Le projet fait les acteurs
Note de lecture par PINSON Daniel
Cet ouvrage fait suite au colloque international de Tours sur « Le projet appliqué au territoire : relations, systèmes et complexité ». Son originalité tient au fait qu’il prend le contre-pied de l’approche qui domine la recherche en urbanisme depuis une décennie, approche centrée sur les acteurs. Cet angle d’attaque était conforme à la définition plus ou moins convenue, en France tout particulièrement, de l’aménagement et de l’urbanisme comme « discipline(s) de l’action sur les territoires ».Elle a conduit logiquement à s’intéresser aux acteurs, aux « jeux d’acteurs », à la gouvernance des territoires et à la place qu’occupe l’urbanisme, dans cette dernière, à toutes les échelles de territoires.
Le présent ouvrage part du constat, à notre avis avéré, que, dans cette dynamique de recherche désormais bien établie, le projet lui-même aurait été quelque peu délaissé. En conséquence, puisque les acteurs font des projets, regardons, dit Martouzet, en quoi « Le projet fait les acteurs ». Ce retour vers le projet, en plaçant les acteurs en second plan, met en évidence, de fait, un certain impensé du projet qui appelle pour le moins, estime Martouzet, une « théorie du projet » et, pour d’autres (Vautier) une « sociologie du projet ».
Il se dégage, par delà le découpage des contributions retenu (structure, temporalités, pilotage), une division, plus ou moins explicite et assumé distinguant, dans l’analyse du projet lui-même, « sans les acteurs », un « projet-processus » et un « projet-résultat ». En réalité, et cela traduit l’inertie des approches par les acteurs, le « projet-processus » domine nettement dans la matière produite par l’ouvrage et les angles d’attaque de cette matière. S’y ajoutent les mentions récurrentes à la complexité et à l’incertitude (deux termes du sous-titre de l’ouvrage) : elles surviennent plus souvent comme notions réflexes que comme adhésion réfléchie à un modèle de pensée, même si certains auteurs n’en sont pas dupes (B. Allen).
L’entretien avec J.-L. Le Moigne apporte à l’ouvrage, et notamment à sa première partie, à ambition théorique, une clarification sur l’ingenium, le designo, le « dessin à dessein », tels que les conçoivent la complexité ou l’épistémologie constructiviste. Les précisions apportées par Le Moigne disent ses réserves avec l’ « application », telle qu’elle est envisagée dans les formations d’ingénieurs, et avec les « procédures », qui substituent à la réflexion de celui qui conçoit ce que d’autres ont pensé préalablement à sa place et pour lui.
On notera que Le Moigne insiste sur la place que le projet occupe dans les « sciences de l’artificiel » : il est un artefact complexe avant d’être un objet, réalisé ou non. Il n’est pas pure virtualité, simple intention (individuelle et/ou collective, voire trialectiquement événementielle) comme l’envisage la « sociologie du projet » proposée par Laflamme et Vautier. Initialement programme, liste d’intentions couchées sur le papier, il s’inscrit dans un processus tendu vers une finalisation (le « pro » et le « jet » comme le note L. Jacquet). Il n’est cependant ni l’objet virtuel diversement imaginé au départ, ni cet autre objet dont la réalisation est le jaillissement, le « jet »[1], et dont la réception pourra être, sinon l’usure, le rejet.
Entre le projet-processus et le projet-résultat, il y a le projet simplement, cependant complexe, celui dont la figure archétypale est la maquette de Sainte-Marie des-Fleurs et de sa coupole, montrée par Brunelleschi (dont il est parlé en conclusion de l’ouvrage) devant cette scène de prélats-décideurs que sont les jurés d’un concours[2]. Cette maquette est à l’architecture ce que, dans le même temps, le plan incliné de Galilée est à la physique : l’expression de sa complexité ou, comme dit R. Venturi, de son « ambiguité ».
Or, de cela, il est peu question dans l’ouvrage, bien que, virtuellement, certains contributeurs (D. Jolivet) disent l’importance décisive (à propos de « maturité du pro-jet ») des «documents graphiques ». Dans certains cas, même, (I. Ramirez-Cobo), l’installation artistique pour un espace public se confond avec le projet et son résultat, provisoire, expérimental. Dans d’autres (F. Hernandez), les « projets techniques » sont des non-humains qui, à la manière de Latour, « parlent » et font parler les humains, les acteurs.
Découlant plus ou moins, selon la lecture des auteurs, des « procédures » dictées par le droit (code des marchés, code de l’urbanisme…), la question des temporalités du processus de projet tend à occuper une place prépondérante dans l’ouvrage, et pas seulement dans la seconde partie qui lui est réservée.
Ainsi, S. Thibault, qui apporte une contribution importante à la partie théorique de l’ouvrage, part d’un postulat dont il partage la paternité avec M. Lussault : la « spécificité scientifique » de l’urbanisme, selon eux, est d’être « une science de la conception des espaces qui prend non point les espaces, mais les processus de conception comme objet fondamental ». Le projet est dès lors défini classiquement comme« un complexe organisé de phases lié à un ensemble organisé d’acteurs ».Thibault en déduit que « le socle commun d’une théorie est à rechercher du côté du projet-processus ».Le « projet-résultat » et à fortiori ce que nous avons appelé plus haut « le projet simplement », l’artefact, le dessein-dessin, semble ainsi se situer en dehors de l’ambition de connaissance à laquelle prétend l’urbanisme.
Au fond le « ce qu’est le projet » reste dans l’ombre du « quand se fait le projet», qui, lui-même, sera venu compléter le « qui fait le projet » dont s’occupe ordinairement la recherche en urbanisme. Mais alors, comment, hors de la matérialité de cet artefact, depuis son état de maquette soumise à l’examen de ses destinataires àcelui de l’opération en vraie grandeur, peut être j(a)ugée la phase de son utilisation, à laquelle Thibault accorde une place on ne peut plus pertinente[3] dans son schéma temporel « canonique » P, C , R, U (Programmation, Conception, Réalisation, Utilisation)»? Et qu’en est-il de l’expérimentation et de l’évaluation en urbanisme, sorte de « banc d’essai »- problématique compte tenu de la taille des opérations - , alors qu’elle a pris une place grandissante en urbanisme ?A la mise en évidence de ces temporalités vient se mêler le recours à « l’incertitude ». Cette notion, diversement comprise, occupe une place conséquente dans la troisième partie. Elle reste insuffisamment définie au départ, souvent plus volontiers comprise dans le sens du « monde incertain » de Callon, Lascoumes, et Barthe[4], que comme tâtonnement et approximation, au sens qu’il a chez Prigogine à propos de la démarche scientifique[5]. Associée à celle de pilotage et de bricolage, reprenant notamment ce qu’en dit Lévi-Strauss, elle caractérise les nouvelles méthodes pour conduire les différentes phases du projet.
Plusieurs contributions produisent, sur des démarches de projets moins assurées de leur pertinence et de leur performativité, des analyses convaincantes : on passe ainsi, dit S. Tribout, à propos du projet Lyon-Confluence, du « il faut faire comme ça ! » au «voilà la façon dont je vous propose de travailler ». C’est plutôt l’affirmation du « pas à pas », du « tâtonnement », comme « garants d’écoute et de démocratie », qu’une « incertitude », qui serait signe d’incompétence, de manque d’assurance ou d’incapacité à décider.
B. Allen et M. Llorente apportent à ce propos, dans leur étude sur l’urbanisme durable, une profondeur historique qui manque d’une manière générale à l’ouvrage, et qui, en ce qui concerne « l’incertitude », dit bien en quoi elle s’oppose à une « certitude », une assurance antérieure. Cette dernière caractérisait en effet la pratique du projet sous le règne de « l’urbanisme fonctionnaliste », marqué, au prétexte de scientificité, disent-elles, par « le transfert du pouvoir du politique au technique» (en réalité le technique était le masque du politique).Selon elles, l’urbanisme durable contemporain ne diffère pas essentiellement du fonctionnalisme : « La croyance dans le progrès technique dédouane de la recherche de solutions qui remettent en question les modes de consommation et de production ».
La contribution de S. Larribe, sur les « méthodes agiles », reste, sous couvert de complexité, à la croisée de ce questionnement entre pilotage, procédures et incertitude. S’intéressantà l’Afnor,il se penche sur les évolutions qui concernent le « management de projet » dans la nomenclature de l’Afnor entre 1991 et 2012. Il note très justement la contradiction que traverse l’Afnor entre son « ambition de contrôle » et sa reconnaissance de la nature pour partie « imprévisible » du processus de projet. Preuve de l’incontinence juridico-normative française, la tentation persiste de « changer le problème plutôt que de changer la modélisation ». Aux grandes rigiditésdu Cahier des charges de l’Afnor, Larribe oppose « l’agilité » qui permet (et c’est sans doute une vertu de l’« incertain ») de « résoudre les problèmes de manière satisfaisante et non optimale ».
Le bricolage est, quant à lui, mis à mal dans la contribution sur Dubaï.L’invocation d’une littérature empruntée à l’ingénierie de projet et au pilotage stratégique, voire à l’anthropologie, permet-elle de dévoiler les « dessous » de Dubaï Marina, un « projet résidentiel… transformé en une zone où des centaines de gratte-ciel rivalisent en quête de fascinants records mondiaux » ?Les opérations se réalisent, disent les auteurs, dans le contexte d’un « système politico-économique… marqué par une place centrale du Cheick, le gouverneur de la ville, qui gère la majorité des ressources financières et immobilières ». La (petite ?) part de données recueillieest intéressante, mais on a quelque mal à trouver, dans la « régulation des jeux d’acteurs… directement guidée par des logiques de profit », la touchante figure du bricoleur, sauf à assimiler les caprices de prince, et autres optimisations fiscales, à la « culture du pauvre »[6] (même si l’on veut bien reconnaître que Louis XVI était plus horloger que souverain).
Ceci dit, et pour conclure, l’ambition d’une « théorie du projet » reste louable et on conviendra avec Martouzet qu’elle manque cruellement en urbanisme. C’est le revers de son ouverture disciplinaire et de la difficulté de cette discipline, relativement nouvelle et originale, à s’affranchir de l’influence de domaines plus installés (droit, géographie, économie, sociologie…). La recherche en urbanisme refait ce que les autres disciplines ont déjà fait, souvent en moins bien ;elle s’exonère de se construire elle-même, pour elle-même - en France particulièrement -, en partant de ce qui lui est propre (en particulier le projet) et en procédant, dans l’optique transdisciplinaire qui est la sienne,à un usage pertinent des savoirs qu’elle peut emprunter. Les jalons théoriques de cette construction existent pourtant, et justement sur cette question du projet. Il serait souhaitable que la « théorie du projet »envisagée par D. Martouzet, qui se propose d’être celle du projet-processus (qui se conçoit) avant d’être celle du projet résultat (qui s’applique), sauf à être une totale refondation d’une telle théorie, procède à cet inventaire.
En effet, plus largement qu’une « théorie du projet », on doit admettre qu’il existe en architecture et en composition urbaine, mais aussi en aménagement et urbanisme (si pré-scientifique puisse-t-on la considérer), une « culture du projet ». Et c’est bien à partir de cette dernière, des éléments de théorie qu’elle porte déjà, que peut se développer une « théorie du projet ». Ce point nécessiterait un développement au-delà de cette seule recension. On se limitera ici à mentionner le questionnement intense qui a traversé la conception architecturale dans les années suivant mai 1968. Le projet n’est plus considéré comme le surgissement d’une inspiration : est posée la question de son engendrement, des processus mentaux qui structurent, avec ce qu’ils peuvent avoir de rationnel et de non-rationnel (l’ « imaginaire bâtisseur »), la ‘conception de la conception de projets’. L’« architecturologie » de Philippe Boudon et le rôle qu’il donne à l’échelle, ainsi que d’autres travaux français qui suivront (Conan, Prost, Tric…), participent de cette entreprise dans le champ de l’architecture.
En urbanisme, la redécouverte, en 1967,dans la poussière d’une bibliothèque de Barcelone, de l’œuvre théorique de I. Cerda, l’urbaniste de l’Ensanche (1864), est essentielle. Avec Cerda, son plan et son traité, on a la rencontre du praticien et du théoricien. On peut porter une appréciation comparable sur l’Étude pratique des plans de villes de R. Unwin (1909) qui donne leur morphologie aux cités-jardins de Howard.Aux USA, The image of the city de K. Lynch (1976) questionne le sens de la ville pour son habitant : malheureusement on en a minimisé le seconde partie, qui, par-delà la formation des « images mentales », dit les leçons que l’on peut en tirer pour l’urban design[7]. Les travaux italiens sur la typo-morphologie urbaine des années 1950-1960, notamment ceux de Muratori et de Rossi, portent une double visée, à la fois heuristique et opérationnelle, dont B. Huetfera la diffusion en France dans les années 1980[8].
Avec l’ « architecture urbaine » de C. de Portzamparc, l’un des projets lauréats du concours PAN (Programme d’Architecture Nouvelle) de 1975, initié pour rompre avecla production des grands ensembles, on a les prémisses du texte théorique que publiera vingt ansplus tard C. Devillers, élève de Huet, sur le « projet urbain »[9]. Avec cette contribution, l’urbanisme n’est plus réduit au droit, pas plus qu’à l’architecture de grande taille. La multidisciplinarité retrouve une place perdue que l’urbanisme moderne naissant avait esquissée au sein du Musée social au tout début du XXe siècle[10].
Aujourd’hui les disciplines qui concourent à l’urbanisme ne fonctionnent plus séparément, chacun dans son rôle et à son poste bien gardé : les relations qui sont au principe de formation d’un système ont eu raison de la sectorisation des fonctions urbaines (logement, ponts et chaussées, etc.).Une autre manière de faire le projet s’est mise en place, expérimentée notamment à Montreuil (Prix du Projet urbain, 1994), qui participe de la montée en généralité qu’opère Devillers, à travers le texte cité précédemment, et qui débouchera, du moins pour ce qui en restera, dans la loi SRU de 2000.
Enfin, dans le monde universitaire de l’urbanisme et dans son ouvrage Métapolis…[11], F. Ascher, très lié au Ministère de l’Equipement dont il conseille le Plan Urbanisme, Construction et Architecture (1986-1999), régénère la pensée urbaniste, en donnant au projet urbain la portée essentielle qu’il occupe dans ce qu’il appelle le « néo-urbanisme ». Dans Les nouveaux principes de l’urbanisme, titre de son dernier livre (2001), Ascher place, en tête des 10 principes qu’il énonce en fin d’ouvrage, le suivant : « Elaborer et gérer des projets dans un contexte incertain ». Il y dit notamment : « La notion moderne de projet est plus que jamais au cœur de cet urbanisme. Mais le projet n’y est plus seulement un dessein doublé d’un dessin. C’est aussi un outil dont l’élaboration, l’expression, le développement et la mise en œuvre révèlent les potentialités et les contraintes qu’imposent la société, les acteurs en présence, les sites, les circonstances et les événements ».
Ces quelques apports théoriques[12] relatifs au projet ne sont pas une suite accidentelle de positions ; ils sont les éléments d’une chaîne de réflexions constitutive d’une « culture du projet ». Le caractère dialogique de cette chaîne de réflexions, nées de la confrontation entre pratique et théorie, d’une pratique de projet réfléchie, est malheureusement masquée par l’amnésie dont souffre l’urbanisme[13].
A ce sujet, invoquer la rapidité et l’ampleur des changements affectant les territoires n’est pas une raison suffisante pour liquider des avancées qui se doivent d’être évaluées à la lumière du contexte dans lequel elles sont intervenues. Et s’il existe une nécessité, permanente, de renouveler la « théorie du projet », cela se fera de manière d’autant plus pertinente que l’innovation introduite sera pensée avec la profondeur qu’apporte la mise en perspective historique d’une « culture du projet » constituée[14] Daniel Pinson, Mai 2018
[1]J.-P. Boutinet a dit, dans son Anthropologie du Projet (Paris, PUF, 1990), des choses profondes au sujet du pourjet (et non proujet), par ailleurs repris par pas mal d’auteurs de l’ouvrage, vieux mot français qui signifie un dispositif en encorbellement comme le balcon, et qui, comme beaucoup de mots, trouve son origine dans le réel.
[3]Cela constituait déjà, pour le projet architectural, une dimension inédite de la réflexion sur le projet conduite par R. Prost (La conception architecturale, Paris, L’Harmattan, 1992).
[4] Callon M., Lascoumes P., et Barthe Y., Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.
[5]Prigogine, Ilya, La Fin des certitudes, Paris, Odile Jacob, 1996.
[6] On note, plus discrète, la présence d’acteurs nord-américains mêlés au dessin du master-plan ; on aurait aimé en savoir un peu plus sur leurs rôles, leurs intérêts comme sur ceux des acquéreurs d’appartements et autres lieux de la « ville-spectacle » en construction.
[9]Devillers, Christian, Le projet urbain, Paris, Éditions du Pavillon de l'Arsenal, 1994. Voir aussi Ingallina P., Le projet urbain, Paris, PUF, 2001.
[10]Berdoulay V., ClavalP. (dir.), Aux débuts de l'urbanisme français, Paris, L’Harmattan, 2001.
[11]Ascher, François, Métapolis, ou l'avenir des villes , Paris, Odile Jacob, 1995.
[12] Il faudrait en ajouter bien d’autres : Secchi, Magnaghi, Sieverts, Gehl…
[13] A cette absence de mémoire, on ajoutera la séparation académique néfaste et atypiquement française entre l’architecture et l’urbanisme : elle fait de ce dernier un « terrain vague » où s’affrontent les autres disciplines, par ailleurs reconnues, qui, en se réfugiant derrière la multidisciplinarité, veulent tour à tour le dominer.