« TOUS RESPONSABLES ? Chroniques de la gouvernance 2015 »

Note de lecture par BIAUSSER Evelyne

Ndlr : « Qui est responsable ? » A cette question usuelle, l’équipe de l’Institut de Recherche et Débat sur  la Gouvernance a consacré sa « Chronique annuelle » en 2015. Chronique qu’elle présente en ces termes :
« Face à la crise économique et financière, ou après une catastrophe naturelle ou sanitaire, une même question revient avec toujours plus d’acuité : qui est responsable  La réponse est rarement évidente. Sous l’effet de la mondialisation, de l’émergence de « nouveaux » acteurs dans l’action publique, et face à l’affaiblissement des États, les responsabilités sont moins identifiables que par le passé.
L’implication d’une pluralité d’acteurs induit l’émergence d’une responsabilité plus collective autour de l’action publique. Cette évolution est-elle source d’une plus grande efficacité ? Traduit-elle une évolution vers une gouvernance plus démocratique en rendant les différents intervenants plus redevables de leurs actions ? … »
Evelyne Biausser nous propose ici une note de lecture de  cet ouvrage collectif.


Ces Chroniques de la gouvernance 2015 sont le fruit d’un ouvrage collectif organisé par l’Institut de Recherche et débat sur la Gouvernance, espace international de réflexion et de proposition sur la gouvernance publique. Cet Institut, créé en 2006 par la Fondation Charles Léopold Mayer, travaille avec des partenaires du monde entier sur une base interculturelle, interdisciplinaire, inter-acteurs et inter-échelles. L’ouvrage est constitué de vingt contributions de Chercheurs, Hommes politiques, Directeurs d’ONG, Commissaires auprès des Nations Unies, réunies dans le but à la fois de mieux comprendre les mutations de la responsabilité publique aujourd’hui, et  de rendre compte d’expériences concrètes pour refonder celle-ci. Malgré l’intérêt de chacune de ces contributions, on peut ici les regrouper en trois grands aspects : 1) pourquoi la gouvernance ? 2) quels acteurs pour une responsabilité partagée ? 3) comment le concept de gouvernance avance-t-il dans la réalité ? 1-Le concept de gouvernance est né d’une extension d’échelle : on ne peut gouverner dans un monde global avec les modalités de gouvernement d’un Etat restreint.  La mondialisation appelle donc la gouvernance, tout en éloignant celle-ci d’une évolution verticale, linéaire et univoque.  Du fait que les domaines globaux sont intégrés dans un réseau complexe de combinaisons locales, régionales, nationales et que  leurs traitements deviennent transscalaires et transsectoriels, la gouvernance ne peut s’assimiler à un gouvernement mondial.   On assiste donc à la mutation d’un mode de gouvernement étatique vers un mode polycentrique, mutation dont il résulte d’énormes défis pour la coordination des différentes responsabilités, et pour la démocratie. Aux objectifs que devrait poursuivre une bonne gouvernance dans un monde global, Jan Aart Scholte[i] répond par huit valeurs à ses yeux essentielles : le dynamisme culturel, la démocratie, la justice distributive, l’intégrité écologique, les libertés individuelles, le bien-être matériel, la décence morale et la solidarité. Pierre Calame[ii] attribue à la co-responsabilité  la valeur commune de base permettant d’établir une gouvernance mondiale. Dans ses travaux, il avance sur une éthique de la responsabilité à trois niveaux : au niveau de la conscience individuelle, au niveau de la construction d’une responsabilisation collective à partir d’un milieu, et au niveau d’une traduction juridique de la responsabilité, la finalité étant « de rendre les gens justiciables de leurs impacts ». Quant au citoyen dans la gouvernance, son rôle serait très créatif, selon Jean-Paul Delevoye[iii], à condition qu’on lui fournisse les moyens de comprendre les enjeux globaux en présence. 2) L’ensemble des contributions dessine une sorte d’état des lieux des acteurs se partageant aujourd’hui la responsabilité de l’action publique. Tout d’abord le pouvoir politique. Il perd peu à peu la confiance du citoyen,  car il se montre plus occupé de séduire par des promesses que de construire un projet de société. De ce fait « la démocratie représentative ne peut plus avoir le monopole du droit à représenter la population. »[iv], l’appareil de la décision politique s’avérant trop complexe pour que le citoyen puisse en attribuer la responsabilité à quelqu’un de précis. Ensuite, on pourrait imaginer que l’état de droit constituerait une base éthique à la gouvernance.  Hélas, Manuel F. Montes [v] a constaté que les Traités Bilatéraux d’Investissement signés entre grandes entreprises privées bafouent allègrement les droits nationaux !  D’après son expérience, les TBI instaurent un système de non-droit, de conflits d’intérêts et d’absence de responsabilisation. Sous le sceau du secret commercial, c’est la loi du plus fort et la primauté de l’argent, violant sans scrupule les droits de l’homme. Les pouvoirs locaux sont, quant à eux,  le plus souvent dépendants -notamment au niveau des finances- du pouvoir étatique, ce qui diminue leur responsabilité d’acteur, ainsi que l’a étudié Xuefei Ren[vi] en Chine et en Inde. Parmi les acteurs reconnus qui essaient de construire les responsabilités autour des problèmes globaux, l’ONU a une place de choix, ayant fait éclore la Charte de l’ONU, la Déclaration des droits de l’homme, la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC).  Néanmoins, Pablo Solón, ancien Ambassadeur de Bolivie auprès des Nations unies, déplore que cette Convention reste trop inféodée aux grands états et aux multinationales de l’énergie fossile. De ce fait elle ne peut parvenir à réduire les gaz à effet de serre sous la barre des 2° de réchauffement, ni laisser de réelle place aux petits états, car ils ne sont présents qu’au premier tour des négociations. D’autre part, les grandes ONG reconnues par l’ONU apparaissent aux yeux de Danny Sriskandarajah[vii] comme des vecteurs trop limités de représentativité et de responsabilité. Les grandes ONG sont à ses yeux des « dinosaures » qui se comportent avec la lourdeur des Institutions, captives du financement des Etats, alors que les petites ONG poursuivent le même combat contre les injustices…mais avec beaucoup moins de ressources ! Il faudrait donc changer la relation et l’organisation univoques établies :   donateurs=>ONG=>bénéficiaires. Reste l’espoir d’un nouvel acteur, assez peu représenté dans l’action publique d’aujourd’hui, et pourtant majoritaire quantitativement : la société civile. Si chaque contributeur de cet ouvrage souhaite une plus grande place pour la société civile, chacun constate aussi les paradoxes que rencontre l’implication de cet acteur.Car si « elle n’a ni les moyens ni l’envie de s’engager dans ces processus complexes [de représentativité][viii] », on constate néanmoins que sans la société civile, rien ne se fait durablement. Albert Van Zyl[ix] nous apprend que contrairement à l’idée reçue, la transparence des informations de gestion données par les gouvernements n’engendre pas le développement de la responsabilité des populations.  Par contre, ce sont toujours des initiatives locales autour d’une revendication précise, qui lancent les actions de la société civile. Autre paradoxe : si une partie de la société civile s’investit dans l’action publique grâce à la rapidité des réseaux, quitte à bousculer l’ordre établi –par des pétitions ou la paralysie de sites web- cette même partie ne désire pas le pouvoir officiel. Les Anonymous en sont un exemple : pour l‘anthropologue Gabriela Coleman qui leur a consacré une étude, ils n’ont « aucune philosophie cohérente, aucun programme politique, aucune stratégie globale, mais recherchent une visibilité spectaculaire et une invisibilité individuelle ». Un autre frein à une plus grande participation réside dans le fait que l’individu qui prend une responsabilité civile, écope aussi de risques, ainsi qu’en témoignent les destins des lanceurs d’alerte. Glen Millot[x] estime qu’en France ceux-ci sont très mal protégés par un arsenal législatif incohérent,  qui n’équilibre pas de surcroît,  la force des lobbys. Quant aux pays à démocratie émergente, la société civile y pointe timidement le nez, tant les peurs d’un Etat tout puissant et peu respectueux des droits humains sont encore présentes. Ngo Huong[xi] nous apprend que la presse, au Viet Nam, est encore muselée, et que les entreprises comme les individus ont peur de perdre des marchés tout juste naissants s’ils s’impliquent dans une représentativité un peu trop visible. Sun Ying[xii] nous décrit les « corporations sociales » de Hangzhou comme des acteurs importants  de la  gouvernance sociale ayant un vrai pouvoir de co-responsabilité… acteurs il est vrai placés « sous la direction du gouvernement »...Mais ce discours officiel d’un acteur impliqué en interne est-il à prendre tel quel ? 3) On peut lire à travers les expériences concrètes relatées dans ces Chroniques un troisième aspect de la gouvernance: comment se construit-elle, quels sont les « outils » qui la font avancer dans ce monde global ? Pierre Calame est impliqué dans l’élaboration d’une Déclaration universelle des responsabilités humaines auprès de l’ONU, qui viendrait compléter la Charte de l’ONU (la paix), la Déclaration des droits de l’homme (les droits individuels), et la Charte de la terre (écologie). Mais là encore, il nous invite à modifier nos certitudes : « l’adoption d’une charte par l’ONU n’est pas un préalable nécessaire à la construction de droit international-il s’agit tout au plus d’un aboutissement. Le droit international ne se construit pas uniquement de manière pyramidale (…) mais par des métissages entre les jurisprudences nationales et régionales. » L’Union Européenne et l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) ont instauré des règles en matière de droits humains et de gouvernance, pour le champ des échanges commerciaux internationaux. Malgré la lenteur des processus globaux de transformation, des démarches permettent des avancées prometteuses : la certification ISO26000 (responsabilité sociétale), ISO 14000 (responsabilité environnementale), SA8000 (Pratiques éthiques de travail) ou la RSE (Responsabilité sociale des entreprises), dont les principes définissent des normes en matière de droits humains et de droit du travail. Des initiatives sont en cours pour rendre la RSE, actuellement fondée sur le volontariat des entreprises, juridiquement plus contraignante en termes de droit international. Mais le respect des droits humains relevant traditionnellement du champ de l’Etat fournit aux opposants des prétextes à l’inertie. Kora Andrieu[xiii] nous présente la «  justice transitionnelle   comme un  nouveau paradigme des droits de l’homme (…) traduisant de nouvelles figures de la responsabilité ». Il s’agit des processus de reconstruction d’une société fortement traumatisée, après un génocide, tel le Rwanda, un totalitarisme, tels  l’Argentine ou le Chili, des conflits civils sévères, telle l’ex-Yougoslavie.           La justice transitionnelle se situe après un accord de paix et un cessez-le-feu, et s’efforce donc de pérenniser la paix et la justice, qui en se renforçant, posent les bases de la démocratie. Mêlant procès, mises en récit, espaces de reconnaissance et de mémoire, compensations, réparations, confrontations bourreaux-victimes, reconstruction d’institutions, elle s’apparente plus à « une éthique prudentielle de type aristotélicien orientée vers la pratique qu’à une théorie générale d’action ».A propos de « sagesse pratique » - appuyée sur le concept de « phronesis » (bonheur+justice+environnement)- Takayoshi Kusagô[xiv] livre trois exemples  de transformation sociétale, via la responsabilité collective visant à mettre en place de nouveaux critères de développement. Au Bhoutan, la constitution votée en 2008  affiche la poursuite du Bonheur National Brut, fondé sur quatre piliers : le développement durable, la protection de la nature, la préservation de la culture et la bonne gouvernance. Le développement économique –indicateur totalitaire dans le reste du monde- est ici croisé au travers de ses impacts avec les quatre objectifs fondamentaux, et ne doit pas les contrarier. Par exemple : afin de rendre les futurs citoyens plus « sages » la méditation fait désormais partie des apprentissages scolaires. A Seattle, les citoyens ont établi eux-mêmes les indicateurs systémiques d’une société territoriale durable, et ceux-ci sont désormais intégrés à « Seattle durable », qui a fait de la ville une pionnière dans le domaine du développement durable construit par les habitants. Enfin la ville de Minimata, tristement célèbre pour son empoisonnement au mercure par une usine locale, s’est reconstruite sur l’objectif d’une ville écologique modèle.  Entreprises non polluantes, traitement des déchets en 24 catégories, redistribution du bénéfice du recyclage, science des ressources locales, les habitants ont été partie prenante de cette régénération afin d’obtenir « une vie satisfaisante sur un territoire propre ». Ceci étant rendu possible en réduisant les interactions économiques des habitants avec le marché aux seules transactions nécessaires à leurs besoins. L’auteur conclut que pour remplacer le paradigme économique de développement actuel par celui d’une vie plus satisfaisante, il vaut mieux agir en interdisciplinarité, faire intervenir les citoyens concernés par leur territoire, ainsi que  garder l’équilibre entre l’économie monétaire (échanges larges), l’économie communautaire  (propres à la communauté) et l’économie autarcique (auto-suffisante). Cette collecte de témoignages autour de la gouvernance a précisément le mérite de l’interdisciplinarité : le lecteur y acquiert  l’ouverture de ses représentations grâce à des échanges et opinions diversifiés, des informations fiables d’acteurs impliqués dans les processus de transformations globaux, il se prend même à espérer, malgré la lenteur des évolutions,  que le monde change dans le bon sens… Evelyne BIAUSSER, aout 2016

 


[i] Titulaire de la chaire Paix et Développement à l’université de Göteborg. [ii] Président honoraire de la Fondation CL Mayer, impliqué notamment dans l’élaboration d’une Déclaration universelle des responsabilités humaines auprès de l’ONU. [iii] Président du Conseil économique, social,  et environnemental [iv] Loïc Blondiaux, professeur à Paris I et chercheur au Centre de recherches politiques de la Sorbonne [v] A piloté à l’Onu les Etudes sur la situation économique et sociale dans le monde [vi] Maître de conférences à l’Université d’état du Michigan [vii] Directeur de Civicus-Alliance mondiale pour la participation citoyenne [viii] Danny Sriskandarajah [ix] Chercheur au Centre du budget à Washington DC [x] Coordinateur à la Fondation Sciences citoyennes [xi] Experte en développement international au Vietnam [xii] Centre de recherche sur le développement de Hangzhou [xiii] Officier des droits de l’homme auprès du Haut-commissariat des nations Unis à Tunis, auteure de La justice transitionnelle ed Gallimard [xiv] Professeur de sociologie à l’université de Kansai au Japon