Science avec Conscience - Nouvelle Edition complète

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Ce livre est un manifeste: il en a toutes les caractéristiques socio-culturelles, politiques, épistémologiques. Dans un siècle ou deux, lorsqu'on cherchera à écrire l'histoire de la science et de la pensée au XXe siècle, on l'utilisera comme un repère essentiel: si l'on peut aujour­d'hui parler d'une pensée complexe, d'un paradigme de la complexité, d'une « nouvelle alliance » de la nature et de la culture, de l'expérience humaine et de la connaissance scientifique, c'est parce que « Science avec conscience » paraît en 1990 dans une nouvelle édition en collection de poche. Les arguments ne sont pas tous nouveaux direz-vous? Sans doute, pas plus que ceux d'un manifeste.

Il est événement parce que ces arguments sont pour la première fois ramassés en une seule main et aisément accessibles en un petit ouvrage. Certains de ces arguments avaient été exposés en 1982 dans un premier livre portant ce même titre, livre qui rassemblait quelques uns des articles par lesquels E. Morin avait, entre 1977 et 1982, exploré les bases du défi que la complexité pose à la recherche scientifique et à la culture contemporaine. Mais, entre 1982 et 1990, cette pensée s'est enrichie en se propageant et en mûrissant dans les cultures européennes: il s'agit aujourd'hui « de transformer la reconnaissance de la complexité en pensée de la complexité» (p. 8). C'est par là que l'essai de 1982, complété par une deuxième partie intitulée « Pour la pensée complexe », devient en 1990 un manifeste, un texte de référence pour toute réflexion sur la co-évolution de la science et de la culture: ingénieurs et chercheurs scientifiques sont... manifestement... concernés par cette pensée complexe sur les complexités que sans trêve ils conçoivent, révèlent, comprennent. « La science a besoin non seulement d'une pensée apte à considérer la complexité du réel, elle a besoin de cette même pensée pour considérer sa propre complexité et la complexité des problèmes qu'elle pose à l'humanité» (p. 9). Que cette intelligence de la complexité passe par « la maîtrise du concept du système » (p. 239) ne nous sur­prendra pas, dès lors que l'on s'efforce de comprendre l'extraordinaire transformation de la connaissance scientifique que nous vivons à la fin du XXe siècle. Le positivisme intégriste sur lequel s'étaient fondées les institutions scientifiques au cours du siècle se délite de plus en plus, et chacun clame l'urgence de quelque renaissance: T. Kuhn en appelait à des révolutions, E. Morin préfère « une véritable métamorphose» du concept de science. N'est-il pas significatif que l'appel à cette métamorphose ait, pour la première fois, été proposé par E. Morin à l'occasion du grand Congrès AFCET de 1977, appel qu'il reprend dans le cœur de « Science avec Conscience» (chapitre II-5) ? C'est précisément l'expérience de la recherche des « Nouvelles Sciences », celles qu'ignoraient, et pour cause, les positivistes, les sciences de l'information et des systèmes, qui contribua à susciter cette réflexion régénératrice: un retour aux sources, qui, selon le mot de D. Lecourt (1) «redonnerait à la science sa vocation intellectuelle première: celle d'une aventure infinie ».

Parce qu'il fut le premier à nous rappeler ce sens et ce goût de l'aventure de la connaissance complexe, parce qu'il sait se faire bâtisseur tout en continuant à défricher,

E. Morin nous livre aujourd'hui une réflexion essentielle: le manifeste de la connaissance ni mutilée, ni mutilante, la connaissance complexe. « Science avec Conscience» constitue désormais pour les cinquante prochaines années, un texte aussi important que le fut « Le nouvel esprit scientifi­que» de G. Bachelard (1934) pour les cinquante dernières!

J.Le Moigne, (décembre 1990)

(Cette note de lecture fut publiée initialement dans la revue AFCET-INTERFACES, N° 98, p.24)