Le projet du projet

Note de lecture par MARTOUZET Denis

Jean-Jacques Terrin nous propose un livre, intitulé « Le projet du projet, Concevoir la ville contemporaine », paru aux éditions Parenthèses en juin 2014. L’auteur présente l’ouvrage comme la synthèse d’enseignements qu’il a dispensés à l’Université Technologique de Compiègne et à l’Ecole d’Architecture de Versailles, lieux de pédagogie du projet et par projet, augmentée d’apports liés aux recherches menées pour le compte du Plan Urbanisme, Construction, Architecture. Cela explique en grande partie la triple portée de son contenu : descriptif et explicatif, pédagogique et normatif.

Composé de quatre parties, l’ouvrage embrasse le champ très large qui va du constat d’une situation actuelle, celle de la société urbaine, intégrant les changements globaux en œuvre et les modifications du rapport de l’homme à son espace, jusqu’à la nécessité d’innover en termes d’action pour la fabrique de la ville prise en compte dans son contexte local et global, en passant par l’analyse et la critique des manières de faire actuelles, ancrés dans des logiques qui ont pu faire preuve d’une certaine efficacité mais qui sont dorénavant en rupture par rapport aux enjeux.

Comme le champ est vaste, le texte ne peut le couvrir dans son intégralité. Aussi l’auteur choisit-il de procéder par touches successives. Celles-ci sont de trois types différents : des chapitres ciblés (par exemple : « de nouvelles relations entre public et privé », « formes urbaines et densité » ou « création et conception »), des exemples concrets de projets (« le Red Carpet d’Amsterdam », « Tirana, la ville informelle », « Tokyo Fibercity 2050 »), de courts textes de spécialistes sur telle ou telle question (« L’usager est-il un concepteur ? » par Nadia Arab, « La privatisation des villes » par Isabelle Baraud-Serfaty ou « La pratique de l’atelier Renzo Piano » par Loïc Couton). Les exemples cités ici visent aussi à montrer la grande capacité de l’auteur à jouer sur plusieurs registres, théorique ou général, cas d’études pratiques particulièrement illustratifs, propos montrant l’ampleur planétaire de la situation problématique et propos hyper-localisés, tentatives de réponses locales au problème global. L’ensemble est par ailleurs très largement et agréablement illustré : plans et cartes, graphiques, très belles photographies. Dans cet ensemble, le lecteur peut se laisser mener par la structure proposée ou choisir son itinéraire.

On regrettera cependant que cette façon de procéder, par touches successives, ne donne pas à voir de façon plus évidente le fil directeur de l’ensemble qui pourtant existe et, d’une certaine façon, reprend la trame classique du projet, d’un diagnostic à des solutions alors même que cette trame est disqualifiée par Jean-Jacques Terrin en ce qui concerne le projet. Il ne s’agit cependant pas d’un projet mais d’un discours sur le projet : un projet du projet.

L’auteur entame son propos par un double bilan, dans une première partie intitulée « observer les signes du changement ». D’une part, ce bilan porte sur les modifications majeures du fonctionnement du monde, les enjeux actuels, les risques encourus liés à la trajectoire de l’évolution actuelle du monde, à différentes échelles. Le ton n’est pas catastrophiste, il est néanmoins « sereinement inquiet ». Inquiet dans le sens où le constat est très négatif, serein dans le sens où existent des solutions, du moins il est possible d’en élaborer, ce qui est le propos central de l’ouvrage. D’autre part, et en lien avec ce qui précède, il montre comment apparaissent, ici et là mais pas partout, de nouvelles manières de traiter (de) l’urbain et (de) son organisation et les nouvelles conditions dans lesquelles les innovations doivent et peuvent émerger. On note avec attention le soin qui est apporté à l’exposé de l’idée d’imbrication des phénomènes en œuvre ou à venir et qui complexifient la situation et son évolution, idée qui conforte celle de nécessité de prise en compte de la complexité comme mode de pensée et de l’incertitude comme contexte inéluctable de l’action à concevoir et à mettre en œuvre. La complexité, telle qu’utilisée ici, mais non explicitée formellement, renvoie aux avancées conceptuelles d’un Le Moigne ou d’un Morin et draine, au-delà de ce constat, l’ensemble de l’ouvrage. Cette complexité, et l’incertitude qui lui est inhérente, découle, entre autres, de la triple crise (économique, énergétique et environnementale) dont la dimension urbaine est première mais dans un jeu d’imbrication d’échelles, du planétaire au quartier en phase de réappropriation, en passant par les processus de métropolisation mais aussi les phénomènes de décroissances urbaines localisées.

La deuxième partie « comprendre le rapport au monde » traite du regard que l’on – la société dans toutes ses composantes – porte sur le monde. Alors que la première partie rapportait un regard d’expert, d’analyste, il s’agit là d’un regard sur les différents regards qui sont portés sur les changements en cours et leur analyse. Il s’agit donc d’un exposé de débats et de controverses, puisés tant dans les approches théoriques que dans l’analyse des pratiques professionnelles, quant à la compréhension des phénomènes actuels de différentes natures et leur dimension spatiale : l’entrée doit-elle être celle du métabolisme urbain, celle de l’information et de la cognition, celle des ressources naturelles ? L’objectif est de révéler des leviers non d’actions mais de réflexion visant à infléchir les tendances, voire les contrecarrer. L’argument central repose sur l’idée de ne pas continuer à opposer les termes des débats mais de chercher, par leur nécessaire coexistence révélatrice de la complexité de la réalité, à faire émerger de nouvelles problématiques ou de nouvelles formulations des problématiques actuelles, de nouveaux langages reliant les spécialistes et professionnels de mondes cognitifs différents bien qu’ayant des objectifs similaires, des liens innovants entre eux, en termes de coopération et de négociation, voire de co-innovation.

La troisième partie, « anticiper de nouvelles stratégies de conception », se situe dans la lignée des réflexions sur l’état du monde et sur nos manières de faire mais n’est pas encore dans l’action. Elle en donne à la fois les prémisses et les conditions, en mettant d’abord en avant le caractère résolument obsolète du processus traditionnel de conception. Cette obsolescence est consécutive à plusieurs facteurs : la multiplication des acteurs du projet et leur diversification, pourtant source potentielle de richesse, ainsi que leur cloisonnement, c’est-à-dire la non mise en valeur réelle de cette potentialité. Mais il faut ajouter aussi un déficit méthodologique qui découle d’un refus de l’approche par la complexité, ainsi qu’une relation dégradée, en l’absence de renouvellement des processus d’échanges informationnels, entre expert et habitant alors même que l’un et l’autre de ces acteurs sont plus indispensables que naguère. Même les outils numériques tels qu’utilisés actuellement, ne permettent pas le renouvellement demandé, là encore malgré leur énorme potentiel de développement pratique. A partir de ce constat assez sombre, l’auteur déroule une série d’ouvertures en vue d’une reprise en main de la marche du monde. Distinguant clairement création et conception et mettant en avant la richesse de leurs possibles interactions – entre praxis, poïesis et technè –, il provoque un glissement de la co-conception à la co-innovation, remettant la question de l’usage au centre des préoccupations, donc celle de l’usager au centre des processus et des jeux d’acteurs. Explorant ce qui se fait en d’autres lieux que du côté de l’organisation des territoires, notamment dans les entreprises, il met en avant d’autres pratiques, pointant du doigt l’intérêt d’élaborer des langages communs autour d’objets de curiosités qui apparaissent alors comme des « lieux communs », des lieux qui, faisant parler d’eux, font parler entre eux des acteurs ne se rencontrant pas habituellement ou pas suffisamment. L’image du cabinet de curiosités est stimulante.

Enfin, « Agir et interagir », poursuivant la logique des trois premières parties vers l’opérationnel, achève l’ouvrage. L’auteur insiste sur les points qui lui semblent les plus importants pour mener à bien ce projet : le partenariat, le cadre juridique, la connaissance préalable au projet, la gestion de projet, le management, la prise en compte des temporalités et notamment des cycles de vie. L’auteur précise lui-même que chacune de ses propositions n’est pas révolutionnaires mais que c’est leur compréhension et leur mise en œuvre d’ensemble qui sont possiblement porteuses d’innovation. Partant de là, il propose ensuite un scénario de projet idéal mais dont l’idéalité l’éloigne quelque peu du caractère opérationnel, reproductible qu’on aurait pu attendre d’un tel ouvrage.

Cet ouvrage suscite la réflexion, d’une part, sur la situation actuelle du monde et l’avenir qui semble lui être réservé, mais surtout, d’autre part, sur ce qu’il est possible et ce qu’il convient de faire pour que n’advienne pas ce futur craint. Le terme central, celui qui fait office de lien à l’ensemble, entre les différents éléments de connaissance, de réflexion et de débat, est celui de complexité. L’auteur montre bien, à la fois, la complexité de la situation et le fait que, bien que l’on tente des réponses, parfois, çà et là, pertinentes comme l’illustrent les exemples choisis, on ne sait plus faire du projet d’urbanisme répondant à un projet de société qui reste à définir autrement que par la négative, autrement qu’en réaction aux effets négatifs constitutifs de la situation actuelle ou consécutifs à celle-ci.

La complexité est, dans cet ouvrage essentiellement la reconnaissance de l’incertitude. Jean-Jacques Terrin le dit et le répète : le temps des certitudes est bel et bien révolu, celui de l’incertitude présent. Il faut faire en sorte que ce soit un temps des incertitudes assumées, un temps où il faut faire avec celles-ci, en donnant à l’expression « faire avec » son caractère passif lié à la contrainte, à l’obligation, mais aussi et surtout le caractère actif du « faire ».

Ce faisant Jean-Jacques Terrin laisse parfois le lecteur lui-même dans l’incertitude quant au statut de ce qui est écrit. En effet, il mélange parfois les postures qu’il choisit de prendre sans nécessairement les expliciter et passe, parfois presque incidemment, du descriptif-explicatif au normatif. La question du « comment faire ? » est bien évidemment abordée, de façon frontale, puisque son examen, plus que les réponses apportées, est l’objectif même de l’ouvrage. Il est parfois difficile de distinguer ce qui relève des modes actuels émergents du projet de ce qui est préconisé par l’auteur dans l’objectif d’une meilleure adéquation du projet (de société) au projet de projet (projet d’urbanisme), dans l’objectif aussi de mieux mener ces projets d’organisation des territoires. Bref, l’auteur glisse de l’un à l’autre, donnant une impression de flou, tout relatif mais qui est renforcé par la structure même de l’ouvrage : les aspects relatifs aux manières de faire sont localisés en fin de première partie et sont l’objet de la quatrième partie. Si, d’une part, il s’agit de manières de faire constatables, actuellement, émergents, desquelles on peut s’inspirer – et Jean-Jacques Terrin le fait à bon escient –, d’autre part, il s’agit, en fin d’ouvrage, de préconisations. Cependant la distinction est ténue et les glissements du descriptif au normatif brouillent un peu l’apport essentiel de l’ouvrage. Ceci est renforcé par le fait que les préconisations sont moins détaillées que la description des pratiques émergentes.

Par ailleurs, si Jean-Jacques Terrin nous indique que faire et comment faire, il n’indique pas le « comment faire du comment faire ». S’il s’agit de mettre au centre l’usager, comment le mettre au centre ? S’il s’agit de co-innover, comment co-innove-t-on ? On note un décalage entre la visée opérationnelle de l’ouvrage et les éléments qui sont de l’ordre de la manière de faire qui y sont proposés. Il nous semble qu’il manque, entre les grandes lignes de ce projet de projet et les exemples, très pratiques, qui sont donnés pour illustrer le propos à portée général, une dimension intermédiaire, celle de la méthode. De façon plus général, l’ouvrage oscille entre le trop (trop détaillé, trop particulier) et le trop peu (pas assez généralisé ou généralisable, pas assez pratique), mais ce double écueil était-il évitable ? Rien n’est moins sûr et c’est l’expérience accumulée qui fait, chez les professionnels, office de théorie de la pratique.

La difficulté et tout l’intérêt résident dans la mise en abyme du projet. Pourquoi le projet du projet ? On peut envisager trois voire quatre niveaux de réponse dans cet ensemble structuré de manière à mener le lecteur vers une certaine idée du projet, en rupture partielle avec ce qu’est et a été depuis les années 1970 le projet, sous la figure première du projet urbain. La première repose sur l’idée que pour mener un projet d’urbanisme ou, plus largement, un projet d’organisation spatiale, il est nécessaire d’avoir aussi – peut-être d’abord ou avant tout – un projet de société. Ce sur quoi insiste Jean-Jacques Terrin est que ce projet de société, comme les projets d’urbanisme qu’il contient, doit être élaboré par la société elle-même, donc aussi par les usagers, non par les seuls experts. Il s’agit de faire le projet concret, spatial, urbanistique, attendu du projet que se donne la société. Il y a bien un projet (celui des concepteurs) au service d’un projet (celui des usagers) sachant que les usagers sont appelés à être très proches des concepteurs au point qu’il peut y avoir confusion. Deuxièmement, il s’agit du projet du projet dans la mesure où si les modalités de projet sont donnés (en partie 4), il n’est pas dit comment mettre en œuvre ce projet. Seules quelques grandes orientations sont données. En ce sens, troisièmement, Jean-Jacques Terrin nous donne son projet de projet pour la société en train d’advenir. Il s’agit donc du projet, encore livresque, de l’auteur quant à la manière de faire du projet, fondé notamment sur les usagers et la reconnaissance active de l’incertitude. Quatrièmement, en toute logique, cet ouvrage aurait dû être intitulé le projet du projet du projet : le projet de Jean-Jacques Terrin pour un
projet d’urbanisme pour un projet de société. Complexe mais stimulant.

Denis MARTOUZET, mars 2015 --

Présentation de l’éditeur

Les grandes évolutions économiques, environnementales et sociales que connaissent les sociétés urbaines sont en train de réorienter et de complexifier les pratiques des métiers de l’architecture et de l’urbanisme. En analysant exemples et études de cas, en s’appuyant sur la synthèse de diverses expériences pédagogiques et de recherches récentes réalisées en France, en Europe et en Amérique du Nord, l’auteur interroge et propose des pistes : quels sont les signes du changement ? Comment les concepteurs, à l’aune de l’impact de leurs réalisations sur la dépense énergétique et le réchauffement climatique, appréhendent-ils le monde avec ces nouveaux environnements ? Quelles nouvelles stratégies mettre au point ? Quels outils, quelles méthodes utiliser ?

Ce livre s’adresse donc aux architectes, urbanistes, ingénieurs, économistes et à tous les autres professionnels qui collaborent régulièrement avec eux, qu’ils travaillent au sein d’équipes de maîtrise d’œuvre, dans la maîtrise d’ouvrage ou les collectivités locales, dans des entreprises de construction ou dans l’industrie. Il cible prioritairement les étudiants et les jeunes professionnels pour les préparer à aborder les évolutions qui sont en train de réorienter leurs pratiques professionnelles.