoignage et nous invitent à renouveler notre compréhension de l'action collective. Pierre Calame et André Talmant, s'exerçant à cette "éthique de l'intelligibilité" (p.78), celle-là même qu'Edgar Morin nous invitait à reconnaître, il y a quelques années, comme "une éthique complexe, l'éthique de la compréhension" (Mes démons, 1994, p. 136), sont aujourd'hui pour nous ces témoins. Leur expérience de l'administration française, puis celle de l'étonnante "Fondation L.C. Mayer pour le Progrès de l'Homme", se transforment pour nous en conscience et bientôt en science, en savoirs enseignables. Leur méditation, et "leur détour théorique, préalable à la reconstruction des pratiques" (p.10) ... de l'action collective dans nos sociétés démocratiques, va les conduire à restaurer le concept de "gouvernance" pour nous aider à comprendre cette étonnante aventure, celle de l'humanité sur sa petite planète !

Gouvernance, le mot déjà semblait pollué par les effets de mode, cache misère des mots clefs de l'enseignement du management, de la gestion, de la stratégie, de l'administration,ou de la politologie, qui prétendent toujours nous dire comment résoudre des problèmes qu'ils ne savent pas formuler. La finance internationale s'en était emparée sans la définir autrement que par l'autorité qui s'attache à sa réputation. Il y a peu, certains prospectivistes, tentant de restaurer leur image, s'étaient convaincus que le mot leur permettrait de faire la preuve de leur capacité innovatrice (l'exercice est patent dans un récent rapport du Conseil Economique et Social de la République, 17 07 98, qui introduit le mot p. 1.21 pour le définir p. 1.15, comme étant ...la prospective exercée intelligemment : qui serait contre, mais a-t-on besoin d'un nouveau mot pour dire cela ?)

Une des premières vertus de la réflexion documentée et illustrée de multiples anecdotes que nous propose P. Calame et A. Talmant sera précisément cet effort délibéré d'élucidation : ne pas se masquer derrière la langue de bois (rassurante pour l'orateur et angoissante pour l'auditeur qui craint de ne pas bien comprendre, alors qu'il n'y a rien de nouveau à comprendre !). Ainsi nous invitent-ils dès l'ouverture à méditer la définition qu'ils vont commenter et développer au long de leur ouvrage (Chapitre 1 : "La gouvernance, défi essentiel du prochain siècle") :

"La gouvernance, c'est la capacité des sociétés humaines à se doter de systèmes de représentations, d'institutions, de processus, de corps sociaux, pour se gérer elles-mêmes dans un mouvement volontaire. Cette capacité de conscience (le mouvement volontaire), d'organisation (les institutions, les corps sociaux), de conceptualisation (les systèmes de représentation), d'adaptation à de nouvelles situations est une caractéristique des sociétés humaines. C'est un des traits qui les distinguent des autres sociétés d'être vivants, animales ou végétales ..." (p. 19).

A nous maintenant de nous empoigner avec cette définition, chargée de sens et d'expérience, de la faire travailler dans les multiples registres dans lesquels nous pourrons entendre l'action collective, celle de l'entreprise, de la commune, de la région, de l'Etat, des divers systèmes de régulation internationale...

Et surtout à nous d'inventer les modes d'articulations de ces divers registres. P. Calame et A. Talmant sentent bien cette difficulté, dans un dernier chapitre fort stimulant ("la subsidiarité active"), en soulignant l'ambiguïté du slogan "Agissez Local, Pensez Global", mais ils sont peut-être handicapés par la représentation trop homogénéisante des phénomènes complexes qu'ils ont posée au départ : "la gouvernance est fractale : à toutes les échelles, la structure du problème est la même" (p. 15). Il nous faudra sans doute retravailler ici les réflexions de J. Ardoino et d'A. de Peretti que F. Lerbet Sereni présentait ici il y a peu (Cahier des lectures MCX n° 19, Janv. 99) sous le titre : "Penser l'Hétérogène".

A nous aussi de croiser cette lecture avec celles que nous pouvions faire il y a peu, qui convergent dans la même intelligence de l'action collective en situation perçue complexe : je pense en particulier à "Artisan de démocratie" de B.Tardieu et J. Rosenfeld et à la nouvelle édition de "Manager dans la complexité" de D. Génelot. N'est-il pas significatif pour le Projet MCX que P. Calame, B. Tardieu et D. Génelot se soient retrouvés à la même tribune lors du Grand Atelier MCX I animé par M.J. Avenier, sur la "co constructions de connaissances actionnables " en nov. 98 ? (Cf. les Dossiers MCX 15 et 16, et à paraître le Dossier MCX 17).

Puisque je ne peux ici que mentionner un seul argument pour inciter le lecteur pensif à cette attention à la gouvernance en complexité, je soulignerai volontiers l'insistance que P. Calame et A. Talmant sur la fonction d'élucidation (le livre n'a hélas pas d'index, mais je présume que c'est le mot le plus fréquemment cité) : la gouvernance est d'abord construction de "lieux collectifs d'élucidation des enjeux" (p. 68), parce qu'elle doit d'abord se fonder sur une éthique de la compréhension (ou de l'intelligibilité), et bien que les auteurs ne prononcent pas le mot ici, sur une "éthique de la délibération" (au sens où P. Ricoeur nous invitait, il y a peu, à la reconnaître, dans "La nature et la règle" 1998, p. 335)... éthique proche, mais je crois plus ambitieuse, que celle de "l'éthique du dialogue" qu'ils plaident avec beaucoup de chaleur (p. 112).

D'une certaine façon, je ne crois pas trahir leur intention majeure en interprétant la gouvernance comme un mode réfléchi de répartition de "la charge de complexité" entre tous les acteurs ? Peut être faudra t il demain l'entendre plutôt comme un mode de compréhension d'une complexité que l'on tiendrait plus pour une ressource que pour une charge cognitive... ?

Plutôt qu'un Méccano, la gouvernance n'est-elle pas une palette ? Ce sera ma seule petite critique à cet ouvrage que je rêve de voir au chevet de tant de responsables : la métaphore du Meccano est plus mécanique que poïetique.

Mais ici aussi, les chemins de la gouvernance se construisent... en cheminant.

J.L.Le Moigne.