La vicariance, le cerveau créateur de mondes

Note de lecture par BOUDON Philippe

Vicariance, la notion est « à visages multiples » nous avertit Alain Berthoz, et il s’agit pour lui, dans cet ouvrage, de « cerner le concept sans toutefois prétendre le délimiter pour ne pas lui faire perdre sa richesse créatrice » (p 15).

 

On ne saurait donc, dans cette note de lecture, évoquer l’étendue des domaines dans laquelle peut se rencontrer la vicariance. « (Le concept), écrit Alain Berthoz, évoque la compensation de déficits dans des maladies neurologiques, la navigation dans la ville, le raisonnement, l’éducation et l’apprentissage, l’architecture, le design industriel, la pluralité d’opinions, la tolérance et finalement la capacité de créer et d’innover » (p 12). Mon incompétence étant totale s’agissant des bases neurales qui intéressent prioritairement l’auteur au sein de la multiplicité des domaines que peut concerner la vicariance, je me limiterai ici à ce par quoi je me sens concerné. J’aborderai donc la vicariance sous l’angle de l’architecture, nommément citée par l’auteur.

 

S’agissant d’architecture, une question architecturologique est pour moi celle de savoir si l’architecte « crée » les maisons ou s’il les « conçoit ». J’ai proposé ailleurs de distinguer création et conception[1], la première étant selon moi de l’ordre de l’indicible, – ce qui ne revient évidemment pas à refuser son existence mais seulement à douter de la possibilité d’en produire une connaissance – la seconde concernant ce qui peut s’énoncer du travail de l’architecte et par là avoir des effets dans l’enseignement.  Si l’œuvre de « créateur » qu’est le « grand architecte », peut rester mystérieux à tout jamais[2], son travail de concepteur, considéré hors de sa compétence artistique, n’est pas moins présent chez lui : il arrive que le « grand architecte » doive mettre une porte là où tout un chacun l’aurait fait. Or le sous-titre de l’ouvrage d’Alain Berthoz introduit l’idée de création : Le cerveau créateur de mondes. Sous cet angle de lecture qui est le mien, la question ici sera pour moi celle de savoir dans quelle mesure la vicariance peut éclairer la distinction entre création et conception. Comme, par ailleurs, la conception architecturale se distingue (ou se spécifie) par le fait que l’on a toujours affaire à l’espace, ce second aspect de la vicariance me retiendra ici, sachant que l’auteur établit un lien entre vicariance et géométrie en évoquant l’idée de multiplicité possible de référentiels spatiaux qui a éclairé le travail que j’ai mené entre géométrie et architecture[3]. Si l’espace d’action, évoqué par Alain Berthoz, est illustré par Henri Poincaré, l’hypothèse est ici faite d’inscrire la possibilité de vicariance dans l’espace de la conception, espace d’opérations mises en œuvre par l’architecte.

 

Création/Conception/Espace

S’agissant de la question de la création, Alain Berthoz, donne la sérendipité pour exemple de la « vicariance créatrice » (p. 185). De la sérendipité il retient la définition donnée par Pek Van Andel et Danièle Bourcier : « Le don de faire des trouvailles ou la faculté de découvrir, d’inventer ou de créer ce qui n’était pas cherché dans la science, la technique, la politique et la vie quotidienne, grâce à une observation surprenante ». Une telle définition renvoie bien, pour ma part, à l’effet que me fit, étudiant, le plan d’un édifice tel que celui de la chapelle du lac Chambon (Puy-de -Dôme), dont l’observation « surprend » par le décalage angulaire de l’axe de l’entrée relativement à l’aboutissement attendu mais esquivé au centre de la forme circulaire de la chapelle[4]. La surprise est dans cet écart à la géométrie le plus généralement présente en architecture à laquelle est associé le mot symétrie. D’où un questionnement de la place de la géométrie en architecture qui sous-tend un espace architectural pourtant différent de l’espace géométrique. Si la création de cette chapelle cylindrique relève de la géométrie, la conception se joue dans l’opération qui désaxe l’entrée relativement à la géométrie attendue, un écart à la géométrie dans lequel se loge l’architectural.

 

On conçoit bien alors que l’espace puisse donner lieu à des « changements de point de vue » qui peuvent caractériser la vicariance (p. 110). Toutefois l’espace architectural, pour l’architecte, n’étant, par nature, pas donné, c’est dans un espace de la conception qu’il travaille, un espace qui relève à la fois de l’espace mental des opérations que le concepteur traite dans son cerveau et des espaces de représentation qui lui sont fournis par les divers outils qu’il utilise, du dessin au numérique. La question de la conception n’est alors pas moins concernée par les « changements de point de vue » que ne le sont ceux qui s’effectuent dans l’espace physique.

On sait combien les architectes sont concernés par des changements d’échelle qui sont eux-mêmes changements de points de vue. La question architecturologique se pose alors de comprendre la vicariance possible au sein de l’espace de la conception et éventuellement de modéliser celle-ci. Alain Berthoz introduit le chapitre relatif à L’apprentissage vicariant par un rappel de la critique adressée « au XXe siècle, à un rationalisme tous azimuts », qu’illustre particulièrement, selon lui, la formalisation des mathématiques par le groupe Bourbaki, au profit d’un apprentissage propre à la singularité individuelle. Celle-ci peut traduire la diversité de comportements dans l’espace physique tels que les individus peuvent y « naviguer ». Cependant, la question d’une formalisation de l’espace de la conception se pose en architecturologie ; à côté de la richesse possible des navigations dans l’espace tel qu’il est vécu. Or la vicariance mise en évidence par Alain Berthoz peut aussi bien concerner l’espace de la conception en tant que fiction théorique propre à formaliser les opérations qui s’y déroulent que les actions de navigation dans l’espace. C’est du moins ce que je proposerai ici.

 

Car dès lors que le « changement d’échelle » n’est plus limité, comme il en va d’ordinaire, à l’usage courant d’échelles analogiques correspondant aux différents plans selon lesquels se distribue l’espace « à différentes échelles » (implicitement cartographiques) mais concerne un changement d’échelles architecturologiques[5] dont je rappelle que la complexité revêt trois aspects constitutifs que sont la référence, la dimension et la pertinence, les changements de point de vue peuvent eux-mêmes être compris selon ces trois aspects[6].

Les expressions du langage ordinaire telles que « à l’échelle de l’Europe » (référence), « l’échelle des gratte-ciels américains » (dimension) ou « la production de masques insuffisante à l’échelle de la pandémie » (pertinence) illustrent bien ces trois aspects d’usage de la notion d’échelle architecturologique, lesquels ne font pas intervenir la proportionnalité cartographique accompagnant couramment l’emploi de la notion d’échelle. S’ensuivent plusieurs possibilités de vicariance, selon l’aspect pris en compte référence, dimension ou pertinence. « Changement d’échelle » peut alors signifier changement de référence – voir les questions de « subsidiarité » fréquemment posées par l’échelle européenne… – changement de dimension – voir les interrogations concernant les quotas d’immigrés… – changement de pertinence – voir les réponses dites « proportionnées » à tel ou tel problème (sans que l’on sache jamais « calculer » de telles proportions… ). Autant de sujets de vicariance possible si l’on admet de substituer un changement référentiel à une question de dimension, un changement dimensionnel à une question de pertinence, un changement de pertinence à une question de référence, voire à inverser le sens de ces diverses substitutions vicariantes. Outre ces cas possibles s’en offrent d’autres comme les passages de référence à dimension, de dimension à pertinence, de pertinence à référence ainsi que leurs opposés. Un exemple actuel relatif à la pandémie : la dimension « distanciation » peut se voir substituer la référence « masques »…

Bien que l’espace dans lequel nous vivons soit privilégié par Alain Berthoz lorsque, notamment, il commente notre façon d’y naviguer, l’idée soutenue ici est que la vicariance peut être aussi bien porteuse d’effets dans l’espace de la conception et les opérations qui s’y jouent que dans l’espace vécu, l’espace architectural devant être conçu avant que d’être vécu.

 

Action/opération

Un autre aspect sous lequel une rencontre est possible entre architecturologie et vicariance concerne la distinction que j’ai proposé de faire entre action et opération[7]. Elle consiste à considérer la possibilité, contre l’idée convenue qui veut que les fins précèdent les moyens, d’envisager les opérations préalablement à l’action, les opérations pouvant être premières relativement à des fins qui ne se présentent, pour ainsi dire … qu’à la fin. Le Mystère Picasso de Clouzot nous en offre l’exemple : l’idée du tableau s’y transforme à mesure d’opérations effectuées par le peintre, sans que, manifestement, il y ait eu initialement une quelconque esquisse posée comme finalité à atteindre, comme pourrait faire un peintre classique. Certes il s’était donné de faire « un tableau ». Certes l’architecte peut, de son côté, se voir commander par un client « une maison ». Or il suffit de penser qu’un architecte pourrait faire telle maison ou telle autre avec la même finalité, « une maison », pour distinguer, de l’action qui vise cette finalité, les opérations de conception à travers lesquelles il produira telle maison, singulière, plutôt que telle autre. Que la finalité entendue comme but de l’action soit à distinguer des opérations qui mènent au projet d’une maison singulière me semble donc nécessaire.

Tout ceci rejoint la section dans laquelle Alain Berthoz évoque la découverte de Stanislas Dehaene des deux routes du calcul et de la lecture, l’une « permettant une représentation exacte du nombre et du calcul avec une notation symbolique, l’autre basée sur une représentation analogique des nombres (…) siège du calcul approximatif » (p. 46). Alain Berthoz qualifie alors de vicariant « le fait que le cerveau puisse adopter plusieurs stratégies pour un même processus ». J’ai proposé d’interpréter les deux voies dans les termes de signes respectivement symboliques et iconiques de la sémiotique peircienne, une distinction pour moi plus parlante que la distinction faite par l’auteur en termes « linguistiques » et « sémantiques ». On peut penser ici à la faculté des architectes de penser les questions courantes d’échelle en termes symboliques et/ou de façon iconique selon les cas. Ainsi Le Corbusier déclare ne pas savoir ce qu’il est en train de dessiner lorsqu’il tire un trait représentant cartographiquement 800 mètres sur la planche à dessin, cette mesure abstraite, symbolique, devenant toutefois parlante dès lors qu’imagée, iconique, lorsqu’elle est iconiquement représentée dans son esprit par l’avenue des Champs-Élysées qui a cette dimension. Un tel passage de l’iconique au symbolique et vice versa paraît bien pouvoir concerner l’architecte dans sa compétence d’échelle, posée architecturologiquement comme compétence spécifique, à savoir la capacité de passer de l’image au langage ou du langage à l’image[8].

 

Si cette note de lecture tient surtout à tirer la richesse de la notion de vicariance du côté de l’architecture, et plus précisément du point de vue privilégié de l’architecturologie, d’autres lecteurs, travaillant dans les domaines les plus divers trouveront sans doute bien des réflexions susceptibles de s’appuyer sur la vicariance dont Alain Berthoz dresse déjà une grande variété d’investigations possibles, allant des mathématiques aux émotions en passant par les relations sociales, montrant excellemment la  « richesse créatrice » de la vicariance.

Notes

  1. ^ Philippe Boudon, Conception, Éditions de la Villette, Paris, 2004, p. 23.
  2. ^ Ibidem : « Aucun Homère, aucun Wieland ne peuvent montrer comment dans leur esprit surgissent et s’assemblent leurs idées pleines de poésie et néanmoins (…) riches de pensées ; parce qu’ils l’ignorent eux-mêmes, et donc ne peuvent l’enseigner à personne d’autre » (Kant, Critique de la faculté de juger § 47).
  3. ^ Philippe Boudon, Entre géométrie et architecture, Éditions de la Villette, Paris, 2019, pp. 129 et sq., où je propose une possibilité d’effets de vicariance d’ordre sémiotique. Par ailleurs la figure changeante que j'y ai présentée sous le nom de « Mondrianmobile » exprime la possibilité d'un échange de rôles entre référant et référé qui peut être interprétée comme vicariance réciproque, p. 138.
  4. ^ On se souvient que pour Platon une qualité du philosophe tient à sa faculté de s’étonner (Théétète, 155 d.)
  5. ^ Ph. Boudon, Ph. Deshayes, F. Pousin, F. Schatz, Enseigner la conception architecturale, Cours d’architecturologie, Editions de la Villette, Paris, 2000.
  6. ^ Lesquels peuvent être mis en relation avec la triade peircienne elle-même caractéristique selon moi d’une conception de la complexité chez Peirce qui tient la tiercéité pour « une conception irréductible et inanalysable » (Les conférences de Harvard de 1903 – Troisième conférence).
  7. ^ Philippe Boudon, « Faire et faire faire » in Jean Clenet, Daniel Poison (coord.) Complexité de la formation et formation à la complexité, L’Harmattan, Paris, 2005, p. 101-107.
  8. ^ On trouverait le cas patent d’une telle invariance dans le fait que les échelles relatives des ordres de l’architecture classique, codifiées par Vignole, sont présentées dans son Traité par des chiffres accompagnant des figures dont les dimensions cadrées par le format de la page nécessitent un accompagnement de symboles numériques, tandis que l’édition de la traduction de l’ouvrage par Pierre Le Muet peut être dite iconique, les différents ordres étant représentés « à la même échelle », l’image représentant alors l’échelle de façon iconique.