La transdisciplinarité. Manifeste

Note de lecture par VILAR Sergio

Les lecteurs attentifs aux travaux portant sur les possibilités heuristiques offertes par les logiques conjonctives et qui avaient découvert, il y a déjà plusieurs lustres les travaux de Lupasco, ont pu aussi rencontrer ceux de Basarab Nicolescu, physicien-théoricien, qui a beaucoup fait pour la reconnaissance de l'oeuvre lupascienne. Parmi les travaux de Nicolescu l'un des plus connus est sans doute Nous, la particule et le monde (Paris, Le Mail, 1986) qui fut couronné par l'Académie Française.

Aujourd'hui, Basarab Nicolescu, président du CIRET (Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires) publie dans la collection "transdisciplinarité", un manifeste qui a l'ambition de faire réfléchir "sur la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l'unité de la connaissance".

L'idée de transdisciplinarité repose, d'abord, ici, sur une critique du scientisme, dont l'auteur montre bien, en particulier dans le monde quantique, qu'il résiste mal à l'apparition de niveaux de réalité. Dans la science moderne, propice à l'émergence de la pensée transdisciplinaire, sujet et objet ne sont plus radicalement séparés et les liaisons ne reposent pas que sur des causalités locales. Or, rappelle Basarab Nicolescu, quand, dans des domaines scientifiques, les interactions sont supposées possibles au delà de la réalité étroite de leur sphère d'appréhension limitée et qu'elles répondent à une causalité plus globale, force est bien de reconnaître que des changements de conception s'imposent. Ainsi en va-t-il par exemple du déterminisme auquel se substitue un indéterminisme "constitutif, fondamental qui ne signifie nullement hasard et imprécision" (p. 31).

Pour faire mieux saisir l'idée de transdisciplinarité, un très grand soin est apporté pour la spécifier par rapport à des concepts voisins. Ainsi faut-il la distinguer de la pluridisciplinarité qui "concerne l'étude d'un objet d'une seule et même discipline par plusieurs disciplines à la fois" (p. 64) mais aussi de l'interdisciplinarité qui "concerne le transfert des méthodes d'une discipline à l'autre... (mais dont) la finalité reste aussi inscrite dans la recherche disciplinaire" (p. 65-66). Si bien que la transdisciplinarité peut être définie, ainsi que "le préfixe "trans" l'indique, (comme) ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. "(Et elle a comme) finalité la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l'unité de la connaissance" (p. 66).

Dans cette perspective élargie qu'est la transdisciplinarité, Nicolescu n'évacue les disciplines. Il vise plutôt à considérer qu'à la différence de la science classique l'espace entre, à travers et au-delà de chacune d'elles n'est pas vide, mais plein de potentialités. Si bien que l'approche transdisciplinaire repose sur l'idée selon laquelle, complémentairement à l'approche disciplinaire qui concerne au mieux un seul niveaude réalité, elle va s'intéresser à "la dynamique engendrée par l'action de plusieurs niveaux de réalité à la fois" (p.67), ayant en commun avec celle de 1'espace des niveaux de réalité de présenter une structure discontinue de son espace. Et pour ce faire, la méthodologie de la recherche transdisciplinaire va être déterminée par les "trois piliers"sur lesquels cette nouvelle sorte de connaissance repose : les niveaux de réalité, la complexité et la logique du tiers inclus. C'est sur ce dernier pilier que je souhaite m'arrêter tant il me paraît éclairant et il donne de l'intérêt à cet ouvrage.

Après avoir rafraîchi la mémoire sur les axiomes de la logique binaire, Nicolescu montre que la pensée transdiciplinaire repose sur l'idée qu'en changeant de niveau de réalité, l'axiome de tiers exclu est violé mais que les deux autres axiomes sont conservés. Comme "un bâton a toujours deux bouts distincts", l'identité de chacun d'eux demeure et il serait vain de les confondre. En revanche, les tensions qu'ils peuvent polariser s'éclairent si l'on regarde ces deux "bouts" depuis un autre niveau de réalité et si l'on considère synchroniquement les deux niveaux sans aplatir les antagonismes propres aux tensions.

Il n'est pas nécessaire de rappeler ici les références à la littérature spécialisée que Basarab Nicolescu convoque dans son ouvrage. Elles sont largement connues des habitués de la Lettre MCX. En revanche, pour finir cette lecture théorique de l'ouvrage, je veux retenir l'insistance de l'auteur sur la structure gödélienne de l'ensemble des niveaux de réalité. D'où l'idée que l'unité qui les relie est ouverte. Et si l'on peut conjecturer leur cohérence générale, cette ouverture implique l'idée de leur orientation ("une flèche associée à toute transmission de l'information d'un niveau à l'autre", p. 79). Cette unité implique aussi, pour qu'il y ait cohérence continue au delà des niveaux limites de l'ensemble des niveaux de réalité, une zone de non-résistance à nos expériences, représentations, etc., zone qui correspondrait au "voile" tel que l'entend Bernard d'Espagnat. Cette non-résistance propre à cette "zone de transparence absolue" serait de l'ordre des sujets. Elle tiendrait aux limites de leurs moyens d'investigation.

Voilà qui permet à l'auteur de revenir à la transdisciplinarité pour en définir l'objet, la vision du réel qu'elle rend possible et d'où émerge un nouveau principe. Cet objet est "l'ensemble des niveaux de réalité et sa zone complémentaire de non-résistance" (p. 80). Cette vision implique que "la pluralité complexe et l'unité ouverte sont deux facettes d'une seule et même Réalité" (p. 81). Quant au principe dit "Principe de Relativité", il s'énonce ainsi : "aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité" (p. 81).

Dans ce compte-rendu, j'ai mis l'accent sur l'aspect épistémologique de l'ouvrage. Je ne nie pas pour autant celui qui concerne davantage l'actualité plus pragmatique, voire politique qui répond à la vocation de "manifeste". Cependant, pour finir, je veux encore suggérer quelques pistes de méditations que ce texte m'inspire.

Ainsi, je me demande si Basarab Nicolescu ne cantonne pas son approche (du moins explicitement) à la relation sujet/objet en considérant surtout celui-là dans ce qu'il peut avoir d'hétéro-[référentiel, référencié, référenciant]. Même s'il reconnaît aussi que "la zone de non-résistance joue le rôle du tiers secrètement inclus, qui permet l'unification, dans leur différence du Sujet transdisciplinaire et de l'objet transdisciplinaire" et que "les deux zones de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet" et que "au flux d'information traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de Réalité correspond un flux de conscience traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de perception" (p. 82), il me semble que Basarab Nicolescu néglige les processus autoréférentiels. Or, ce faisant, il se prive d'interrogations sur laquestion du sens ontologique participant de (et à) la construction de la réalité de la connaissance (voire la guidant) et de celles concernant les hiérarchies dans le pilotagecognitif propres à chaque chercheur. Si bien que je ne suis pas persuadé que la zone denon-résistance entre les niveaux de réalité (de l'objet) et ceux de perception propres au sujet ne mériterait d'être pensée aussi au regard de ces questions. Je pense en particulier à tout ce que peut avoir d'organisateur des niveaux de réalité (de l'objet et du sujet) la vacuité subjective propre à l'autoréférence quand on interroge celle-ci en profondeur.

Georges Lerbet (le 24 Juin 1996)

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NICOLESCU Basarab, La transdisciplinarité, Editions du Rocher, 1996, 232 p.

Voici des pages critiques sur les connaissances disciplinaires : ce livre est une contribution importante à l'élaboration des nouvelles connaissances et à l'affirmation des attitudes innovatrices de ce que nous appelons la nouvelle rationalité, c'est-à-dire : la transdisciplinarité.

Pour moi, quelques concepts préalables aux travaux transdisciplinaires sont le principe d'humilité et l'éthique du dialogue, qui peut et doit être critique. Très critique surtout envers les simplifications des disciplines et les charges - même des chars - antihumanistes dégagés par ces connaissances mutilées ; humbles envers les métaconnaissances que nous proposons pour un nouveau type d'enseignement-recherche-gestion, et en définitive, pour un nouveau processus d'hominisation. En partant de ces principes, il faut souligner les contenus positifs du livre de Basarab Nicolescu (BN), mais aussi ses insuffisances ou ses manques, de même quelques aspects de ses orientations que je ne partage pas, bien que je respecte ses choix.

Chacun de nous participe en l'élaboration de la transdisciplinarité en étant encore un esprit disciplinaire en train d'être dépassé. Nous avons été formés dans la vieille culture, que nous ne refusons pas complètement : nous critiquons les disciplines, mais nous partons d'elles et c'est avec elles, leur donnant une ouverture et flexibilité qu'elles n'ont pas, que nous travaillons pour une méthodologie transdisciplinaire, encore inachevée (ou seulement stratégiquement achevée par chaque travail que nous entreprenons, sans le fermer vers l'avenir). Nous avons des approches à la transdisciplinarité proposées par des psychologues, par des sociologues, économistes, historiens, chimistes, neurophysiologues... Le livre de BN est le texte typique d'un physicien théoricien, d'une tendance assez semblable à celle d'un autre physicien, F. Capra : articulation des approches transdisciplinaires à dominante quantique avec la transcendance religieuse, néanmoins non dogmatique, parce que BN est à la recherche d'une transreligion.

En effet, les pages de ce livre sont pleines de considérations, explicites et implicites, concernant la transcendance, développées avec des concepts typiquement religieux comme : communion, résurrection, sacré... Sans doute des centaines de millions d'hommes ont-ils ces préoccupations tout à fait respectables. Mais je pense que la "Terre-Patrie", les graves problèmes concrets que l'immense majorité subit, ont surtout un besoin urgent de développer, avec la transdisciplinarité, le principe d'immanence, auquel BN fait mention en passant à toute vitesse. Le mélange de science et religion est toujours très problématique et je ne partage pas ce syncrétisme.

Je suis d'accord avec ce que BN écrit sur la transdisciplinarité comme une transgression généralisée ; comme lorsqu'il parle de la co-évolution de la science avec la conscience, du tiers inclus, insistant sur le caractère indispensable du sacrifice de nos certitudes (la certitude est, chez les scientifiques traditionnels, un vice très enraciné).

Or, on ne doit pas parler de transdisciplinarité sans références constantes à des complexités. La transdisciplinarité est tributaire des sujets-objets-contextes complexes. BN écrit sur des complexités, mais principalement concernant quelques phénomènes complexes de la physique quantique, laquelle, bien entendu, constitue une des grandes révolutions des connaissances, encore mal connue, (même par de nombreux physiciens) et avec d'énormes potentialités pour l'avenir. La distinction que BN fait des différents niveaux du réel est pertinente. Or, les réalités sociales (subjectives-objectives, économiques, politiques, techniques...) présentent, même si on les cherche peu, des phénomènes multidimensionnels beaucoup plus complexes que les niveaux de la physique quantique. Les complexités concernant les sciences humaines et sociales ne sont presque pas traitées par BN.

D'ailleurs, en lisant les pages de BN, tout en ayant le plaisir de connaître les théorisations d'un esprit avec lequel on ressent ces convergences, j'ai néanmoins trois motifs d'insatisfactions :

  • Un : il ne part pas, (ou il reconnaît à peine) des travaux fondateurs des cadrages transdisciplinaires imbriqués avec les complexités de Piaget, Morin, Prigogine, H.Simon, Edelman, Von Foerster... : leurs textes ruissellent et foisonnent de concepts outils indispensabies pour la construction de la transdisciplinarité : BN passe sous silence ces nombreux concepts. BN se limite à faire quelques mentions de ceux qui sont ses amis les plus proches, presque tous inconnus comme esprits transdisciplinaires, sans travaux publiés dans cette matière. La transdisciplinarité est essentiellement ouverture, ne peut pas être enfermée dans une chapelle.
  • Deux : le livre de BN est un manifeste et de ce fait parfois écrit trop rapidement sur des matières complexes.
  • Trois : le texte de BN n'est pas opérationnel : il ne dégage pas une méthodologie transdisciplinaire (bien qu'il propose quelques éléments intogrables dans nos méthodes), méthodologie prioritairement et principalement applicable dans les domaines de l'enseignement-recherche, dans la gestion globalement sociale.

Mais, soulignons-le encore, nous remarquons dans le livre de BN un élan transhumaniste qui est aussi le nôtre.

Sergio VILAR