Traité d'ergonomie. Nouvelle édition actualisée

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Lorsque parut, il y a dix ans, la première édition de ce "traité d'ergonomie" (à l'époque le premier sur cette "nouvelle science" qui se donne pour projet l'intelligence des rapports de l'être humain et de ses machines), je fus fort enthousiaste : cette entreprise collective pilotée par le Dr P. Cazamian était exemplaire de ces exercices de construction de connaissances en méditant "chemin faisant", assumant sans fausse honte et sans arrogance la complexité de son projet. Contribution certes encore tâtonnante à la modélisation de cet éco-système qu'est l'homme au travail, plus attentive alors aux contextes des manufactures industrielles qu'à ceux des offices informatisées ou de la domotique... Mais la problématique qui ainsi prenait forme rendait possible cette "critique épistémologique interne... qui devient organisation des fondements... élaborés par ceux-là mémes qui les utiliseront..." (J. Piaget).

Peut-être est-ce la difficulté apparente des ergonomes à élaborer cette discussion des fondements épistémologiques de leur discipline qui explique ma relative déception en abordant la "nouvelle édition actualisée" de ce traité... "dix ans après" ?

L'ouvrage garde pourtant ses vertus initiales : puisqu'il est fort peu d"'abandons" s'il est quelques additions dans la version actualisée (15 auteurs "anciens" et 6 "nouveaux"). Le plan d'ensemble est quasi inchangé et nombre de textes sont repris en l'état. L'attention aux problématiques de l'organisation est plus vivace, si les discours à la mode sur les théories neuro-connexionnistes sont assimilées avec une précipitation un peu inquiétante. (L'argument Varela dit que... va-t-il permettre de ne plus penser ?). Le nouveau texte d'A. Solé sur "la Décision" agrége, à côté de méditations originales sur "le réel et le possible", des commentaires (et même des clichés) du type "anti-simonisme primaire" qui n'apportent rien à son propos et qui privent le lecteur des réflexions si pertinentes qu'H.A. Simon et A. Newell ont apporté à l'examen des processus cognitifs de formulation et de traitement de problème en situation de décision en environnement complexe.

Le nouveau texte de R. Passet ("L'économie en mutation, entre l'énergétique et l'informationnel") fort intéressant en soi, ne prétend pas contribuer au développement contemporain de l'ergonomie, et aurait plus légitimement dû trouver sa place ailleurs...

Mais c'est surtout l'apparente inattention à la fondation-refondadon du discours épistémologique de l'ergonomie qui m'a surpris. Alors qu'au fil de ces dix années les réflexions contemporaines sur la modélisation et l'interprétation des systémes complexes se sont relativement développées dans nos cultures, le traité "actualisé" semble vouloir les ignorer ; plus grave je crois, il semble surtout se tenir pour satisfait de l'état épistémique où il se trouvait il y a dix ans, et ne témoigne pas d'une inquiétude particulièrement vivace de cette inattention : il est sans doute prématuré d'en débattre et nous renverrons là-dessus à un troisième traité à paraître dans une dizaine d'annéesn (p. 2), confesse P. Cazamian dans son avant-propos. N'est-ce pas avec des arguments de ce type que la phrénologie a pu, pendant trois quart de siècles, polluer la recherche scientifique... en renvoyant au lendemain une réflexion sur (l'inanité de...) ses propres fondements épistémologiques ?...

Que cette déception d'un lecteur peut-être initialement trop enthousiaste ne soit quand même pas dissuasive : si la première édition n'est pas dans vos bibliothèques, n'hésitez pas à faire entrer cette nouvelle version : elle garde la plupart des vertus de la première, et les auteurs ne sont pas responsables de l'impatience de leurs lecteurs. Peut-être, en prenant conscience (alors qu'ils se perçoivent souvent comme des marginaux déviants ignorés par les pouvoirs académiques), les ergonomes trouveront-ils quelques raisons de se remettre à l'étude des fondations de leur discipline ? Ils pourront tant apporter à notre collective intelligence de la complexité de nos rapports au monde... et à nos "diverses et artifcieuses machines" !...

JLM.