Le risque biologique

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Ndlr : Nous remercions l’auteur et l’éditeur  de leur autorisation de reprendre ici sous la forme d’une e Note de lecture MCX le texte de la préface de JL Le Moigne au l’ouvrage collectif coordonné par le Professeur JM Panoff, membre du Conseil d’Orientation du Réseau Intelligence de la complexité, préface présentée sous le titre : ‘Les experts deviennent aveugles sans les lunettes des citoyens’ ---- « Nos moyens d’investigation et d’action laissent loin derrière eux
nos moyens de représentation et de compréhension.
Tel est le fait nouveau qui résulte de tous ces faits nouveaux
». P Valéry[i]             Le risque biologique ? L’expression semble insolite. Peut-on qualifier un risque par une science devenue prestigieuse, que l’on appelle volontiers science de la Vie ? La littérature scientifique et technique sur le concept de Risque, se référant souvent à une science du Danger ou Cyndiniques, ignore l’expression « risque biologique », alors qu’elle s’intéresse à de multiples formes de risques (industriel, routier, domestique, nucléaire, financier, climatique, etc.) que reconnaissent les compagnies d’assurances. Sans doute s’intéresse-t-elle aux risques sanitaires, mais ce sera en évaluant leurs conséquences plutôt qu’en interrogeant leurs origines. Lorsqu’un risque est tenu pour naturel, comment identifier le bouc émissaire qui serait légalement tenu pour le responsable que l’on pourrait trainer au pénal.             Le fait nouveau est que depuis un demi-siècle au moins, nous prenons conscience de la complexité de ce concept de risque, irréductible aux descriptions que peuvent en donner les contrats d’assurance et plus généralement les modèles causalistes linéaires familiers : « La cause c’est la Nature, ce n’est pas nous » (tremblement de terre, inondation, etc.).  Notre perception du Risque se modifie dès lors que les humains doivent convenir que modifiant la Nature par les multiples jeux des techniques, des forages géothermiques aux lanceurs de satellites stellaires, bien des comportements hier encore tenus naturels sont aujourd’hui transformés artificiellement et délibérément par des humains. Et ceci dans des proportions exceptionnelles, telles que celles que la Planète connaît encore avec des traces telles que celles de Tchernobyl.              Le fait que ces transformations artefactuelles soient, pour la plupart, désormais développées puis cautionnées par les institutions scientifiques prestigieuses dont s’enorgueillissent nos sociétés et non plus par des institutions religieuses ou autocratiques, modifie à son tour la perception des citoyens : ils ne peuvent plus se résigner avec fatalisme comme ils le font aux manifestations de dangers d’origine naturelle, tenus pour inéluctables et rarement prédictibles. Ils savent maintenant qu’il est des émergences de nouveaux types de dangers, souvent perçus comme des risques dramatiques (de Bhopal à l’usine AZF, en passant par les marées noires, etc.) dont l’origine réside dans des interventions humaines dans et sur la Nature, interventions proposées et encouragées par nombre d’institutions et de personnalités scientifiques, dont l’autorité repose souvent encore sur le contrat éthique et épistémologique associant ‘Science et Société’, contrat implicite mais accepté. La devise proposée par Auguste Comte au dix-neuvième siècle, « Ordre et Progrès », sert de motto à ce contrat implicite. Elle est toujours l’antienne introduisant les multiples avenants budgétaires par lesquels se met en œuvre, année après année, le contrat suivant : si les citoyens acceptent l’Ordre (les programmes d’enseignement et de recherches scientifiques) que leur proposent les scientifiques autorisés, alors adviendra le Progrès des connaissances scientifiques ‘vraies’ et grâce à elles, la diminutions des dangers et par là des risques encore insupportables (‘unsustainable’) que rencontrent encore les sociétés humaines.  Présentation sans doute encore un peu caricaturale dans sa forme, mais en regard de laquelle on n’expose pas encore fréquemment d’alternatives explicites ; en revanche, les autorités politiques se réfèrent  volontiers à cette autorité scientiste dès qu’elles ont à justifier leur décision. Il y a peu encore, le Commissaire européen en charge de la santé et de la protection des consommateurs déclarait sans détour : « OGM : La science doit nous montrer la voie à suivre ». Rares furent (et sont encore) les autorités scientifiques qui expriment publiquement la responsabilité qui est la leur de s’exercer en permanence à la critique épistémologique interne des connaissances qu’ils produisent, connaissances dont les citoyens demandent qu’elles soient enseignables et actionnables, donc intelligibles, dans les contextes socio culturels dans lesquels elles s’entendent. Or dans le cas de la diffusion planétaire d’organismes et de plantes génétiquement modifiées de façon artefactuelle, comme dans bien d’autres, les citoyens savent d’expérience ancestrale que les certitudes en matière de prédiction des conséquences sont rares, tant les facteurs, interdépendants et évolutifs, affectant les processus concernés sont nombreux (et pas toujours pré-identifiables, et inégalement quantifiables de façon certaine). On comprend que le temps soit venu pour que bien des scientifiques, qui sont aussi des citoyens, s’interrogent désormais sur la légitimité épistémique et civique des connaissances qu’ils produisent et enseignent. Les clivages disciplinaires, étanches et hiérarchisés établis par le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte, enferment chaque ‘spécialiste discipliné’ dans un appareil de méthodes formalisées dites objectives et par là scientifiques ; méthodes censées porter en elles-mêmes leur légitimation épistémologique et par là éthique, sans que celles-ci aient à être reconsidérées. N’était-ce pas dans ces termes que Platon répondait à Ménon, dans un dialogue célèbre qui sert fréquemment  de référence académique ? C’est en questionnant à nouveau les termes de cette convention, qui repose sur quelques « postulats purs, à jamais indémontrables », remarquait J Monod  en 1970, convenant incidemment que cela induisait une « contradiction épistémologique profonde », que le scientifique comme le citoyen doivent s’interroger. Dès lors que le biologiste veut raisonner en termes de projets et non plus seulement en termes d’objets tenus pour indépendants des « observateurs /descripteurs/concepteurs » qui les considèrent, doit-on encore considérer qu’il « commet une faute grave ». Allait-on trente ans plus tard, continuer à faire comme si on n’avait pas perçu cette contradiction patente ? Nombreux étaient pourtant les épistémologues qui avaient attiré l’attention sur l’extrême légèreté (j’allais écrire, sur le manque de probité intellectuelle) de cette épistémologie positiviste s’autoproclamant réaliste : (« le mot positif désigne le réel », écrivait A Comte). J Monod, qui se référait volontiers à l’ouvrage de K Popper publié initialement en 1935, ignorait ostensiblement en 1971 « le Nouvel Esprit Scientifique » de G Bachelard publié en 1934, lequel concluait par un appel argumenté à une « épistémologie non cartésienne  … qui avive l’idéal de complexité de la science contemporaine … restaurant les solidarités entre les phénomènes ». J Piaget en 1968 reprenait le flambeau dans l’encyclopédie « Logique et Connaissance Scientifique », entouré de nombreux scientifiques éminents issus des principales disciplines, en soulignant : « Le fait nouveau, de conséquences incalculables pour l’avenir, est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus à l’intérieur même des sciences … Il devient nécessaire de soumettre à une critique rétroactive les concepts, méthodes ou principes utilisés jusque-là de manière à considérer leur valeur épistémologique elle-même. ». Méditation qui se poursuit depuis, jalonnée par quelques œuvres considérables campant ou restaurant avec E Morin, « le Paradigme Perdu » devenant le ‘Paradigme de la Complexité Générale’ (La Méthode, 1977-2004), en déployant les ressources du viatique Pascalien « Travaillons donc à bien penser. …  En cela consiste notre dignité », sans les réduire aux seules applications du ‘Syllogisme Déductif Parfait’ sévèrement axiomatisé par Aristote. Réflexion critique rétroactive que l’abord courageusement transdisciplinaire du « Risque Biologique » nous invite aujourd‘hui à exercer en s’adressant autant aux citoyens attentifs qu’aux scientifiques consciencieux : le lecteur sera je crois, surpris et admiratif en constatant qu’une trentaine de scientifiques issus de presque toutes les disciplines scientifiques peuvent échanger en s’entendant mutuellement autour de la problématique ‘politiquement risquée’ du Risque Biologique ; et ceci de façon constructive, sans jamais s’en prendre d’abord aux média qui, seuls, seraient responsables d’un chantage à la peur affolant les citoyens, lesquels en retour n’auraient comme seule issue que de tenir les académiciens scientifiques pour des boucs émissaires sans défense ! Sa surprise admirative s’élargira ensuite en constatant l’attention des auteur(e)s à considérer leurs lecteurs citoyens comme des individus normalement cultivés capables de comprendre la quasi totalité des arguments présentés dans un langage intelligible aussi fonctionnel que possible, évitant les formalismes que ne décodent que les spécialistes pointus. Ainsi le lecteur, qu’il se perçoive ou non concerné par le risque biologique, pourra-t-il au moins conclure : Les connaissances scientifiques actionnables générées selon des processus transdisciplinaires sont possibles : J’en ai rencontré au moins une. Et il est des scientifiques qui, générant ces connaissances plus éco-systémiques (ou géno - fonctionnelles) qu’analytiques, se présentant sous des formes plus heuristiques qu’algorithmiques, nous aident effectivement à élaborer des décisions d’action collective que nous puissions entendre consciemment et lucidement comme des paris. Ce n’est plus le scientifique qui sait ce qui est bon pour nous, c’est nous citoyens, qui, ainsi éclairés, assumeront notre responsabilité démocratique, consciente du risque collectif que nous prenons. L’exercice réalisé par l’équipe réunie autour du projet de Jean-Michel Panoff a le mérite d’être pionnier au moins par son envergure transdisciplinaire et son originalité thématique, plus projectif qu’objectif : Le concept de risque ne nous renvoie pas à un objet tenu pour indépendant de ses descripteurs, mais à un système d’interactions anthropiques enchevêtrées et évoluantes. Les propositions auxquelles les recherches conduisent sont plus argumentées et plausibles que démontrées et certaines. Il nous faut nous accoutumer à passer des conclusions « CQFD » (D pour Démontrer) à des propositions « CQFA » (Ce Qu’il Fallait Argumenter) rappelait volontiers le Logicien Jean-Blaise Grize. Paradoxalement l’exercice présente peu de risques sinon celui, faible, de déstabiliser les derniers cléricaux scientistes qui ont du mal à convenir que les 3 axiomes du Syllogisme parfait selon Aristote ne présentent pas un caractère d’évidence universelle et certaine, évidence s’imposant en raison et en toute circonstances à tous les humains capables d’exercer leur ingenium, « cette étrange faculté de l’esprit qui est de relier ». Il reste que l’exercice de ces pionniers constitue plus un point de départ qu’un point d’arrivée. Il propose un chemin que nous pouvons collectivement continuer à poursuivre. J’amorçais, in petto, cette réflexion en 2002 en achevant le livre que Bertrand Vissac avait intitulé « Les Vaches de la République. Saisons et Raisons d'un Chercheur Citoyen ». L’expérience d’un Directeur de recherche de l’INRA qui avait consacré une partie de sa carrière à la recherche sélective des variétés de bovins les plus immédiatement ‘productives’, et qui s’interrogeait ensuite sur la légitimité d’une recherche intensive qui avait conduit plusieurs années plus tard à ‘la crise de la vache folle’ méritait d’être méditée. Le sous titre le suggérait : à quelles  raisons un chercheur citoyen va-t-il se référer pour légitimer les résultats de sa recherche ? Questions que le chercheur scientifique doit se poser dès lors qu’il assume son statut de citoyen dans la cité. Les fins d’une recherche ne sont pas dans les moyens et méthodes mis en œuvre en situation pour la conduire. Là est je crois l’effet culturel le plus néfaste de l’héritage (« Un funeste présent » écrivait P Valéry) que laissent à nos sociétés les épistémologies positivistes : « Sans critiques épistémologiques internes, toutes les méthodologies scientifiques ne sont que ruines de la réflexion ». Cette exigence de réflexion sur la légitimation civique et épistémique de nos actions d’enseignement et de recherche est-elle aujourd’hui suffisamment reconnue par les institutions d’enseignement et de recherche et par leurs membres ? Si je peux risquer une analogie, disons que, sans la pression des ‘laïcs citoyens’, les ‘clercs scientifiques’ ont souvent du mal à se décléricaliser. L’appel citoyen contemporain au développement de connaissances que, faute de meilleur mot aujourd’hui, nous appelons ‘transdisciplinaires’,  rend particulièrement patente la nécessité autant que la légitimité de cet appel à l’exercice permanent d’une critique épistémologique permanente dans l’activité même de la recherche ; et par contraste, rend plus regrettable la légèreté de la culture épistémologique de trop de chercheurs scientifiques. Suffit-il de  se référer à quelques éminences scientifiques telles que Leibniz ou Einstein qui « laissant pour un temps leur travaux spécialisés, se sont adonnés à la construction d’une philosophie scientifique », pour légitimer ici et maintenant les connaissances transdisciplinaires que demandent les sociétés ? Là comme ailleurs c’est en marchant que se construit le chemin : Il n’est pas tracé d’avance. En s’attachant à développer notre intelligence du concept de risque biologique, l’équipe qui a produit cette exploration délibérément transdisciplinaire s’invite et nous invite à nous exercer désormais à cette critique épistémologique. Une épistémologie qui porte plus sur des « connaissances - processus’ qui puisse servir ‘à faire pour comprendre et à comprendre pour faire’, que sur des ‘connaissances - état’ qu’il serait légitime d’appliquer ‘sans chercher à comprendre ». Cheminements qui nous inciteront à passer du modèle de ‘la connaissance - cerise’ évoqué par JM Panoff, (cerise dont la physique serait le noyau, la biologie la pulpe et l’anthropologie la peau, fragile membrane), au modèle paradigmatique de la trinité humaine présenté par Edgar Morin entrelaçant Nature  (« Individu, Société, Espèce »), Culture  (« Cerveau, Esprit, Culture ») et Mental  (« Raison, Affectivité, Passion »), triple hélice dont les brins distinguables sont inséparables et toujours reconnus, se formant dans le « Milieu Cosmique et Planétaire » dans lequel elle se visse récursivement. Cheminements qu’illustre la genèse puis l’écriture de ce livre entrelaçant les réflexions, les études, les questionnements de trente neufs auteur(e)s ; riches d’expériences très diverses, ils sont tous attentifs à ‘la mise en reliance’ de leurs propres explorations « dans le champ des possibles » afin de contribuer, pas à pas, à « la restauration des solidarités entre les phénomènes » : N’est-ce-pas dans ces termes que G Bachelard définissait dés 1934 « Le Nouvel Esprit Scientifique » ?   Nous pouvons, grâce à eux, lire ce livre comme on déploie lentement un bel éventail, ou comme on médite devant un mur de pavés diapré. L’image de la herse de scène de théâtre, ce rail installé au dessus de la scène sur lequel on peut déplacer toute sorte de projecteurs de couleurs et d’intensités différentes, éclaire peut-être le lecteur : en cheminant, il active tel ou tels d’entre ces ‘projecteurs-points de vue’, si bien qu’à chaque chapitre, il perçoit la même scène éclairée différemment, images qui n’abolissent pas les autres points de vue qu’il se forme de cette scène. L’image qu’il en forme, s’enrichit de nuances et de contrastes qui stimulent son intelligence : à l’heuristique mimétique initiale de la peur du Risque se substitue peu à peu l’heuristique poïétique de l’élucidation des enjeux.  Ce livre  nous propose enfin un exemple de réponse possible au problème devenant dramatique de la dépossession de la connaissance par les citoyens en démocratie, problème qu’E Morin rappelle depuis longtemps avec insistance, en appelant à ce qu’il appelle « la démocratie cognitive » (texte repris dans le dernier volume de  « La Méthode : Éthique») :           « Les développements disciplinaires des sciences n’ont pas apporté que les avantages de la division du travail, ils ont aussi apporté les inconvénients de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement du savoir. Ce dernier est devenu de plus en plus ésotérique (accessible aux seuls spécialistes) et anonyme (concentré dans des banques de données), puis utilisé par des instances anonymes, au premier chef l’État. De même, la connaissance technique est réservée aux experts, dont la compétence dans un domaine clos s’accompagne d’une incompétence lorsque ce domaine est parasité par des influences extérieures ou modifié par un évènement nouveau. Dans de telles conditions, le citoyen perd le droit à la connaissance. Il a le droit d’acquérir un savoir spécialisé en faisant les études ad hoc, mais il est dépossédé en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent. S’il est encore possible de discuter au Café du Commerce de la conduite du char de l’État, il n’est plus possible de comprendre ce qui déclenche le krach de Wall Street comme ce qui empêche ce krach de provoquer une crise économique majeure ». Il n’est pas indifférent que l’on achève cette préface par cet appel à l’éthique sociale, et pas seulement par les références usuelles à une bioéthique concernant les seuls biologistes. Nos réflexions sur les enjeux éthiques des risques biologiques, ne peuvent se confiner dans le champ des débats des comités de Bioéthique. Il nous faut tous savoir gré aux biologistes contemporains qui prennent aujourd’hui le risque réfléchi de s’attacher à déployer notre intelligence des systèmes vivants en les concevant dans toutes leurs solidarités de nous inviter à considérer toutes les composantes éthiques en jeu dans notre engagement sociétal. La fascinante aventure de la connaissance humaine qui nous entraine engage notre responsabilité solidaire. « En cela consiste notre dignité ».  Jean-Louis Le Moigne, novembre 2012.

[1] P Valéry, ‘Vues’, 1948, p 54