Les pauvres sont nos maîtres

Note de lecture par PISSOCHET François

En 2015 il y avait eu le livre[i] de Bruno Tardieu présentant l’engagement social et politique du mouvement ATD Quart Monde, créé par la rencontre d’un homme ayant grandi dans la misère, Joseph Wresinski, et la population d’un camp pour sans-abris, en 1957, à Noisy le Grand. Ce livre apportait, de l’intérieur, une connaissance sur ce mouvement engagé dans la lutte contre la misère et la promotion de ce « peuple » justement reconnu du « Quart Monde » qui regroupe toutes ces familles très pauvres, en France et dans le monde ; un combat humain et politique qui s’inscrit pleinement dans la défense des droits de l’homme.

Les trois approches singulières et complémentaires – historique, philosophique et pragmatique – des auteurs de ce présent livre, nous fait pénétrer la pensée et l’engagement de Joseph Wresinski, pour comprendre l’importance vitale de ce combat initié et par porté depuis 60 ans par le mouvement ATD Quart Monde. Loin des algorithmes d’une intelligence artificielle, ce livre nous ouvre à la pensée et à l’action d’un homme et d’un mouvement qui nous parle de l’humain. S’approprier les arcanes de ce processus singulier de penser et d’agir (si proche du « penser↔agir en complexité porté par le Réseau Intelligence de la Complexité) peut nos amener à nous interroger sur nos propres modes de penser et de vivre le monde.

Le titre volontairement provocateur, selon les premiers mots d’Isabelle Autissier (p.5) qui signe la préface de ce livre, résume la conviction et l’engagement de cet homme, Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, qui toute sa vie a mené le combat contre la misère – la misère n’est pas une fatalité – en prônant, dès le début, la nécessité de reconnaître l’incontournable place de la parole du plus pauvre dans le développement de la pensée et de l’organisation sociale.

L’approche historique de Jean Tonglet resitue la démarche de Joseph Wresinski dans son contexte.  Son arrivée dans le camp de sans-logis de Noisy le Grand va faire écho avec sa propre histoire. C’est avant tout la rencontre d’un homme construit par son histoire avec un peuple auquel il résonne, dont il se sent humainement et viscéralement sien, d’autant plus que cette rencontre lui aura permis de retisser des liens avec son propre vécu de la misère.

Cette confrontation avec la pauvreté et la misère dans laquelle vivaient les relogés du camp de Noisy le Grand, lui a permis de tisser des liens réconciliateurs avec son vécu familial de la misère, de mobiliser son énergie, et trouver les quelques clés de compréhension susceptibles d’enclencher un processus d’interventions pour que ces pauvres, à leur tour, comme lui, se libèrent non pas de leur histoire, mais de ces sentiments de honte et d’humiliation qui y sont liés. Se reconnaissant ‘l’un des leurs’, il s’engage dans cet espace transitionnel particulier, à la fois complètement dedans et complètement dehors, qui le met en capacité de faire lien, de parler de …, de parler à …, de parler pour …, de parler avec …

Cet engagement que poursuit le mouvement ATD Quart Monde, repose sur une dynamique qui mobilise dans une circularité affirmée le penser et l’agir : l’action stimule et alimente la pensée qui en retour se concrétise dans l’action. Une pensée et une action qui vont réhabiliter le ‘pauvre’ dans toute son humanité. La perduration de la misère c’est une erreur de la pensée. Nous pensons mal le monde et son avenir car nous le pensons sans la contribution des plus pauvres (J. Tonglet p.18).

« Travailler à bien penser » nous dit Blaise Pascal[ii]. C’est ce que n’a cessé de faire Joseph Wresinski nous dit David Jousset : Une pensée née de l’action contre l’exclusion, ou plus précisément contre la misère, cette violence permanente produite par l’exclusion (p.45). Une pensée qui n’est pas une théorie mais une action qui alimente la pensée ; une pensée qui s’est forgée au contact des personnes, partage et confrontation, pensée déroutante pour ceux à qui elle s’adresse dans la mesure où elle affirme l’existence d’un savoir critique vis-à-vis des savoirs académiques.

Cela nous incite à bien re-penser nos modes installés de penser : invitation à revisiter nos certitudes, mais aussi questionner nos perceptions et positionnements vis-à-vis de la misère, vis-à-vis de l’humanité que nous accordons à ces personnes. Il s’agit bien de s’engager, de se compromettre à penser avec le Quart Monde et non penser le Quart Monde, changement de paradigme qui repose avant tout sur l’humain et qui prend corps dans le concept de fraternité. Une fraternité qui demande à être repensée en reposant sur la reconnaissance et le partage.

Ce concept repensé de fraternité m’a ainsi amené à revisiter le concept de compassion professionnelle que j’avais développé dans un éditorial de l’Interlettre Chemin Faisant[iii], qui « nous conduit à développer notre capacité à « aller vers » l’autre pour ouvrir, offrir, un espace relationnel où chacun, au-delà d’une vision réductrice, peut s’exprimer et être reconnu dans sa multiplicité et sa singularité, mais où il est également possible de construire de nouveaux agencements faits de co-expertises élaborées ensemble pour une nouvelle lecture des situations. »

Ce n’est pas notre capacité à aller vers l’autre qu’il s’agit de mettre en œuvre, mais bien plutôt notre capacité à mobiliser notre sphère affectivo-émotionnelle pour se rendre disponible à la rencontre et ouvert au partage. Cette compétence humaine que Joseph Wresinski nomme ‘amour’, nous incite à nous compromettre dans le partage du savoir à partir de moments de vie partagés : avoir besoin du savoir de l’autre qui seul peut confirmer la validité de ma perspective sur le monde (D. Jousset p.61). Une compromission qui impose de suspendre son savoir, savoir qui justifie notre pouvoir, qui, en ‘sujet-pensant-existant’, nous conduit à aliéner l’autre, ‘sujet-assujetti-objectivé’ (comme l’exprime Michel Foucault), en lui imposant, avec souvent les meilleures intentions, notre manière de bien penser

C’est un vrai repositionnement éthique que nous propose la pensée de Joseph Wresinski, qui consiste à nous engager dans la voie d’une réorganisation de nos modes de penser, en cheminant hors de nos savoirs, convictions, théories, pour écouter cet autre savoir, connaissance unique, que le pauvre est en capacité de construire sur l’expérience de la misère. C’est au prix de ce retournement que nous pouvons entendre cette parole et dans une co-élaboration développer une connaissance partagée. Une pensée qui restaure chacun dans sa dignité et son humanité.

La pensée de Joseph Wresinski, porté par le mouvement ATD Quart Monde, est une pensée incarnée, qui surgit de l’engagement et de l’action. Aborder l’autre de l’extérieur ne conduit qu’à penser et agir à la place de l’autre dans une relation de pouvoir et de domination. Ce retournement laisse à l’autre la capacité de prendre sa place et d’exprimer une parole qui alors nous donne à penser.

Et Bruno Tardieu explique très bien ce qu’il faut de militantisme et d’alliance pour cheminer ensemble et comment l’organisation du mouvement et sa pratique est en congruence avec les idées forces résultats de ce penser et cheminer ensemble.

Il s’agit bien de faire mouvement avec les plus pauvres pour un mode de l’égale dignité (début de la conclusion p.175). Faire mouvement c’est agir ensemble et cela se décline par l’engagement de militants, de volontaires, d’alliés pour mener une action, exclus et inclus, qui comporte une dimension fondamentale, celle de renforcer la certitude qu’on fait partie de l’humanité (B. Tardieu p.139).  La priorité aux plus pauvres pour un vrai changement de civilisation. Pas moins !

Ce message, cette démonstration du mouvement ATD Quart Monde, dépasse le simple cercle de la lutte contre la pauvreté. Tout professionnel, tout citoyen, peut s’en inspirer pour penser et agir différemment : bousculer ses imprinting, dégager des priorités éthiques. Le père Joseph Wresinski nous laisse donc avec l’idée que les plus pauvres pourraient devenir nos maîtres, nos maîtres en humanité, non pas du tout seulement pour lutter contre la misère, mais pour progresser vers un monde de plus grande dignité (p.178).

 

François PISSOCHET

 

[i] Bruno Tardieu – Quand un peuple parle – ATD Quart Monde un combat radical contre la misère – La Découverte 2015

[ii] Blaise Pascal : Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. - Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.