Bio-cognition, formation et alternance

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

"Bio-cognition, formation et alternance" ! Ce titre ne va-t-il pas dissuader bien des lecteurs potentiels de la riche réflexion de G. Lerbet sur les rapports souvent paradoxaux qu'entretiennent en chacun de nous "le sujet épistémique" et "le sujet pragmatique", celui qui "sait pour faire" et celui qui 'fait pour savoir" ? Je voudrais les inviter à passer outre cette "couverture" (destinée sans doute à intéresser aussi les spécialistes de "l'éducation en alternance", un des domaines dans lesquels G. Lerbet fait autorité) pour s'intéresser au contenu : je ne crois pas trahir le projet du livre en le présentant comme une réflexion sur "la formation de la personne par son activité cognitive en situations complexes" ? Et si, plus généralement, c'est à une méditation épistémologique sur les sciences de la complexité et les pratiques de l'action complexe que ce lecteur potentiel s'intéresse d'abord, je lui conseillerai encore ce livre plus inclassable que ne le laisse à penser la sage collection "Alternances et développement" dans laquelle il s'inscrit.

C'est sans doute pour son interprétation argumentée de la pensée post-piagétienne aujourd'hui que cet essai m'intéresse si vivement. Depuis la mort de J. Piaget il y a quinze ans, au terme d'une oeuvre produite au long d'un demi siècle, l'interprétation et l'actualisation de sa pensée semblaient se stabiliser, en Europe au moins (aux U.S.A., E. Von Glasersfeld contribuait beaucoup à réactiver nos lectures). Les disciples "officiels", si j'ose risquer cette formule, s'attachaient pour la plupart à une exégèse prudente, et s'enfermaient un peu trop peut-être en un cénacle mélancolique se dévouant à une oeuvre d'archiviste : ils semblent souvent avoir moins bien supporté que J. Piaget lui-même "la fin du structuralo-cybernétisme" en tant que doctrine de référence.

La vigueur intellectuelle avec laquelle G. Lerbet relit pour nous "Piaget aujourd'hui", réactualisant en particulier un de ses rares grands écrits méthodologiques (qui date de1936) s'avère ici étonnamment tonique et stimulante; P. Greco et quelques autres avaient déjà amorcé cette réflexion, qui désormais s'établit en une pensée postpiagétienne autonome et vivante, ouvrant certes la porte à quelques nouvelles discussions critiques tant internes (G. Lerbet s'y exerce en l'affrontant aux paradoxes logiques et sociaux, ayant bien lu Y. Barel autant que G. Spencer Brown, F. Varela ou G. Bateson) qu'externes. (Je proposerai pour ma part de reconfronter "l'équilibration piagétienne" à "l'énaction" varelienne en la reconsidérant dans une diactique de l'ouverture et de la fermeture... et en appréhendant les effets pervers de la quête de la"clôture"). On se souvient que dès 1937, J. Piaget avait ouvert "la boîte de Pandorre de l'auto-référence" en proposant une définition provocante de l'intelligence qu'E. Von Glasersfeld semble bien avoir été le premier à débusquer... quarante ans plus tard : "L'intelligence organise le monde... en s'organisant elle-même". Certes J. Piaget n'avai tpas explicitement poussé jusqu'au bout cette interprétation auto-référentielle, l'arrêtant apparemment à une auto-régulation voire une auto-équilibration. Il n'est pas surprenant que les premiers théoriciens de l'autonomie, H. Von Foerster et F. Varela, aient spontanément rendu hommage à J. Piaget dès leurs premiers travaux (ce qui était relativement héroïque encore dans le monde anglo-saxon dans les années soixante etsoixante dix). Mais ont-ils su, comme les y invitaient Y. Barel (plus peut-être que G.Bateson) différencier assez le paradoxe logique (ou épistémique) du paradoxe social dans leurs interprétations de l'auto-référence ? (Le second étant bien plus "révélateur"que le premier : ne suffit-il pas de changer de logique formelle pour lever un paradoxe formel ?). Je ne crois pas que la théorie de l'énaction (qui me semble être isomorphe de la théorie de l'équilibration et, hélas, aussi atéléologique qu'elle puisse permettre de traiter les "paradoxes sociaux (ou pragmatiques)", habituellement fort bien "raisonnés" par les dialectiques du type de celle du maître et de l'esclave. Mais nous entrons ici dans une discussion qui dépasse le cadre d'une note de lecture. Je ne voulais, en l'évoquant rapidement, que donner au lecteur l'envie d'y aller voir !

Sans doute faudra-t-il aussi l'encourager à réfléchir les suggestions que le "postpiagétien G. Lerbet" (c'est moi qui le qualifie ainsi) propose pour renouveler"l'ingénierie pédagogique", en particulier dans les situations d'alternances, en prenant conscience des paradoxes ("Réussir pour comprendre ou comprendre pour réussir" ?) dans lesquels elles se développent. Il contribue ce faisant à l'essor contemporain des "Nouvelles Sciences de l'Education" (les N.S.E.) se libérant d'un didactisme réducteuret assumant pleinement les heurts d'Epistémé et de Pragmatiké !

J.L. Le Moigne