le sens du sens

Note de lecture par LANI-BAYLE Martine

Quand j'ai reçu l'époustouflant dernier livre d'André de Peretti, Le Sens du sens, une belle oeuvre cartonnée comme les éditeurs n'en font plus, avec une mosaïque colorée en couverture et sous l'égide d'Hermès le facétieux transmetteur, malgré 268 pages en petits caractères je me suis dit que je ne pouvais passer à côté de ce nouvel ouvrage.

Et puis, j'ai aperçu le titre, court et simple d'apparence, voire limpide, pour qui n'y prête garde : Le Sens du sens, plus directement interpellant qu'Energétique personnelle et sociale[i]. Et beaucoup moins de pages que ce prédécesseur sur lequel il s'appuie et qu'il rappelle. Mais voilà. Cela fait un moment que je suis irrémédiablement fâchée et renâcle avec cette notion de « sens ». Surtout dans l'expression, censée aller de soi au point qu'elle n'est guère questionnée : faites ou racontez ceci ou cela, ça va « donner du sens » à votre vie... ça veut dire quoi ? Le sens, ce serait quelque chose qui se donne, qu'on aurait ou pas ?

Alors, monter au niveau méta, à la puissance deux de ce qu'on ne saisit pas simplement, à savoir vers le sens du sens... : est-ce seulement envisageable, qu'est-ce que cela donnerait ? Allais-je enfin, emboîtant les pas d'André, comprendre, me laisser apprivoiser par ce qui me résistait ? Allait-il m'emporter vers Le Sens ? Approcherait-il, en passant, La Voie d'Edgar Morin[ii] ?

D'emblée, c'est le style d'André qui m'a saisie, ce style inimitable au point qu'en le lisant, j'entendais sa voix. Les deux, style et voix, multiplement porteurs de « trois tridents triomphants » (pp. 30, 34), par exemple trois F : folâtre, fascinant, foisonnant ; trois G (sous l'égide de Gödel pour la quadrature) : gaminerie, gaité, genèse ; trois D : diversité, dialogique, diabolisme (qu'il ose, entre autres impudeurs) ; trois S (porteurs potentiels de sens ?) : sensation, sentiment, situation ; 3 V : vie, vérité, voie, déclinées selon Vinci, Vico, Valéry... Il serait dans la foulée possible de débobiner tout l'alphabet, tant André use des mots que sa lexicographie, qu'il qualifie de « bénigne », nous offre. Toutes sortes de mots : substantifs (communs comme propres), verbes, mais aussi complaisamment autant qu'abondamment adverbes et autres adjectifs (d'ailleurs, on peut se demander ce que deviendrait la portée de son texte sans ces deux derniers groupes de mots...). Et de s'en servir avec jubilation en corne d'abondance pour des entrées apéritives, à destination du lecteur, à chaque bifurcation. D'ailleurs, en conformité de forme et de fond, toute sa première partie est destinée au langage.

Préparant l'an dernier un ouvrage sur/pour lui à l'orée de sa 96e année[iii], je  me suis adressée, non seulement à des personnes/collègues/famille/amis/camarades de route le connaissant bien, mais également à des étudiants n'ayant pas eu de telles occasions. Pour les inciter à faire connaissance avec l'homme avant que d'en venir à son œuvre, une suite de 32 mots[iv] le caractérisant m'est alors spontanément venue, et je leur ai proposé simplement de produire un écrit les croisant. Et bien, il se trouve que les mots générés par André ont généré des textes qui ont généré André. Et quand ils l'ont rencontré in vivo pour la remise de l'ouvrage, c'est comme s'ils le connaissaient déjà - sans l'avoir (encore) ni lu ni rencontré. Mais, après la lecture de ce nouvel ouvrage Le Sens du sens alors sous presse, je trouve tant d'autres mots-clés nouveaux que la liste qui me serait alors venue aurait été bien plus longue. Curieusement, je n'y retrouve que peu de ceux que j'avais retenus. Le colibri y est-il, même à moins qu'il ne volète, de ses brefs allers-et-retours, au-dessus de chacune des feuilles...

Soucieux au demeurant d'être suivi et compris, André de Peretti accompagne son lecteur avec beaucoup de soin, tout au long des 3 parties de son livre : Langage, Antagonisme et Hauteur.  L'équilibre autant que le chiffre 3 lui sont chers, aussi celles-ci sont-elles divisées, tiens, en 20 chapitres ! Se serait-il trompé, et ceci dès le début, car la première partie s'arrête sur le chapitre 6, les deux autres en comprenant 7 ? Et non, c'est qu'il est facétieux toujours et qu'après le chapitre 2, il a construit un chapitre 2bis, arguant que celui-ci, intitulé, je vous avais prévenus, « gamineries grammairiennes », ne méritait pas dit-il un chiffre 3. Pas d'erreurs dans le comptage, donc : au-delà des  apparences pour qui irait trop vite, les parties comprennent bien toutes 7 chapitres. Et, si elles ne sont ni introduites ni conclues au sens habituel du terme en début et en fin du livre, elles sont précédées d'un « Prologue hors Prolégomènes (sans rime ni...) » et bouclées d'un « épilogue ou apologue » : le ton cadrant l'ensemble est donné.

Si ses expressions et autres fioritures quasi permanentes peuvent surprendre un lecteur l'abordant pour la première fois, voire parfois un peu agacer sous l'abondance baroque des jeux avec les mots qu'il s'autorise tout du long, pour qui lui emboîte le pas sans s'en formaliser et en se laissant à l'apprécier, la promenade alentie en doux et pétillant bavardage avec André, au-delà du plaisir qu'il procure, est d'un niveau intellectuel et réflexif de haute voltige. La teneur de l'index final des auteurs en témoigne, pourtant pour chacun toutes les pages ne sont pas citées et tous ne sont pas relevés, par exemple on n'y trouve pas, curieusement, Bachelard ou Teilhard, ni Monod, dont il s'irrite de certaines irritations (page 216). Un document récapitulatif encyclopédique d'une culture et d'une variété à couper le souffle ou donner le vertige et pourtant, d'une unité directionnelle éclatante : est-ce cela, le sens du sens ?

Et si j'évoque le souffle et le vertige, c'est qu'André de Peretti métaphorise la démarche à laquelle il nous convie sous forme de randonnée en haute montagne à la conquête d'un sommet escarpé - sans doute l'idée excursive de cette phrase de Pierre Teilhard de Chardin qu'il affectionne et cite souvent : « tout ce qui monte converge ».

Pour ne pas en rendre la montée trop rude et nous inviter à un bon bol d'air quand l'essoufflement nous guette, il nous distrait sans cesse, tout en nous recentrant en permanence sur la profondeur de ses propos. Il convient de l'accompagner à petits pas pour ne pas se perdre en associations multiples tant les voies proposées et évoquées sont multiples et passionnantes : chaque page peut se déplier à l'infini... Je n'ai pu le lire à ce jour qu'une fois et c'est insuffisant pour en exprimer la substantifique moelle - j'y reviendrai, il nécessite d'y revenir et invite à la méditation page après page -, et ne peux donc en parler encore que bien imparfaitement. Chaque lecteur y trouvera une manne inouïe autant qu'inépuisable, crayon à la main je lui conseille. Pour glaner activement au passage, saisir le présent à mesure.

Et si vous ne pouvez de prime abord tout parcourir, vous pouvez y aller doucement : tel un hologramme, toute partie contient le tout qui les contient chacune. Chaque page est univers et poésie, culture et nature, elle-même et son revers. Et comme il n'a pas oublié qu'il est pédagogue, André de Peretti guide et récapitule à chaque tournant : si parfois l'on peut se perdre, c'est avec lui, en sa compagnie. Et les derniers chapitres, l'antépénultième surtout (le 18), sont faits de retours et autres recours reprenant l'ensemble. Une oeuvre de vie, une oeuvre vitale. Une Poésie.

Il est inrésumable, André de Peretti. Je me contenterai ici, pour mettre en appétit, de quelques courts extraits de sa plume :

« Ombres et lumières, ou clairs-obscurs décidés : nous ne pouvons éviter de penser à une ère d'un néo-baroquisme qui nous serait promise avec ses exubérances esthétiques et ses phosphorescences morales ou spirituelles, pour une « nouvelle alliance » spiralée entre la nature et l'homme, le devenir et l'esprit (page 202). » Irrésistible programme d'avenir s'il en est.

Et s'il ne devait en rester que trois, de mots, ce serait : « alliance, dialogue, respect », respect qu'il qualifie d'« étoilé, océanique ou croisé » (page 225). Vous voyez, dès qu'on tente de concentrer ses émergences, elles se déplient.

Mais le sens, avec son devant autant que son « derrière » (page 102), et le sens du sens, avec chacun son devant, son revers et autres contre-sens..., dans quels interstices se sont-ils subrepticement glissés ? Pour boucler étrangement sur cette infinie mise en puissance autant qu'en abyme, je reviendrai au tout début, enfin, avant-même le début (page 18) :

« La lourdeur en ce point voudrait réapparaître !,

Mais il lui faut, illico, rebrousser chemin :

Elle ne saurait imposer silence à nos rêves...

Car la Fin des Fins sera en Légèreté

Une issue de l'énigme hors des Errements,

Quand le Sens du Sens s'ouvrirait à la Tendresse...

... S'il vous plaît que le Voile charmant du Réel

Soit, un juste instant, par fantaisie retroussé...

Sinon, lecteurs, courez, courez, vers l'épilogue ! »


[i] L'Harmattan 1999.
[ii] Fayard 2011.
[iii] André de Peretti. Pédagogue d'exception, L'Harmattan 2011.

[iv] Affût, ami, ardeur, audace, baroque, biologisation, blason, colibri, complexité, confiance, créativité, devenir, diversification, enthousiasme, humour, inouï, interstices, inversion, malin, (non) négativité,  optimisme, oser, panthère, paradoxe, réciprocité, rencontre, responsabilisation, ruse, solidarité, surf, variété, vigilance.