Questions urbaines
Note de lecture par BOUDON Philippe
Le pluriel du titre du livre de Guy Burgel n’est pas, selon l’auteur lui-même, sans écho avec celui de l’ouvrage de Manuel Castells paru dans les années 70. La question urbaine s’inscrivait dans une représentation marxiste qui voyait dans la ville, avec Henri Lefèbvre, une projection de la société sur le sol. Questions urbaines – et d’abord le pluriel du titre - démontre à souhait que le rapport de l’espace à la société est d’une complexité toute autre que celle qui s’exprime dans un binarisme simpliste. Chaque titre de sous-chapitre y développe avec concision et de façon percutante les thèmes constitutifs de la complexité urbaine actuelle. Nombre d’exemples y sont commentés dont l’auteur tire les leçons. Pour n’en citer que quelques uns : voies sur berge à Paris, Serres d’Auteuil, Quartier du Marais à Paris, ainsi que Grand Paris, naturellement, sont autant de cas divers de réflexion pour la géographie urbaine. Si « la » question urbaine se donnait globale, la complexité enchevêtrée des multiples questions urbaines est éclairée par une argumentation soutenue qui, après nombre d’ouvrages antérieurs du même auteur, se donne comme le rassemblement synthétique de longues années de réflexions sur la politique de la ville et de fréquentation d’acteurs multiples de cette politique. La question majeure qui est posée est celle de savoir pour quelle raison la ville ne donne pas lieu à débat public, ce, au moment même où la moitié de la population du globe devient urbaine.
Peut-être faudrait-il, sur cette question du « débat », s’interroger sur le langage qui permettrait de rassembler ses éventuels participants. La récente publication des Presses de la Sorbonne, La ville prise aux mots (2017), montre en effet la surenchère de qualificatifs à laquelle donne lieu « la ville » – mot toujours pris au singulier – selon que les uns la voient générique, diffuse, poreuse, globale, insulaire, numérique etc.. On pourrait être tenté d’ajouter les souhaits de ville d’inclusion, de progrès, d’aménités et de respect, que propose l’auteur en demandant en conclusion Quelle ville voulons-nous ? Mais heureusement c’est là plutôt une chute pour un ouvrage qui, loin de globaliser la ville, la distribue en de multiples questions. Et si tel architecte ou tel acteur peuvent parler de la question de la ville ce sont bien des questions que soulève Guy Burgel. On ne saurait les énumérer toutes et il se trouve que certaines sont aux yeux du chercheur plus de véritables questions que d’autres pour ce qu’elles comportent un point d’interrogation. Ce sont celles que je retiendrai ici, sans nier que l’acteur puisse avoir, se son côté, des questions pouvant se passer de point d’interrogation. La table des matières permet de discerner ces questions :
La mobilité dans la ville, mal absolu ?
Intensification ou dilution urbaine ?
Verdurisation de la ville ?
Circulation ou immobilisation ?
On notera que ces trois dernières s’inscrivent dans le même chapitre, lequel pose lui-même une « question » : Le développement durable : idéologie ou politique ? On notera aussi que la précédente, qui ne figure pas dans ce chapitre l’amorce cependant. Cet ensemble comporte donc une unité qui pourrait faire système en plaçant malgré tout la mobilité en place de choix.La mobilité dans la ville, mal absolu ?
C’est peut-être la question majeure, en raison de sa complexité, celle qui convaincra à coup sûr le citoyen curieux de la ville de lire l’ouvrage. Elle oppose une vision statique de la ville et une vision dynamique. « Malheureusement urbanistes et politiques semblent brouillés avec la mobilité » écrit Guy Burgel. Il souligne une possible confusion chez les uns et les autres entre « immobilier » et « immobilité ». Mais ce qui pourrait apparaître comme un plaisant jeu de mots va sans doute bien au-delà et j’y verrai pour ma part une question épistémologique. Car si le géographe peut être attentif à la diachronie des processus temporels qu’il analyse, l’urbaniste et le politique ont pour tâche de tracer des plans susceptibles de donner forme – synchronique donc -, ne serait-ce que provisoire, aux formes urbaines. Par épistémologique j’entends une question qui dépasse par nature les réactions de participants à quelque « débat » dès lors que l’opposition entre synchronie et diachronique paraît constitutive de la complexité urbaine. Une thèse saillante soutenue dans ce passage est que les décideurs se donnent trop souvent pour but de réduire les distances entre domicile et lieu de travail, alors même que la mobilité ne peut que se développer et qu’il convient donc, écrit G. Burgel, non de la freiner, mais de l’organiser.
Si on peut retrouver dans l’objectif de rapprocher travail et logement le souvenir, sans aucun doute anachronique, du fonctionnalisme de la Charte d’Athènes, celle-ci, bien que largement critiquée, continue d’avoir des effets paradigmatiques. Au regard de mobilités qui se développent aujourd’hui, comment envisager la mobilité dans un projet, un plan, une organisation, comme on voudra l’appeler, qui, malgré tout, est du ressort sinon de l’immobilier, à tout le moins de l’immobilité, tant celle des édifices que celle des infrastructures qui, qu’on le veuille ou non, immobilisent la mobilité ? Car ce qui est mobile l’est toujours au regard de quelque cadre immobile. L’opposition entre synchronisme et diachronisme m’apparaît donc bien comme une question épistémologique. D’autres solutions pour penser la mobilité ont été envisagées et Guy Burgel critique celle prônée jadis par Marc Wiel « qui voulait réduire vitesse et mouvement dans une slow city généralisée, vivant en autarcie locale ». Le volontarisme paraît commun à la Chartes d’Athènes et à la Slow city. Pourtant des réflexions ultérieures de Marc Wiel sur la mobilité (Le Grand Paris L’Harmattan 2010) m’ont personnellement fait comprendre que la diversité des mobilités – physique, résidentielle, sociale - n’était pas simple homonymie, lorsque l’auteur demandait par exemple « de ne pas compter uniquement sur la mobilité quotidienne (se déplacer) pour accéder aux emplois, mais également sur la mobilité résidentielle (pouvoir déménager) ». C’est dire que peuvent s’inscrire diverses « mobilités » sous ce mot : mobilité physique, résidentielle ou sociale, étant en relation les unes avec les autres. Marc Wiel demandait pourtant dans Le Grand Paris de « ne plus amalgamer les différents types de mobilité dont l’impact sur l’aménagement est différent ». Mais elles sont amalgamées dans leurs effets et alors se pose bien la question, dont je n’ai pas la réponse, de les organiser. Comment ? il est possible que nous n’ayons pas la réponse, mais c’est toutefois une avancée que de la poser dans la complexité qui est la sienne. Si l’on ajoute à l’imbrication complexe des diverses mobilités leurs effets écologiques sur le développement durable, « la nécessité de prendre en compte dans l’économie générale des déplacements et de la matérialité de la ville (configurations spatiales et architecturales de l’habitat) » qui est, écrit Burgel, « aussi indiscutable qu’ambiguë », on se demandera comment un quelconque « débat » pourrait intégrer une telle complexité pour ce qui est des seules questions liées à la mobilité[1]. Ainsi Guy Burgel rappelle les paradoxes de l’ « effet barbecue » décrits par Jean-Pierre Orfeuil[2] : « contrairement à l’attente, les périurbains, qui passent les week-ends dans leur jardin, peuvent générer, malgré leurs déplacements motorisés en semaine, un bilan carbone inférieur aux « bobos » parisiens, qui partent en 4 x 4 dans leur maison de campagne ou même en avion pour découvrir une ville européenne ». On le voit, les questions de mobilité, déjà multiples et enchaînées, s’imbriquent encore dans la notion de développement durable : « Les impératifs du développement durable ajoutent encore à ces malentendus des mobilités urbaines ». C’est donc sur cet autre « espace de référence » (pour employer un terme architecturologique qui situe le développement durable dans l’ordre de la conception architecturale ou urbaine) que débouche la question de la mobilité dans le chapitre qui suit par Burgel sous forme encore de question : idéologie ou politique ?Intensification ou dilution urbaine ? Cette fois l’« effet barbecue » se trouve relativisé par Burgel : « on veut bien être sensible à l’« effet barbecue » (…) déjà décrit, mais pas au point de croire que des familles périurbaines modestes, contraintes d’être multimotorisées pour assurer leurs déplacements professionnels et familiaux, participent à la défense environnementale de la planète ». On voit que l’ « effet barbecue » peut donner lieu à des interprétations variables, amoindrissant ou augmentant les conséquences environnementales.
Il en va de même d’une notion telle que celle d’ « intensification » travaillée par les architectes que Guy Burgel utilise en confiance. Mais il ne semble pas que les architectes en formulent de leur côté une quelconque définition, tandis que le géographe compte sur le « talent des architectes » en la matière. Plus qualitatif que celui de densité, celui d’intensité introduit-il une précision alors même que celui de densité, plus quantitatif, reste ambigu en raison de l’échelle variable à laquelle il peut être entendu ? « Densité » ou « intensification », les termes d’un débat sont-ils suffisamment partagés pour qu’un tel débat puisse avoir lieu, et en quel lieu ?Verdurisation de la ville ?
Avec cette formule : « Les arbres ne doivent pas cacher la forêt de la société », Guy Burgel résume sa position relative à la place équivoque tenue par l’écologie et argumente avec le cas très parlant des arbres de l’ hôpital de Sainte-Perrine : « Dans cet espace vert entourant un hôpital gériatrique dans le 16ème arrondissement de Paris, la suppression de quelques arbres pour la construction d’une résidence pour les jeunes infirmières de l’assistance publique, dont on sait la difficulté, et l’intérêt pour la collectivité à ce qu’elle soient logées dans la capitale entraîna un tel barrage des Verts (…) que le projet fut abandonné ». Le simplisme ici l’a donc emporté sur la complexité. Or on peut se demander si tout débat ne conduit pas à cette élimination de la complexité au profit, non de la simplicité, mais du simplisme. Circulation ou immobilisation ?
Chacun de nous peut avoir son avis relatif à la suppression de la voie sur berge pour les automobiles et un débat opposerait sans doute ceux qui sont pour et ceux qui sont contre. En critiquant l’entêtement de la maire de Paris à maintenir une décision de suppression malgré l’avis « négatif d’une commission d’enquête et l’opposition des maires de banlieue » Guy Burgel est conduit à tenir que « c’est l’abondance de l’offre, et non la restriction de la demande qui peut conduire le consommateur à de nouveaux comportements » : une offre aux habitants et notamment aux banlieusards de « moyens de traversée ou de contournement de Paris autres qu’un boulevard périphérique saturé ». On le voit, la lecture de Questions urbaines, dans un cas aussi immédiatement porteur d’avis personnels, sans doute justifiés pour chacun, débouche sur une question proprement politique, et c’est sans doute bien le projet de Burgel que de montrer les questions politiques - avec un petit p peut-être mais ce n’est pas sûr -, sur lesquelles débouche l’analyse des phénomènes urbains : La nécessité d’une vision politique est ainsi le titre de la dernière section précédant la conclusion.
Reste à savoir si la complexité de telles questions les rend traitables par un débat. Car un débat supposerait que les débatteurs s’entendent via un minimum de langage commun. Le livre évoque le « débat » qui a eu lieu entre Jacques Lévy et Éric Charmes, Lydie Launay et Stéphanie Vermeersch à l’endroit de l’expression, utilisée par le premier, de « gradient d’urbanité » … « dont l’expression paradoxale, écrit très justement Burgel, accole un semblant de mesure objective et une notion sociétale assez vague » (au passage, on pourrait faire la même lecture du couple de notions « densité », « intensité »). Or il est à noter que la défense de Jacques e Lévy consistait à rejeter la critique qui lui était faite, pour ce qu’elle portait sur des textes « grand public ». Mais, à mon sens, c’est bien la question que pose tout débat que celle de savoir quel niveau d’acceptation de la complexité il permet. Le caractère intermédiaire entre expression de langage ordinaire et véritable conceptualisation de mots tels que « gradient d’urbanité » pourrait résumer à lui seul le problème que pose pour moi l’idée d’un débat sur la ville. Tout débat ne peut se dérouler que selon un usage ordinaire du langage et c’est le cas de la reprise de l’expression susdite par Guy Burgel lui-même (p. 19), lorsqu’il utilise lui-même cette expression en écrivant que « s’il y a un « gradient d’urbanité », il est d’abord dans cet accès inégalitaire de la ville » (p. 77). Il semble que ce serait une tâche de la réflexion sur la ville que de s’interroger de façon critique sur les mots employés que résume bien ce cas de « gradient d’urbanité ». Mais surtout, l’idée de débat soulève la difficulté d’une ambigüité entre usages du langage ordinaire et nécessité de conceptualisation de la complexité menant forcément à quelque jargon, en utilisant ici ce mot de façon positive. La ville prise au mot, citée plus, haut montre que la tâche de conceptualisation s’imposerait.
A ce titre je terminerai cette note de lecture par un mot sur la section qui ouvre l’ouvrage intitulée L’illusion spatiale. Non pour la critiquer, la causalité spatiale pouvant caractériser un déterminisme géographique tenace, que Guy Burgel semble justifié à écarter, mais pour proposer de nuancer la chose. Car si on doit admettre la tendance de la pensée sur la ville à succomber aux démons simplificateurs (p 21), l’illusion spatiale que veut dénoncer Guy Burgel est, pour aller vite, celle qui consiste à penser que l’on peut régler par l’espace des questions sociales et politiques. Il n’en reste pas moins que dans certains cas l’espace peut servir à quelque chose. Lorsque Burgel expose la distinction à faire entre radio-concentricité antérieure des déplacements de la Métropole et tangeantialité croissante, ou, lorsqu’il énonce Les deux géométries de la France, il s’insinue bien dans sa propre réflexion une spatialité. Celle-ci; plutôt que d’être écartée au profit d’une pensée politique requiert malgré tout une pensée de l’espace, pensée dont la géométrie du mathématicien n’a pas le secret et qui s’imposerait cependant comme tâche pour la pensée des questions urbaines. Nulle « géographie », nulle « géométrie » ne paraissant avoir le secret d’une telle spatialité, il n’en reste pas moins qu’il s’agirait de la penser, sauf à retomber dans l’idée trop simple de projection de la société, ou de la politique, sur le territoire. Si la priorité du politique sur l’espace est souhaitable, elle ne dispense pas de s’interroger sur la place de l’espace dans la politique.
Les multiples examens de cas d’un grand intérêt pour une telle tâche menés par Guy Burgel accréditent l’idée de ne pas rejeter l’espace comme une illusion, mais à tenter de cerner la dualité d’un espace qu’on pourrait dire politique et d’un espace géographique, urbain, architectural, physique, - de quelque façon qu’on le nomme -, dans la complexité de leurs articulations multiples : questions urbaines plutôt que question de la ville.
* * *