Pression et Légitimation. Une approche constructiviste du pouvoir

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

"... Alors que la plupart des travaux adoptent une approche "objectiviste" du pouvoir, la problématique présentée ici fait largement place au point de vue "constructiviste" en examinant le rôle que jouent les représentations... des acteurs dans les relations de pouvoir qu'ils entretiennent les uns avec les autres". L'argument met l'eau à la bouche du lecteur qui sait combien peuvent être complexes les relations de pouvoir que l'on observe ou que l'on pratique dans tous les rapports humains. Les deux sociologues qui nous proposent cette réflexion sur le pouvoir risquent pourtant de nous décevoir un peu par leur tendance à présenter de façon un peu trop "simplificatrice" ce phénomène aux multiples facettes que constituent les "jeux de pouvoir" dont semblent se délecter les humains. Ils introduisent certes une grille de lecture intéressante a priori (le pouvoir par pression et par légitimation) qui leur permet de mettre en valeur le rôle des "représentations" que se construisent les acteurs engagés dans ces jeux. Mais en "réduisant" ces représentations à celles des "choix" devant lesquels les acteurs se perçoivent engagés, et en ignorant la complexité du processus de finalisation-problématisation (intelligence)-conception d'alternatives, en amont cognitif et en interaction permanente avec le processus de choix proprement dit, ils nous font perdre une bonne part du "suc" de leur réflexion ; comme aussi en réduisant leur modèle du "contexte organisationnel" à la seule typologie (traditionnelle et bien mal argumentée) de Mintzberg (1986-1990).

On comprend mal pourquoi ils n'ont pas su reconnaître dans le modèle du Processus de Décision d'H.A. Simon (qu'ils ne citent pas expressément) l'importance organisationnelle des interactions entre les phases du processus (les "boucles choix-conception et choix-intelligence), lesquelles permettraient pourtant si aisément d'interpréter et de discuter les "stratégies de légitimation" (ou de représentation) qu'ils se proposent d'identifier. Est-il si difficile de comprendre la capacité des acteurs à ruser dès qu'ils sont engagés dans un jeu de pouvoir ? Alors que la technique des "transformations de représentation" est fort bien mise en valeur par les exemples et études de cas qu'ils mentionnent fort judicieusement, les auteurs semblent ne pas voir la généralité et la portée stratégique de leur intuition, tant ils semblent désireux de la faire "cadrer" avec leur construction théorique.

Incomplétude qui trouve peut-être sa source dans l'inattention épistémologique des auteurs : "l'approche constructiviste" constitue ici une référence au seul modèle sociologique de P. Berger et T. Luckman, sans que les enjeux épistémologiques de ce modèle "local" soient abordés et discutés.

Que cette incomplétude ne dissuade pourtant pas le lecteur : l'essai mérite le détour ; la théorie du "pouvoir par légitimation" est très probablement féconde, et les exemples qui rythment l'exposé peuvent aisément être réinterprétés dans un cadre plus large. Et le pouvoir et ses jeux constituent certainement un des défis les plus stimulant que doivent aujourd'hui affronter les sciences de la complexité.

J.L. Le Moigne