Politique et Complexité, les contributions de la théorie générale des systèmes

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Ah ! que l'on voudrait louanger l'œuvre de Niklas Luhmann (1927-1998), sans doute un des premiers sociologues européens qui ait voulu proposer une interprétation de la société humaine en l'entendant dans sa complexité, sans s'enfermer a priori dans une discipline, sociologie ou science politique. Regard très renouvelant suscité par un étonnement que nous ne savions plus avoir.

La démocratie, ce mode aujourd'hui familier de conception et d'identification des systèmes sociaux, "est hautement improbable, et pourtant une réalité… Il faut s'étonner du fait que ce système parvient tout simplement à fonctionner… pour combien de temps ?" (p. 177).

Cette question naïve va devenir "un instrument spécifique d'observation", que N. Luhmann va utiliser avec une étonnante dextérité. Dextérité d'un juriste haut fonctionnaire devenu en 1961, après une année sabbatique auprès de T. Parson (le pionnier nord-américain de la théorie des systèmes sociaux), sociologue et politologue admiré dans les pays de culture germanique, parfois presque autant que Max Weber à qui on le compare parfois du fait de l'ambition de son projet et de son œuvre théorique.

C'est sans doute le recours qu'il eut en permanence aux thèses les plus avancées de la cybernétique puis de la systémique, afin de donner à son argumentation un support scientifique solidement étayé qui lui vaut l'attention presque passionnée qu'on a souvent envie de lui consacrer, d'autant plus que ce recours irrite les mandarins de la sociologie qui n'aiment guère que l'on bouscule si allègrement leur paradigme préféré, que ce soit celui de l'individualisme méthodologique ou celui du marxisme. N. Luhmann ne les bouscule pas pour le plaisir de jouer les jeunes turcs, mais parce que, dit-il, ces vieux paradigmes ne permettent pas de rendre compte de la complexité des sociétés humaines. Ses auteurs préférés qu'il citera souvent et interprétera parfois à sa guise, seront les grands auteurs de la deuxième cybernétique et des théories de l'Auto-poïèse cognitive, H. von Foerster, H. Maturana, F. Varela, G. Spencer-Brown,… comme ceux de la Systémique organisationnelle, E. Morin, en particulier, qu'il citera plus qu'il ne le commentera. Il se référera ainsi à un constructivisme plus proclamé qu'argumenté, très a-téléologique, qu'il présentera comme "une rupture épistémologique radicale… et le développement d'un paradigme nouveau" (p. 8), celui de l'autonomie close (ignorante de ses éco-dépendances). Ce qui le conduira, "point extrême de cette évolution, à une forme de " positivisme heureux " que ses critiques qualifieraient volontiers de cynique" (p. 15).

On comprend que cette précipitation épistémologique trop sûre d'elle-même ait dissuadé nombre de systémiciens de supporter des thèses qui feront demain les délices des prochains dénonciateurs des impostures scientifiques. Les débats de N. Luhmann avec J. Habermas et avec les sociologues et épistémologues allemands "héritiers de la théorie critique, de la phénoménologie ou du pragmatisme" (p. 12), dont il aurait pu se sentir relativement proche s'il avait adopté une attitude moins radicale, j'allais écrire moins "scientiste", sont révélateurs de cette difficulté qui est je crois d'ordre épistémique.

Cette situation se rencontre souvent chez les systémiciens d'inspiration biologique (les héritiers de L. von Bertalanffy…) : pourquoi leur faut-il s'imposer que le phénomène modélisé "soit", certainement un Système (et a fortiori un système clos !) ? Ne peuvent-ils accepter de "le "représenter" comme et par un système en général", dès lors que cette représentation leur permet de construire une compréhension communicable de ce phénomène ? Peu importe alors son hypothétique statut ontologique ou son essence naturelle ; nous importe, en pratique la possibilité de le décrire en termes intelligibles, plausibles, observables ce que la modélisation systémique nous permet de faire (ou de "construire") en explicitant les projets du modélisateur. Le propos est plus modeste, certes, mais n'est-il pas plus recevable ? Comment savoir, comment prouver définitivement que telle société humaine "est"… ou n'est pas, certainement, un système ? Il ne suffit pas de la désigner "système social" pour faire la preuve certaine que cette société est effectivement un système (c'est-à-dire un concept) !

C'est pour avoir fait l'impasse sur cette distinction épistémologique pourtant classique, que N. Luhmann nous dissuade trop souvent de nous référer à ces exercices de modélisation pourtant si souvent "étonnants". Car son argument central, celui de la question de la complexité qui caractérise les sociétés modernes" (p. 17), irréductibles donc à un modèle ou à une théorie explicative (fût-elle la sienne), est souvent très puissant et l'incite à mettre en œuvre des heuristiques modélisatrices très fécondes en pratique dès lors qu'on ne les tient plus pour des certitudes prouvées et contraignantes.

Le petit recueil qu'a rassemblé J. Schmutz devient alors un précieux dossier pour nous aider à "nous servir" de la modélisation luhmannienne, en ne lui demandant plus des résultats opposables à d'autres, mais en y puisant bien des ressources pour explorer le champ des possibles. Les dernières lignes de l'ouvrage nous y invitent d'ailleurs : "Même si l'on accepte ce point de départ et cette manière de poser le problème, il est toujours possible d'établir des théories très différentes du système politique, de les tenir pour correctes ou de les rejeter" (p. 177). N. Luhmann concluait dans ces termes une conférence de 1986. Quel dommage qu'il n'ait pas toujours pris au sérieux son propre propos ! Outre une présentation vivante qui ne masque pas les difficultés de l'œuvre de N. Luhmann (une vingtaine de titres), mais qui "illustre ses virtualités" (p. 8), on trouvera, aisément accessibles au lecteur francophone (N. Luhmann est encore peu traduit en français) les traductions de quatre études qui caractérisent fort bien son thème central : "Politique et Complexité". Une excellente introduction aux virtualités d'une œuvre à la fois provocante et stimulante, dès lors qu'on n'attache pas trop d'importance aux certitudes qu'elle prétend plaider.

Mais si vous manquez de temps et que vous n'ayez pas récemment lu quelques textes d'Edgar Morin, par exemple sa "Sociologie" (éd. du Seuil, Point, 1994) commencez par ce texte qui, sur une problématique épistémologiquement mieux assurée, vous en dira autant, et je crois plus, mais différemment …

J.-L. Le Moigne