Traces de vies

Note de lecture par CYRULNIK Boris

Ndlr. Nous nous permettons d’emprunter à Boris CYRULNICK le texte de la préface qu’il a donné à ces « Traces de Vie », livre polyphonique faits de traces toutes en récits et en clichés s’entrelaçant par narrations et étonnements. : « Ça veut dire quoi, raconter et pourquoi le fait-on ? » (p 70). Les méditations  de Boris Cyrulnick ouvrant ce ‘livre d’histoire’ ne proposent-elles pas une attachante Note de lecture, insolite peut-être dans sa forme mais si bienvenue en « sa manière de tisser du lien » Nous le remercions ainsi que l’éditeur de nous permettre de reprendre ce texte dans Le Cahier des lectures du Réseau.   --

Je vais vous raconter une histoire.

Il était une fois, un colloque international à Salon de Provence où Martine Lani-Bayle était venue participer à notre réflexion sur « cet étrange besoin de raconter des histoires ».

Quelques mois plus tard, je vois apparaitre un manuscrit, écrit en contrepoint avec Éric Milet sur l’« antiracontage ». Non seulement, elle ne raconte plus, mais encore elle s’associe avec un fabricant d’image pour… écrire ? … dessiner ? … chanter ? Je ne sais plus.

Mais ce que je sais, c’est que cette manière de papoter, une idée par ci, une image par là, est en fait une manière de tisser du lien.

Si vous voulez un discours, ne lisez pas ce livre. Mais si vous aimez vous laisser surprendre par une belle phrase, un joli assemblage de mots ou de photos, feuilletez et vous tomberez sur un moment agréable.

On ne peut pas faire ça quand on est tout seul, il faut un partenaire pour participer au discours que l’on croit intime. La fabrication d’un récit dépend de l’image que l’on se fait de soi, que l’on doit mettre en mots si l’on veut le partager. Et les mots qu’on choisit pour les adresser à l’autre, sont puisés dans les récits du contexte, les rumeurs, les poésies, les mythes et les préjugés. On est « je » là-dedans ?

Martine qui connait le Japon comme sa poche, ce qui est un exploit, parle de la « quatrième personne du singulier ». Ce « je » là parle d’un autre dont il se fait le porte parole. Il faut longtemps pour parvenir à dire « je ». Nos enfants se nomment d’abord à la troisième personne, comme s’ils se voyaient dans un miroir avant de renverser l’image et de dire « je suis là ». Ils disent « c’est Guillaume » comme s’ils étaient un autre, avant de dire « je suis Guillaume ».

Balzac, qui n’aimait pas le «je », croyait décrire des personnages hors de lui, dans le réel, alors qu’il ne faisait que mettre en mots son monde imaginaire. » Les images et les mots s’accouplent pour donner naissance à un monde mental. Balzac disait avec mépris « un jour, on écrira sur ses tripes ». Cette prémonition raconte notre monde d’aujourd’hui où l’on dit qu’il faut écrire pour se soulager. Ça aurait plu à Balzac, ça, lui qui « pissait de la copie » et « écrivait sous lui ».

On n’écrit pas pour se soulager, on écrit pour créer un autre monde et coucher sur le papier ce qu’on a métamorphosé par la représentation verbale. Ceux qui écrivent pour fixer le passé, figent la douleur passée et se rendent prisonniers de ce passé.

On écrit pour composer un récit à deux voix, comme on chante en duo, comme on fait un script, un scénario d’images et de mots. Alors le passé décomposé peut se recomposer. Ça, c’est un travail de résilience : remanier la représentation, se servir de lambeaux de réels pour reconstruire une cabane. Jorge Semprun explique ça très bien dans « L’écriture ou la vie » et Martine et Éric écrivent un beau duo.

Bien sûr, la résilience existe chez les fleurs qui proposent même une jolie parabole pour la résilience humaine : quand un sol a été détruit par une inondation ou un incendie, on parle de résilience à condition que la faune et la flore se remettent à vivre sous une autre forme. Le trauma naturel réalise ainsi un « hapax » nous dit Martine qui connait tous les mots. Quand un événement d’une seule fois bouscule un monde qui se remet à vivre, mais pas comme avant.

Ainsi parlent les fleurs dans leur grande sagesse et quand Martine Lani-Bayle et Éric Milet s’antiracontent.

Boris Cyrulnick