Penser l'hétérogène

Note de lecture par LERBET-SÉRÉNI Frédérique

Jacques Ardoino et André de Peretti nous entraînent, sous forme de dialogue, dans leur voyage à la fois complice et conflictuel en complexité. Sans doute faut-il entendre, en toile de fond de leurs échanges, la question de l’éducation. Mais leur propos est bien plus large, et vise à élaborer les conditions de possibilité (théoriques, épistémologiques) d’une pensée du complexe, sans concession réductrice, inscrite dans son ampleur anthropologique et politique.

Au fil de quinze entretiens, ils déploient leurs questions, leurs références, leurs doutes, leurs différends, leurs manques, reviennent parfois en arrière, se répètent, laissent quelques réflexions inachevées en suspens, et nous donnent ainsi une magnifique illustration d’un "chemin faisant" coélaboré, qui serait à la fois bouclé sur lui-même et qui pourtant aurait su avancer. Pour le lecteur, troisième larron de ce dialogue, interpellé par la recherche du titre qui revient comme un fil d’Ariane, c’est aussi l’expérience des vertus créatrices du débat qu’il se trouve amené à faire, quand, comme ici, chacun s’est dépouillé de ses prétentions à convaincre l’autre, et a mis son savoir au service d’une argumentation à la fois engagée et retenue par des visées éthiques. Le dialogue devient alors pleinement paradoxal, puisque "en dépit de son caractère irrémédiablement éphémère, (il) reste vivant et postule à l’éternité" (p. 223).

Entre Jacques Ardoino et André de Peretti existe, semble-t-il, un conflit de base qui les stimule, que l’on pourrait peut-être identifier à partir de leurs formations initiales respectives : Jacques Ardoino a une formation en philosophie et en sciences humaines, André de Peretti vient des sciences dites dures, avant de devenir expert en formation et en éducation. Les modèles théoriques de référence de ces deux hommes de grande culture sont donc pour partie communs (c’est pourquoi ils peuvent se parler et construire) et pour partie différents (c’est pourquoi ils ont des choses à se dire et à construire). C’est là l’un des grands intérêts de ce livre, que de voir comment il est possible, non pas d’amalgamer syncrétiquement, mais d’articuler ces références, enrichies de la pensée propre des deux auteurs, au service de problématiques complexes. Cette visée d’articulation de perspectives opposées ou plus simplement différentes est le principe organisateur, en quelque sorte, de cet ouvrage libre et vagabond. On peut ainsi repérer un certain nombre de couples de termes opposés ou abusivement considérés comme très voisins, que le projet d’articulation rend féconds : culture/civilisation, transgression/trahison, infini(s)/ epsilon, métissage/infidélité, opacité/brouillage, tissage/résidu, hétérogénéité/pluralité, altérité/ altération , baroque/romantique, advenir/émerger, praxis/poïesis, monades/harmonie, autorité/ pouvoir, transdisciplinarité/multiréférentialité, dérivées/intégrales, dérivations/intégrations, mystère/transparence, approche/approximation... Articuler, c’est alors accepter de l’altération de part et d’autre, accepter du conflit, de l’excrément, du bios, du temps, du corps et de l’incarné, et assumer de penser dans la "merde", avec la "merde", qu’en référence à Milan Kundera, Jacques Ardoino et André de Peretti, reprennent à plusieurs reprises.

Le projet d’articulations contradictoires multiples tenu au fil du livre est ponctué par des réflexions épistémologiques, celles qui justement sont nécessaires pour "encadrer" et rendre possible un tel projet. Ces réflexions concernent donc la pensée du contradictoriel, du paradoxal, de la dialectique, pour tenter d’interroger de façon opérationnelle l’hétérogène et le complexe à articuler. Leibniz, Hegel, Palo Alto, Barel, Varela seraient les points d’appui à partir desquels construire une telle pensée. Cependant, les définitions sur lesquelles s’établit le débat ne semblent pas rigoureusement référées aux auteurs face auxquels Jacques Ardoino et André de Peretti tentent de prendre position. Ainsi, dans le prolongement critique de Barel et Varela, il est question du fait que le paradoxe serait "une contradiction qu’on renonce à élucider" (p. 100), que le paradoxe serait "hors durée", alors que la contradiction dialectique serait "dans la durée" (p. 103), que le paradoxe pourrait se définir comme une "dialectique propre" (p. 122-123), et qu’il serait possible d’"aller plus loin", en proposant, comme ils le font une "sur-dialectique" avec "des formes plus hypersophistiquées dans lesquelles l’intérieur rentre à l’extérieur et inversement" (p. 163). Les "reproches" adressés ici à la perspective paradoxale au profit de la contradiction dialectique, s’ils peuvent s’appuyer en partie sur Barel, ne me paraissent pas pouvoir demeurer valides au regard de l’approche de Dupuy ou de Varela sur cette question, puisque le souci de ces derniers semble bien, justement, de l’ordre de cette sur-dialectique, nommée et travaillée par eux en tant que paradoxe, dont on assume la non–élucidation absolue et radicale.

Enfin, on peut regretter que Jacques Ardoino n’explicite pas davantage son propre modèle de "mulitréférentialité", afin de mieux comprendre en quoi il serait incommensurable d’autres références. En effet, en voyant qu’il résiste à la possibilité d’une filiation avec Leibniz (p. 67-68), ainsi qu’à la possibilité de modélisations ouvertes et contradictoires dans l’approche systémique (p. 21-22, 37), ou bien à la fécondité épistémologique de la transdisciplinarité (p. 168-169), le lecteur ne pourrait-il pas être amené à penser qu’il y a là comme une volonté d’auto-consistance de la multiréférentialité, quelque chose, en somme, qui se voudrait comme "pur", même si c’est pluriellement pur ? Car si Jacques Ardoino fait quelques "concessions", elles ne sont pas ici exploitées pour réinterroger et s’articuler, au sens fort du terme tel qu’il est travaillé dans ce livre, à la multiréférentialité. De ce point de vue, celle-ci pourrait alors rejoindre, dans son statut, l’"harmonie préétablie" de Leibniz, si chère à André de Peretti.

Mais on peut aussi penser que ce n’est que partie remise, puisque les deux auteurs laissent entendre que d’autres dialogues sont à venir. Ils nous signifient ainsi en quoi tout projet d’articulation relève bien d’un travail qui s’inscrit dans le temps et dans l’inachèvement, puisqu’il oblige chacune des voix à revenir perpétuellement sur ses propres auto-références, bousculées, altérées, de cette rencontre articulée. C’est aussi ce qui fait toute la fraîcheur de ce premier ouvrage, où ces deux grandes voix n’hésitent pas à se dire " Explique-moi ", ou encore " Là, tu te braques ", ou bien " Je ne suis pas sûr. Il faut que je travaille davantage cet auteur ". Les vagabondages et associations d’idées qu’ils nous proposent, dont les liens ne sont pas toujours formalisés, prennent encore plus de force par ces ponctuations modestes, et nous invitent, nous aussi, à oser nos propres rêveries analogiques entre les arts et la science, pour construire notre pensée.

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Le deuxième ouvrage, auquel André de Peretti a également participé, est d’une tout autre visée, puisqu’il s’inscrit comme un " Guide pratique " à propos des questions que peut se poser un praticien (formateur, éducateur) en situation d’évaluation (c’est-à-dire en permanence, même si c’est parfois à son insu). Cet ouvrage reprend des éléments qui se trouvent dans des publications précédentes (telles que Recueil d’instruments et de processus d’évaluation formative, A. de Peretti) et de nombreux outils, supports nécessaires à toute entreprise d’évaluation, mis au point dans des lieux institutionnels de formation d’enseignants et d’éducateurs (telles que les MAFPEN, les CRDP ou l’OCCE) ou de personnels d’encadrement et de direction.

Les trois premières parties (Tableaux de bord de l’évaluateur, Tableaux de bord de l’apprenant, Tableaux de bord institutionnels) rassemblent des propositions qui se situent d’emblée dans la réponse, conservant cependant perpétuellement le souci de la variété des dites réponses. La quatrième partie, intitulée " Repères historiques et théoriques sur l’évaluation " s’attache à resituer l’évaluation dans un paradigme de complexité, et rappelle l’impossibilité fondamentale tant d’évaluer autrui que de s’évaluer absolument soi-même, en même temps que la nécessité d’en passer par un autre pour se voir soi-même. Elle pose donc le cadre épistémologique avec lequel il convient de lire et de faire usage de cette encyclopédie, qui est celui de la complexité, de la variété, de l’implication du sujet, de la contradiction et du paradoxe. Mais, ici, la tonalité est moins franchement problématique et interrogative que dans l’ouvrage rédigé avec Jacques Ardoino. Il s’agit en somme, dans les trois premières parties, de rassurer le praticien en lui proposant un étayage outillé pour son travail quotidien, et, dans la dernière, de lui proposer un regard critique avec lequel apparaissent les limites de l’outillage. En espérant que les lecteurs ne s’arrêteront pas avant la quatrième partie...

Frédérique Lerbet-Séréni