Les nouvelles raisons du savoir : vers une prospective de la connaissance

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Subreptices glissements des intitulés, qui suscitent l'attention. Au commencement , il y a le titre anodin d'une série de colloques de Cerisy : " Prospective d'un siècle à l'autre ". Le troisième numéro de la série, organisé en 2001, s'appellera " Prospective de la connaissance " ; et les actes de ce Colloque sont publiés dans une élégante collection intitulée " Prospective du présent ", collection qui a déjà publié les actes des deux premiers colloques de la série : " Prospective pour une gouvernance démocratique ", puis " Vers une intelligence collective ". On devine l'inquiétude des éditeurs : En réduisant le mot " prospective " à un statut banal de mot préfixe, il risque fort de perdre son originale vertu sémantique. D'où ce changement d'intitulé, qui nous mène ici du registre de la prospective (de la connaissance) à celui de l'épistémologie, plus respectable académiquement, " les nouvelles raisons du savoir ". L'ambiguïté de ce titre suscite ici bien plus l'attention du lecteur potentiel, que ne le ferait " la prospective de xxx" (remplacez xxx par n'importe quoi, vous aurez un titre recevable).

A. Hatchuel, dans une introduction brillamment enlevée, nous proposera les raisons de ce glissement, tout en nous confessant in fine que les raisons du savoir dont il va être ici question seront " des raisons éthiques, politiques, culturelles, et méthodologiques " (p. 15) plutôt que proprement épistémologiques comme je le présumais et l'espérais en ouvrant ce livre. Si l'on part de la question " Qu'est ce qu'une prospective de la connaissance ? " (p. 5), on butte sur la réponse usuelle qu'appelle le mot prospective. Mais ajoute-t-il aussitôt, " il ne s'agissant pas …d'anticiper les grandes découvertes à venir, ni d'explorer toutes les énigmes d'un projet que l'on pourrait assimiler à une tentative de 'Connaissance de la connaissance' ".

Pourtant un effort de réflexion s'appuyant sur la fascinante méditation que nous proposait Edgar Morin sous ce titre en 1986 ('La connaissance de la connaissance', La Méthode Tome 3) aurait beaucoup contribué à enrichir le sens du néologisme " prospective de la connaissance ", me semble t il ; Au moins autant que la signification quelque peu techniciste qui nous est donnée, et à laquelle se réfère la plupart des 21 auteurs mobilisés pour nous éclairer sur les nouvelles ( ?) raisons du savoir (scientifique). " Il s'agissait … de prendre la mesure des nouvelles relations entre les sciences, le public, et les forces économiques afin d'en mieux cerner les conséquences et les défis ".

Je crois que cette formule traduit le vœu, fort bienvenu, d'un nouvel appel à la réconciliation des " deux cultures ", je veux dire : de la culture scientifique et de la culture tout court. Rien de très 'nouveau' au demeurant dans cette quête d'une 'nouvelle réforme de l'entendement' : Locke, proposait déjà, en 1690 un célèbre "Essai sur l'Entendement Humain, après Spinoza (le "Traité de la Réforme de l'Entendement" paraît en 1677), et avant Leibniz (les "Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain", en 1704)" . (On retrouvera les traces de cette réflexion dans un éditorial publié en 1998, qui attirait l'attention sur un appel d'Edgar Morin au " commerce des deux cultures … qui concerne notre aptitude à organiser la connaissance " publié peu avant : http://www.mcxapc.org/lettres/32/1.htm ).

Les éditeurs de ces 'Nouvelles raisons du savoir' l'entendent sans doute ainsi : " Ce n'est pas seulement la relation entre science et société qui a changé, c'est la production des connaissances … ". Ils n'ajoutent pas, hélas, " la légitimation des connaissances ainsi produites ", et les auteurs qu'a rassemblé ce volume n'y prêtent guére plus attention. Pour la plupart d'entre eux, est légitime toute connaissance produite par la communauté scientifique, et la société a ici un devoir de conscience. La conception Saint-simonienne et positiviste du Progrès de la société par les 'nouvelles' connaissances scientifiques, est si prégnante qu'ils ne peuvent reconsidérer le statut quasi sacré de cette connaissance. Pragmatiquement, ils se proposent d'aménager ses modes de présentations et la définition des politiques de recherches. Mais ils ne proposent pas encore de remettre en question les modalités de production des connaissances enseignables et actionnables que doit produire la " corporation des scientifiques ". (Le mot n'est pas prononcé, mais la chose n'est-elle pas passible d'une connaissance aussi scientifique que culturelle ? )

Je présume d'ailleurs que la plupart des membres de cette corporation s'indigneraient d'une politique de recherche scientifique pourtant démocratiquement élaborée par la société, qui interromprait tout financement public des recherches sur les OGM, dont nul ne montre l'urgent besoin, et qui transférerait les crédits correspondants à des recherches sur le traitements des déchets radioactifs, dont tous conviennent qu'ils constituent un danger grave de survie pour les futures générations !

Cette prégnance du caractère sacré de la connaissance scientifique n'est sans doute pas ostensible : On ne la proclame pas, et je risque d'être accusé de faire ici un procès d'intention. Je prends ce risque, puisque les auteurs concernés pourront plaider leur cause s'ils le souhaitent. Ils nous diront si les quelques saillances de cette conception quasi scientiste d'un progrès nécessaire (justifiant a priori la supériorité du budget de la recherche scientifique sur celui de la culture, présumée, elle, non-scientifique), que je repère au fil du texte, sont accidentelles ou délibérées.

Je n'aurais peut-être pas été sensible à cette prégnance si, au détour de la dense présentation préliminaire que donne A Hatchuel, je n'avais lu, a propos de " la relecture d'Auguste Comte... que propose (ici) J.Grange ", cette boutade usuelle : " Le détour par ce philosophe plus décrié que lu… éclaire notre propre difficulté ". (p. 8). Je n'ai commencé à m'interroger sur la pertinence et la solidité de l'argumentation du " Grand Prêtre de la religion de l'humanité et de l'auteur du Catéchisme positiviste (1852) " qu'à partir du jour où je l'ai lu. Et depuis, je me dis que tous ceux qui nous le proposent comme la référence solide pour légitimer nos " connaissances positives " n'ont pas du le lire beaucoup depuis l'épreuve de philo au baccalauréat dont ils ne gardent qu'un souvenir diffus ! (La loi des trois états a t elle vraiment force de loi ?). Car s'ils avaient lu son " Appel aux conservateurs " demandant que l'on substitue " à la formule anarchique (Liberté, Egalité, Fraternité) … l'unique devise 'Ordre et Progrès' …, par un décret fondamental … conciliant …la monocratie républicaine avec l'hérédité sociocratique , résolution qui procurerait une efficacité spéciale , aussi favorable à l'ordre qu'au progrès 1", peut-être contesteraient-ils plus volontiers l'autorité scientifique et académique de leur épistémologue emblématique ? (Contester - ou désacraliser - n'est pas décrier !).

L'article de J Grange " Politique de la science : quelques questions à partir de l'œuvre d'Auguste Comte" n'est saillant pour mon propos que parce que ce travail d'historien a semblé mériter une mention spéciale dans cet ouvrage. Pourquoi était-il plus important ici de s'interroger sur " les nouvelles raisons du savoir " dans une attitude que l'on affiche prospective, à partir de l'auteur du 'Cours de philosophie positive'(1842) et du 'Catéchisme positiviste'(1852), plutôt qu'à partir, par exemple, de l'auteur du (si actuel en 2002) 'Nouvel esprit scientifique' (G. Bachelard, 1934, toujours régulièrement ré édité) ? Ce n'est pas tant la présence de cet article que l'absence de sa justification ici qui m'intrigue. On nous dit " Or Comte énonce avec clarté la question qui allait peser sur son temps et le XX° siècle : le travail et l'industrie" (p. 8). N'y avait-il vraiment pas d'autres questions importantes qui allaient peser sur nos civilisations ? Et le propos d'A. Comte était il vraiment clair' ? Je confesse que j'ai du mal à m'en convaincre !

L'œuvre d'A. Comte fut pendant plus d'un siècle l'emblème préféré de l'idéologie scientiste qui a tant contribué à la séparation des deux cultures. Si le propos des auteurs est de " retrouver les sources culturelles de la connaissance scientifique ", Comte ne devrait les intéresser que parce qu'il symbolise cet égarement 'funeste' (P.Valéry) qui faillit faire perdre à la science 'ses sources culturelles'. En l'ignorant, ne risque-t-on pas de prolonger encore la longue nuit de la civilisation techno-scientiste dont les prospectivistes voudraient nous aider à sortir. Que d'aucuns parmi les auteurs tiennent la devise " Ordre et Progrès " pour un verset sacré, ultime rempart contre " l'anarchique verset satanique 'Liberté-Egalité-Fraternité' ", soit ! Mais qu'aucun autre ne relève explicitement le défi, alors que l'enjeu annoncé est celui de la régénérescence de la culture scientifique au sein de la culture tout court qu'elle n'aurait jamais du abandonner, n'est ce pas surprenant ?

L'ouvrage, comme trop souvent hélas dans ces 'actes de Colloque', ne reprend que les textes des auteurs (qui sont parfois repris de textes publiés antérieurement), sans donner au lecteur qui n'assistait pas au colloque, la teneur des débats ? Peut-être n'y eut-il pas débat, entre scientifiques et polytechniciens de bonne compagnie ? Le résumé de synthèse que l'on trouve en conclusion sous le titre " Synthèse subjective d'une jeune scientifique " (C. Heller del Riego, Madrid) m'a semblé plus descriptif que critique : Elle use avec tant de parcimonie du droit d'interprétation qu'elle s'attribue, grâce, assure t elle d'emblée, à A Comte, que son résumé de l'article de J. Grange ne propose aucune interprétation critique de cette 'politique de la science positive'. (Elle résume sans doute l'exposé oral, car certains arguments n'apparaissent pas explicitement dans l'article écrit). Si bien qu'elle n'est pas aussi convaincante qu'elle aurait pu l'être si elle avait pris à la lettre sa sympathique conclusion : " L'analyse des préoccupations de la jeunesse, basée sur une écoute attentive de leur point de vue … peut fournir des informations importantes … au sujet de ce qu'il conviendrait de modifier dans le contexte de la société. Malheureusement, leur opinion n'est que rarement prise en considération " (p. 307). Une conclusion qu'A Comte n'aurait sans doute pas faite sienne ! Mais quelle information importante nous donne-t-elle sur ce que la jeunesse pense de la politique de la science d'A Comte ? Devrions-nous conclure que la jeunesse actuelle préfère une civilisation qui fait sienne la devise de la monocratie républicaine 'Ordre et Progrès', à une civilisation démocratique, qui préfère la devise 'Liberté-Egalité-Fraternité ?

Ce long détour sur la prégnance et les saillances du positivisme comtien que je tente de mettre en évidence pour susciter l'attention critique du lecteur, ne me permet plus de souligner autant qu'il le faudrait la richesse et la relative diversité de la plupart des contributions que rassemble ce recueil. Insuffisamment articulés2 pour argumenter une discussion sur les (éventuelles) 'nouvelles raisons du savoir' ou sur une hypothétique 'prospective de la connaissance' qui enrichirait la piètre culture épistémique de trop de scientifiques, ces textes, abordés hors de ce contexte, sont souvent d'une lecture fort nutritive. Au gré de ses curiosités le lecteur déambulera de l'un à l'autre sans tenter d'identifier d'improbables 'nouvelles' raisons du savoir. On me permettra de m'arrêter un instant sur l'un d'eux, ici d'apparence insolite, qui aurait pu à lui seul servir de base de départ originale et pertinente à une réflexion collective sur la formation et la transformation des connaissances dans nos cultures.

Sous le titre " Généalogie de la 'réduction en art'. Aux sources de la rationalité moderne ", H.Vérin nous invite à reconnaître dans nos cultures un 'paradigme de la connaissance' ('Un modèle qui structure des pratiques de connaissance identifiables') bien antérieur à celui que nous lègue encore le positivisme comtien. Les raisons de nos savoirs ne sont-elles pas à rechercher dans " les sources (plus latines qu'helléniques) de la rationalité moderne " interroge t elle en examinant le renouvellement et la restauration de la rationalité que les ingénieurs et les humanistes de la Renaissance surent susciter au XVI° siècle, en relisant Cicéron, Vitruve ou Pline.

" 'Réduire en art', nous rappelle t elle, c'est rassembler des questions dispersées, confuses et profuses, les mettre en ordre, les éclaircir dans un exposé bref, et diffuser par écrit le résultat de ce travail afin de donner à chacun le moyen d'atteindre le meilleur en facilitant ses choix " (p. 30). Réduire (redigere) alors ne veut pas dire diviser ou mutiler, mais au contraire " faire revenir, rassembler des 'choses' éparpillées, multiples, confuses, …ramener, rétablir, restaurer, mettre en forme, … rédiger " (p. 31)… " en utilisant une langue accessibles à tous ", …en privilégiant " le recours au dessin pour faciliter la cognition " (p 36-37).

Cette formalisation de la conception qui caractérise 'la réduction en art' va, à partir du XIX° siècle " perdre de son impact au profit de la science hypothetico-déductive, en s'incluant pour partie dans l'application des sciences jusqu'à s'évanouir, avec le positivisme, dans la science appliquée à l'industrie humaine, puis à l'organisation industrielle " (p. 29). On peut je crois, interpréter la soigneuse étude de l'historienne en considérant que les " nouvelle raisons du savoir " sont bien les plus anciennes. Ce n'est pas en affinant un post positivisme comtien, comme semblent le suggérer trop d'auteurs de ce dossier, que nous trouverons de " nouvelles raisons du savoir " ; C'est en remontant aux sources de la formation du bon usage de la raison , alors que se déploie le superbe éventail de la rationalité, avant qu'un cartésianisme desséché , puis le scientisme positiviste, ne le referme en un glacial tranchoir !

H. Vérin suggèrera de façon pédagogique (p. 29) que nous nous inspirions désormais de Vitruve plutôt que de Platon. Le lecteur pensif que je suis si volontiers des textes de Léonard de Vinci et G Vico hier, de P.Valéry, de H.A. Simon et Edgar Morin aujourd'hui, ne peut que s'enthousiasmer en reconnaissant ces autres enracinements, riches de la même sève épistémique. Une sève qui affermit aujourd'hui les nouvelles aventures de la connaissance, aventure infinie, qui ne sépare plus le faire et le comprendre, le plaisir de faire et les raisons de faire, s'entrelaçant sans cesse dans l'expérience et la culture humaine.

Cette réflexion sur les transformations de notre collective intelligence de la connaissance est avivée par la lecture d'un ouvrage au titre voisin : " Le croisement des savoirs " réalisé peu auparavant par le " Groupe de Recherche Quart Monde - Université ", dont le sous titre dit le projet " Quand le Quart Monde et l'Université pensent ensemble 3 ". " L'hypothèse de départ est que ceux qui sont privés de l'héritage des biens matériels et culturels acquis par notre civilisation ont une connaissance unique et indispensable liée à leur expérience de vie. Ils peuvent agir pour leur propre bien être et celui des autres ", annonce le projet de cette étonnante entreprise, " pari apparemment impossible, faire travailler ensemble des universitaires et des personnes en grande pauvreté, … chronique du franchissement d'une frontière". Rarement les entrelacs du faire et du comprendre, du faire pour comprendre et du comprendre pour faire, m'ont paru aussi civilisateurs, moteur de notre et de nos cultures, sans que nul ne puisse séparer 'la savante' de 'l'humaine', ni ne puisse prédire ce que sera demain le fruit de cette permanente auto poïése. La 'connaissance poïétique', co-produite en réciprocité, ne peut elle l'emporter sur la 'connaissance mimétique', transmise par les savants aux autres exclus d'un savoir platonicien (celui qui intriguait si justement Ménon), dont seuls les 'savants', présumés détenteurs des savoirs, détiendraient aussi les raisons ?

Et je m'interroge à nouveau : Comment se fait-il que l'exercice de 'prospective de la connaissance' dont rend compte " Les nouvelles raisons du savoir " soit resté inattentif à cette entreprise, hélas tenue encore pour paradoxale, de 'partage des savoirs' dont rend compte " le croisement des savoirs " ?4

Peut-être parce que le syllogisme final de T Gaudin est perçu implicitement comme un appel à la résignation des citoyens sinon des scientifiques ?: En clamant un rassurant " La conscience est inévitable " (p. 318), on se rassure : Puisque " science sans conscience n'est que ruine… ", comme la conscience sera toujours là, la science, qui ne veut sûrement pas ruiner l'âme, sera toujours sauvée par la conscience ! Comme l'histoire finira bien, pourquoi s'inquiéter des méandres de la chronique ?

Mais comment se forme la conscience, dans quelles conditions, face à quels obstacles ? Si la science ne se perçoit plus comme co-constructrice de la conscience, inséparable partie prenante de l'aventure humaine, si elle s'accepte en charge du Comprendre mais pas du Faire, si elle peut prétendre générer la connaissance sans l'extraire du faire, si elle ne sait pas d'abord transformer l'expérience en " Science avec Conscience " (E. Morin, 1982), alors la conscience pourra t elle rester longtemps 'inévitable'?

Ne serait ce pas alors la science, (qui est aussi celle des médecins d'Auschwitz), qui serait, elle, inévitable ? Comme devrait l'être la propagation sans frein des OGM, assurent les voix scientifiques les plus autorisées (Platon, dans le dialogue du Ménon, les désignait : " Les hommes aussi bien que les femmes qui sont savants dans les choses divines "). Puisque la science peut les faire, les OGM universels ne sont-ils pas inévitables, nous demandent, résignés, les tenants d'un savoir qui fait de ses moyens 'les nouvelles raisons' de ses fins.

Ne faut-il pas alors s'interroger ? : Est ce l'inculture scientifique de trop nombreux citoyens qui s'avère ici la plus dramatique, ou n'est ce pas surtout l'inculture épistémique de trop nombreux scientifiques ?

N'est ce pas au fond le mérite de ce livre que de nous inciter, peut être à l'insu de certains de ses auteurs, à nous reposer ces antiques questions sur 'les raisons du savoir', ou plutôt sur le sens que nous voulons donner, ici et maintenant, à l'aventure de la connaissance, aventure infinie.

J.L.Le Moigne.