L'économie est-elle une science ?

Note de lecture par ALCARAS Jean-Robert

On ne peut que se réjouir du fait qu'un collègue cherche à répondre à une question aussi fondamentale que celle de la légitimité scientifique des théories économiques, notamment à une époque où "l'économie est violemment prise à partie par l'opinion, par les médias et par les essayistes, [où] elle est accusée de tous les maux qui touchent notre société, [où] il lui est reproché tout et son contraire (…)" (p. 7). La question n'a-t-elle jamais été abordée auparavant par des spécialistes de la question, qu'ils soient économistes, philosophes, épistémologues ? Bien sûr que si, mais on peut cependant regretter qu'elle n'ait que très rarement et très insuffisamment pénétré le débat public - alors que les choix et les valeurs économiques apparaissent aujourd'hui comme fondamentaux et que les acteurs du débat public radicalisent progressivement leurs positions devant le désarroi légitime des citoyens - : ce petit livre procède manifestement d'une démarche pédagogique, dont l'ambition est précisément de contribuer à combler ces regrettables lacunes… Afin de relever ce défi, Lionel Honoré fait notamment appel à l'histoire de la pensée économique et à l'épistémologie, qui peuvent apparaître bien souvent (à tort) comme des préoccupations de second rang pour les citoyens comme pour nombre "d'experts" économistes ayant aujourd'hui pignon sur rue ("Soyons efficaces ! Soyons pragmatiques ! Focalisons notre attention sur les problèmes " concrets "…"), alors que c'est peut-être essentiellement grâce à ces fondements que l'économiste peut trouver et revendiquer une certaine légitimité - dont la portée reste à définir - auprès des décideurs politiques, des citoyens et des agents économiques privés qui sont susceptibles d'utiliser les modélisations qu'il développe afin de tenter d'éclairer leurs choix.

Ne serait-ce que pour ces vertus pédagogiques, mais aussi pour certaines propositions intéressantes qu'il défend (citons notamment la volonté de l'auteur de relier des problématiques encore trop disjointes aujourd'hui au sein des sciences sociales - celles des sciences économiques, politiques, des sciences de gestion et de la sociologie - au sein d'une "science du gouvernement" qui s'intéresserait aux modalités d'organisation et de régulation des activités humaines dans un système social, quel qu'en soit l'objet ; ou encore son intérêt évident pour les possibilités qu'offrent les épistémologies constructivistes dans la perspective d'un renouvellement des fondements épistémologique des sciences économiques), ce petit essai mérite sans doute d'être lu et discuté, notamment par les étudiants de premier et second cycle qui passent bien trop souvent à côté de ces fondamentaux. On pourra toutefois regretter le caractère excessivement réduit du format par rapport à l'ambition de l'auteur et à la portée du sujet abordé, ce qui a pour effet de laisser trop souvent le lecteur attentif et exigeant sur sa faim et de provoquer parfois un sentiment d'insatisfaction - aggravé çà et là par quelques inexactitudes factuelles...

Ainsi, on peut s'étonner du fait que, sur l'ensemble du livre, peu de réflexions soient consacrées à la question de ce qu'est - et/ou de ce que devrait être - une science, alors que, compte tenu de la problématique centrale de cet essai, on ne pouvait probablement pas en faire l'économie. On aurait ainsi évité, par exemple, de définir trop rapidement une science par son objet et sa méthode (p. 98), ou encore de considérer comme une évidence acquise et "réaliste" - à l'occasion d'une définition de "l'objet" de la science économique - que les besoins des hommes sont forcément illimités (p. 15/16) : puisque l'auteur cherche manifestement à proposer des fondements constructivistes pour les modélisations économiques, ne devrait-il pas plutôt définir une science par son projet, par ses finalités, par les problématiques qui la caractérisent - l'hypothèse des besoins illimités de l'homme étant en quelque sorte une conséquence logique de la problématique partagée plus ou moins explicitement par l'ensemble des économistes, selon laquelle la croissance infinie des richesses matérielles contribuerait à l'amélioration du bien-être de l'humanité ? Cela n'aurait-il pas au moins le mérite d'indiquer au citoyen que ces modélisations (censées éclairer ses choix politiques) sont nécessairement orientées vers des fins, qu'il est en droit de les considérer comme plus ou moins acceptables et de les confronter avec d'autres problématiques émanant d'autres sciences sociales que l'économie stricto sensu ?

De même, ces quelques pages donnent bien souvent une vision trop caricaturale des propositions théoriques qui sont exposées et utilisées par l'auteur. Par exemple, le constructivisme est présenté comme étant une "doctrine" fondamentalement opposée au positivisme (p. 90 et s.), ce qui pourrait faire penser (à tort) que l'ensemble des propositions théoriques développées sur un socle positiviste ou réaliste seraient ipso facto inacceptables et inintéressantes du point de vue des épistémologies constructivistes, alors qu'il s'agit plutôt d'inciter le chercheur (et ceux qui s'intéressent à ses recherches) à ne pas se leurrer sur le caractère nécessairement "réaliste" ou "logique" des modèles, à les considérer comme des constructions finalisées pour l'action dans des environnements complexes : à ce titre, les modélisation néoclassiques ne sont pas plus irrecevables que d'autres propositions plus hétérodoxes… Au passage, on remarquera avec quelle rapidité les néoclassiques sont, dans ce livre, "catalogués" positivistes (alors que nombre d'entre eux ont souvent dénié le caractère "réaliste" de leurs modèles, à commencer par Léon Walras…) de même que les conventionalistes sont supposés s'inscrire sans autre forme de procès dans le "clan" des constructivistes (alors que certains d'entre eux ne se sont, dans le meilleur des cas, pas prononcé sur la question - qu'on pense ici par exemple à A. Orléan, M. Aglietta ou à J.-P. Dupuy qui considèrent que l'hypothèse mimétique de R. Girard est plus "réaliste" que celle de l'homo-oeconomicus…). En outre, l'histoire de la pensée économique montre très clairement que le référentiel néoclassique n'est pas inéluctablement associé à des problématiques libérales - contrairement à ce que laisse penser Lionel Honoré (voir par exemple p. 37) -, comme en témoignent entre autres le socialisme agraire de Léon Walras, le totalitarisme implicite de Vilfredo Pareto voire de K. Arrow (à travers son théorème d'impossibilité des choix collectifs) ou encore l'interventionnisme étatique sous-jacent dans nombre de théories néoclassiques s'inscrivant dans le cadre de la "Welfare Economics"… Enfin, on peut regretter que la thèse de la "rationalité limitée" de H.A. Simon soit une fois de plus présentée (p. 55 et s.) aux économistes à partir de l'exposé des limitations (naturelles et incontournables) des capacités cognitives des êtres humains : rappelons que Simon n'évoque ces limitations cognitive que dans le cadre de l'exercice d'une rationalité substantive afin de montrer sa faible pertinence pour décrire le comportement humain ; qu'à contrario, Simon a mis en évidence le caractère a priori illimité des capacités cognitives dont peuvent faire preuve les hommes lorsqu'on juge leur rationalité de manière procédurale ; et qu'en outre, l'expression "bounded rationality" se traduit probablement mieux par "rationalité internalisée" (sous-entendu : rationalité dont les limites et les critères d'appréciation sont relatifs au processus de délibération lui-même, qui ne s'apprécie pas de l'extérieur mais de l'intérieur du processus de décision) que par l'expression trompeuse de "rationalité limitée" généralement utilisée dans les cultures francophones…

Assurément, la question de la légitimité scientifique des théories économiques face à la complexité des systèmes sociaux auxquels elles s'intéressent et face aux inéluctables simplifications auxquelles elles sont bien obligées de procéder, est loin d'être épuisée : Lionel Honoré a le mérite de s'y immiscer dans un format accessible à tous, certes, mais probablement trop exigu, et de relancer ici un débat fondamental.

Jean-Robert ALCARAS