La réforme du vrai

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Il est des écrits d’historiens des sciences qui relèvent d’une entreprise de salubrité publique, même lorsque, c’est le cas ici, l’intitulé de leur ouvrage semble passablement dissuasif : Que peut-être bien être la réforme d’un concept aussi polymorphe que ‘le Vrai’ ? Mais lorsque cet historien est lui-même scientifique de belle culture, riche d’expérience tant en recherche expérimentale (physiologie végétale ) qu’en recherche historique, attentif en particulier au développement des connaissances depuis l’antiquité (‘Métallurges cananéens et origine des civilisations’), le lecteur dés les premières pages est passionné : peut-on ne pas s’interroger sur cette ‘évidence… de l’intime adéquation entre les affirmations de la science et la réalité des faits’ (p.19) qui autorise l’assurance de tant de scientifiques ? : ‘La question de la véracité de la représentation du monde par la science est cruciale. C’est elle qui détermine la mesure dans laquelle l’homme s’autorise à penser les alternatives au monde moderne’. (p.20) La science peut-elle à la fois ‘constituer le moteur des changements et imposer des limites contre les dits changements’ ? 

Ne faut-il pas alors examiner calmement les fondements de la science moderne trop assurée ‘du statut de vérité universelle’ des énoncés qu’elle produit ? Ne suffit-il ‘pas pour cela d’un examen minutieux de ses méthodes et objectifs, parfaitement visibles à ses débuts aux XVII° et XVIII° siècles. Il s’avère en effet que dés son origine, ce mode d’investigation s’est élaboré sur la base d’une transformation de la notion de vrai… Or cette reforme du vrai s’est fondée sur des critères idéologiques que le monde moderne s’est empressé d’oublier’

Nous pouvons maintenant entendre ce que nous dit le titre du livre : ‘La réforme du Vrai’ est l’histoire dont la façon dont la science moderne, de Descartes et Newton à nos jours s’est construite sur une idéologie dont nous avons tous oublié les préceptes fondateurs et les postulats définissant les rapports de l’Homme au Monde. Or ‘cette histoire de la réforme du Vrai qui se forme en Occident au XVII°-XVIII° siècle n’est pas forcément très glorieuse’. Si nous en convenons, il devient alors possible de repenser ce rapport. Pour cela il suffit d’abolir la souveraineté d’un savoir fondé sur la reforme du vrai. Et cela n’a rien d’impossible à concevoir »

C’est ce défi que N Amzallag va s’attacher à relever au long des trois cent pages qui suivent. Quitte, trop souvent à mon gré, à oublier que de 1710 (G Vico) au XX° siècle (G Bachelard, J Piaget, H Simon, E. Morin, …), nombre d’autres avaient déjà, par d’autres voies parfois, solidement reconstruit un paradigme épistémique alternatif au ‘grand paradigme d’Occident’ (E. Morin). Comme la voie qu’explore ici l’historien est celle d’un examen critique interne, conduit par un praticien riche d’expériences et fort cultivé, il va solidement documenter le dossier et ainsi contribuer à son tour à relever ce défi.

Ceci par de multiples investigations dans les histoires trimillénaires de la science, en reconsidérant, dans le détail à l’occasion, la légitimité des méthodes mises en œuvres et les impasses sur les hypothèses tacites bien souvent dissimulées à l’abri d’un acte de foi absolue en le Déterminisme universel de la Réalité ; Réalité tenue pour objectivement assurée dans son unique essence. Le chapitre d’ouverture, qui nous conduit du mythe des pommes d’or du jardin des Hespérides au récit de la chute de la pomme de Newton que nous tenons toujours pour ‘le mythe fondateur de la science moderne, perpétuellement réactualisé depuis plus de trois siècles’ (p31), va camper ce débat de façon imagée : l’influence de l’éthylène sur la maturation d’une pomme, selon qu’elle tombe ou qu’on la cueille, va susciter la formulation de ‘deux représentations qui ne concordent pas et que l’on tiendra souvent pour antagonistes et par la s’excluant mutuellement : ‘l’une est déterministe alors que l’autre fait appel à des processus d’auto organisation’ (p30) : les premières naitront d’une volonté de prédiction et de maitrise, les seconde naitront d’une volonté de compréhension et d’attention aux possibles.

Si la première exclue la seconde par principe idéologique sacralisé, scientifique et citoyens ne devront-ils pas être conscients de cet appauvrissement ? : Ce ne serait plus ‘vers le jardin des délices éternels’ que conduirait la science moderne, mais tout au plus vers un parc d’attractions’. Dés lors ‘clarifier le statut de la vérité scientifique en devient d’autant plus nécessaire’. (p.32). C’est à cette tentative d’élucidation des enjeux du concept de vérité scientifique que N Amzallag va s’attacher en ‘se plongeant dans des considérations historiques’ aussi diverse et documentées que possibles.

Il va pour ce faire parcourir le labyrinthe des connaissances humaines en s’intéressant surtout au temps et au contexte de leur acquisition comme de leur perte du statut exclusif de ‘vérité scientifique’. Déambulation qui lui permet de recueillir de nombreux exemples qui chaque fois incitent à s’interroger sur la légitimité non pas tant des méthodes que de l’interprétation de leurs résultats dés lors qu’on les prétend comme seuls vrais : Si l’on ne veut pas reconnaitre qu’une pomme que l’on cueille délibérément sur un arbre (qui peut-être celui de la connaissance ?) n’est pas la même pomme que celle qui tombe aléatoirement de l’arbre sous lequel Newton méditait, comment tenir pour ‘seul scientifiquement vrai’ un énoncé produit en ne considérant que la pomme qui tombe ?

L’allusion au mythe biblique de la Pomme ne se légitime ici, artificieusement, j‘en conviens, que parce qu’elle introduit l’argument pivot sur lequel N Amzallag va s’appuyer pour éclairer son ‘enquête sur les sources de la modernité’ : Le préfacier du livre, Matthieu Calame, a mis en valeur ce point en des termes que je me permets de reprendre intégralement :  

« L'originalité de l'investigation de Nissim Amzallag par rapport aux auteurs qui l'ont précédé, n'est donc pas là. Evacuant d'emblée les clichés de l'historiographie traditionnelle d'une science s'arrachant à la religion, puis s'y opposant, d'une raison triomphant des superstitions, il met au contraire en évidence la profonde cohérence de la trajectoire intellectuelle de l'Europe religieuse, politique et scientifique, à partir de la Renaissance, jusque dans la permanence de ses tensions. Il ne s'agit donc pas de dire que la religion portait en germe des protoéléments de la science moderne, ni que la science moderne serait une nouvelle religion, mais bien qu'en tant qu'effort de l'esprit humain pour donner du sens au monde, les frontières entre science, philosophie, religion et même politique, sont floues. Toutes manipulent des représentations et des modèles qu'elles s'empruntent allègrement. Rien donc de surprenant que le darwinisme ait engendré le darwinisme social. Darwin avait lui-même emprunté ses concepts à Malthus et Spencer - père de la formule « survie du plus apte». Nissim Amzallag nous fait d'ailleurs remarquer que tant en économie qu'en biologie, tout cela ressemble furieusement à la théorie de la prédestination, qui se trouve au cœur du calvinisme continental et de sa version écossaise, le presbytérianisme. »

Ce type d’argument, fort bien développé en filigrane du texte, est parfois présenté de façon un peu trop dominante: En proposant d’autres interprétations de la formation du Paradigme d’un ‘Vrai Scientifique’ qui ne soient plus exclusivement fondées sur les postulats d’Objectivité, (« Postulat pur, à jamais indémontrable... le postulat d’objectivité est consubstantiel à la science » répétait J Monod en 1970, ‘Le Hasard et la Nécessité’, p. 32-33) et de Déterminisme Universel, N Amzallag semble quelquefois vouloir substituer une explication plus ‘vraie’ à l’explication retenue par la ‘Science moderne’;

Proposer une hypothèse alternative plausible qui contribue à éclairer sans prétendre seule expliquer un phénomène irréductible à une explication simple, s’avère très souvent pertinent. (Ainsi ici, celle de la prégnance de l’héritage culturel du calvinisme continental dans la culture scientifique moderne). Mais éclairer, rendre plus intelligible, étayer une argumentation pour l’action ici et maintenant, n’est pas proposer une explication garantie plus ‘vraie scientifiquement’

N Amzallag assurera que cette suspicion à l’encontre de l’essentiel de son propos (reconsidérer le ‘scientifiquement vrai’ affiché par la plupart des institutions scientifiques contemporaines) est injuste : toutes les discussions critiques de présentation des vérités scientifiques qu’il expose tout au long de son livre lui donnent manifestement raison. Mais, comme pour chacun de nous, sa pensée est parfois biaisée par la polyvalence du langage par lequel nous exprimons les concepts épistémiques En particulier les concepts de Vérité, de Vrai, de Véritable.

Lorsqu’un homme politique assure qu’il ‘parle Vrai’, son lecteur n’est pas dupe de la qualité de ce Vrai, tenu en général pour conjecturel et contingent. Mais lorsqu’un scientifique assure que son expérience garantit le Vrai de ce qu’il affirme, le citoyen tient son propos pour une certitude et non pour une conjecture plausible parmi d’autres : Ainsi la théorie darwinienne nous dirait la Vraie nature de l’Evolution ou la théorie Newtonienne de la gravitation nous dirait la Vraie nature de la Gravitation ? Comment alors permettre au citoyen de distinguer le ‘certainement Vrai’ (assurant le ‘certainement prédictible’) du ‘actuellement plausible’, qui implique ‘la reconnaissance de l’imprédictibilité’ ?

Peut-on alors assurer que ‘cela ne signifie pas pour autant qu’une véritable connaissance soit impossible à développer’ ? C’est ce concept de ‘véritable connaissance’ qui embarrasse le lecteur. S’il reste attentif et pensif, il verra pourtant que ce n’est pas sur un critère de vérité que repose la conception alternative de la science qu’argumente avec brio N Amzallag : ‘Cet ouvrage n’a pas pour ambition de promouvoir irrationalité et relativisme. Une science émancipée de la réforme du vrai est totalement concevable. C’est une science qui ne cherche pas à museler coûte que coûte le démon de la variabilité, mais plutôt à en comprendre les manifestations. C’est une science qui fonde ses critères de validité non pas sur la capacité prédictive établie dans un univers normatif et idéalisé, mais sur la possibilité de rendre compte de l’origine des processus, tels qu’ils apparaissent.

En accordant la primauté à ces critères, il y a toutes les chances de voir éclore une science nouvelle bien plus solidaire de son objet d’étude, bien plus créative, et aussi bien plus humble dans ses perspectives d’applications pratiques. Une fois instaurée, la terre cessera alors de devenir le terrain d’expérience d’une science niant le caractère le plus fondamental de tous ses objets d’études, leur singularité’. (p.302)

Pour étayer le paradigme épistémologique qu’ainsi il élabore, N Amzallag s’attache à un travail d’historien scrupuleux plongeant dans des textes souvent peu cités par les historiographes de la science moderne : certains d’entre eux sont tristement révélateurs de la prégnance de l’arrogance de tant d’experts scientifiques contemporains. Je retrouve par exemple des affirmations d’A Comte, (‘Plan des travaux scientifiques’, 1822), le père spirituel incontesté de la Science Positive, qui devraient inquiéter les citoyens ne bénéficiant pas du statut de scientifiques : « Son action (celle du peuple) …. s’exercera dans la direction établie par les travaux scientifiques, puisqu’elle se proposera pour but, non l’invention du système à constituer, mais l’adoption de celui qui aura été déterminé par la politique positive ». (p.304, note 1).

Si la science ne pense pas, qui pense pour elle ? Seulement les scientifiques assermentés ? Ou aussi les praticiens de tous types, tous les citoyens, symboliquement rassemblés et délibérant sur l’Agora, collectivement conscient de la communauté de destins des humains sur la planète ?

L’hypothèse que les citoyens soient capables de penser par eux même en s’interrogeant sur les postulats de base, les modes de penser et les critères de légitimation retenus par les scientifiques assermentés pour ‘établir, par des travaux scientifique, la direction politique de la Cité’ n’était manifestement pas considérée par A Comte ! Est-elle mieux considérée deux siècles plus tard ? Sans doute chacun voudrait que la culture scientifique et la culture civique se développent en permanente réciprocité ; Mais hélas, là où le citoyen voudrait ‘valoriser’ en se les appropriant les connaissances scientifiques (Faire pour comprendre), le scientifique ne condescend souvent qu’à ‘vulgariser’ les connaissances qu’il produit à l’intention du ‘vulgaire’ qu’est à ses yeux le citoyen - praticien ; Ceci sans se tenir pour concerné par le projet civilisateur que porte ce citoyen. Parviendrons nous à nous convaincre mutuellement que, scientifiques aussi bien que praticiens, chacun peut et doit s’exercer à la critique épistémique interne des connaissances qu’il produit, transforme, enseigne, actionne.

N’est ce pas un le mérite de cette sérieuse ‘enquête sur les sources de la modernité ‘ que de nous inviter à nous approprier la conscience de cette responsabilité collective : ‘L’humanité est son œuvre à elle même’, elle ne peut se défausser de sa responsabilité sur ‘les Prêtres et les Prêtresses seuls détenteurs du vrai savoir’ que Platon opposait à Menon qui s’interrogeait sur ‘la Vérité’ des connaissances qu’il produisait et transformait. N’est ce pas « en cela que consiste notre dignité », nous rappelait Pascal

La richesse documentaire de l’enquête de N Amzallag, devenant veille civilisatrice plus encore que spécifiquement scientifique, si elle permet des diagnostics solides à la disposition des revues scientifiques étoilées comme des pages scientifiques des magazines, ne constitue pas par elle-même la formation de quelques prescriptions : Suffit-il de conclure en en assurant « C’est alors que la réémergence durable d’un vrai sans réforme devient possible. » ‘(Ultime phrase de conclusion, p 314) pour que ce possible puisse advenir ? Si l’historien peut scrupuleusement s’arrêter aux conclusions de l’enquête, le citoyen, qu’il soit praticien ou scientifique de profession, peut-il se résigner et attendre que les institutions scientifiques assument leur propres reforme culturelle ?

Matthieu Calame nous rappelle en achevant sa stimulante ‘Lettre ouverte aux scientistes que si ‘le scientisme est déjà mort dans son principe intellectuel…il demeure par la force de nos habitudes, le rappel de ses gloires passées (pas toujours très glorieuses nous montre N Amzallag) et par l’activisme de ses sectateurs’. (p 145). Ne faut-il pas alors que ce soit les citoyens qui interpellent les scientifiques et qui les invitent au dialogue sur un terrain qui hélas ne leur est guère familier, celui de ‘la critique épistémologique interne’ (J Piaget 1967) de leurs activités ?

Puis je conclure alors par cette appel de J.P. Dupuy (2003): « La réflexion sur la science doit faire partie intégrante de la culture citoyenne : De ce point de vue, hélas, la plupart des scientifiques ne sont pas plus cultivés que l'homme de la rue. » (Extrait de « Le problème theologico-scientifique et la responsabilité de la science») Ne nous résignons plus : Ensemble, citoyens et scientifiques, nous pouvons nous attacher à mettre la science en culture’. L’historien ici nous y aide puissamment, nous incitant à ‘conserver dans nos esprits et dans nos cœurs la volonté de lucidité, la netteté de l’intellect, le sentiment de la grandeur et du risque de l’aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain … s’est engagé’. (P Valéry, 1936)

JL Le Moigne, nov. 2011