LE MONDE MODERNE et LA QUESTION JUIVE

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Ndlr : Quelques semaines après la parution sur notre Site de la note de lecture qu’on va lire ou relire ci après, paraissait dans un magazine hebdomadaire parisien une recension critique de cet ouvrage d’E Morin due à Elie Barnavi. L’interprétation  qu’il  propose de cette  ‘réflexion historicisée‘  sur  la ‘question juive’  me semble si contestable pour qui a lu l’ouvrage sans passion  que je crois devoir souligner la vacuité de ce procès d’intention qui fait de la pensée reliante d’E Morin une pensée de négation. Je m’autorise en conséquence à ajouter en mars 2007  un bref addendum à ma note de lecture initiale rédigée et publiée en novembre 2006. JL LM

            L’irrémédiable et irréversible probable développement des métastases catastrophiques du Cancer Israël – Palestine semble aujourd’hui si manifeste que chacun s’efforce de ne pas y penser : Plus il est éclairé par les média, moins il semble  éclairant pour l’intelligence des citoyens : Il est si certainement absurde de chercher à le comprendre sur le mode binaire  du bien et du mal,, et si tentant  de faire comme si nous n’étions pas concernés par le comportement d’un ‘tout petit Etat doté de la puissance formidable de quatre cents têtes nucléaires’ (p.171).

            Et pourtant cette inextricable complexité peut s’entendre de façon intelligible. Une nouvelle fois, Edgar Morin, s’attachant à conjoindre, à éclairer de multiples façons, va nous montrer que nous pouvons, avec lui, ‘comprendre et faire comprendre’ sans nier ‘que la compréhension est souvent mal comprise’.        Une nouvelle fois, en s’attachant à penser la complexité  de l’aventure humaine sur la planète Terre, il va enrichir notre entendement, renouveler nos regards, activer notre étrange capacité à nous reconnaître à la fois responsable et solidaire, dépendant et autonomes.

            C’est d’abord par l’éclairage de  sa culture d’historien que cet ‘Humaniste Planétaire’ nous invite à comprendre en les reliant, dans la formation contemporaine du monde moderne, six questions inséparables : ‘La question juive, la question chrétienne, la question des nations modernes, la question de la civilisation occidentale, la question de l’islam, la question de l’ère planétaire’ (p.189). La longue et originale histoire de la ‘question juive’ s’entrelaçant sans cesse dans toutes les autres au fil des siècles. Les ‘Repères chronologiques’ qu’Edgar Morin rappelle en conclusion (p197 à 207) mettent bien en valeur cette texture : De -1375 (le pharaon Akhenaton pratique le culte d’Aton, Dieu unique) à l’été 2006 (entre Gaza et le Liban), notre regard sur cette étrange aventure des sociétés humaines transformant leur initiale ‘errance bestiale’ (G Vico) en ‘cités administrés (Protagoras)’, se renouvelle sans pourtant nous surprendre puisque nous savions cela ! Mais nous les savions par tranches disjointes, sans prêter  attention à ces trajectoires entrelacées qui passent des œuvres de Montaigne et Spinoza à la formation de Hollywood et l’œuvre de Marcel Proust, par exemple.

            ‘C’est donc à partir d’une volonté de pensée complexe que je m’efforcerai ici de concevoir la question juive, en la situant dans sa relation historique au sein du monde moderne. J’ai voulu faire non un livre d’histoire, mais une réflexion historisée.’ (p16), nous dit Edgar Morin. Ce faisant, il argumente par de multiples évocations, l’intelligible formations de  ces métissages qui ont formé les diverses cultures de ‘judéo gentils’ dans presque toutes les civilisations méditerranéennes et occidentales. La disjonction paulinienne, ‘Ni juifs, ni gentils’ (p.75)  devient une conjonction marrane et post marrane , ‘Et juif et gentil’.

            ‘Nous sommes malheureusement prisonniers d’une pensée binaire qui disjoint les notions de juif et de chrétien, de juif et de gentil. Dans le monde moderne laïcisé, la pensée binaire ne peut voir que juifs ou chrétiens, juifs ou gentils. Or le propre des juifs modernes est de nouer en eux une double identité complexe, mixte ou métisse, celle de judéo-gentil.’ (p.70)

            La lecture des  multiples formations et transformations des cultures ‘judéo-gentils’ que, dans sa passion de comprendre et de faire comprendre, Edgar Morin nous propose alors au fil de sa mémoire de post-marrane,  est très ‘libératrice’ pour l’esprit, nous désincarcérant de ce binarisme mental dans lequel nous avons été formés . (Il rappelle, p.71, ses réflexions sur nos ‘imprinting culturels’ qu’il avait développé dans le T IV de ‘La Méthode’).

            Ne faut-il pas évoquer ici quelques unes au moins des œuvres tenues pour patrimoniales dans bien des cultures, dont il nous rappelle qu’elles se formèrent dans et par les cultures ‘judéo-gentils’ au fil des siècles, lorsque se produisirent les ruptures cassant en quelques sorte la boucle récursive formée en Occident à partir de XI° S . ? Boucles qui  formaient  la fermeture (du judaïsme)  par l’enfermement (accéléré  par l’antijudaïsme chrétien)  et récursivement l’enfermement par la fermeture’ (p.26) ? Ruptures qui se formèrent, ‘de l’exception ibérique à la renaissance’ (p.29) et qui provoquèrent la formation des temps moderne et l’éveil de l’humanisme. Les pages qu’Edgar Morin consacre en particulier au ‘passage du marranisme au post marranisme’ (p.35 à 50) sont  très éclairantes

            Ainsi sa lecture de Montaigne (1533-1592), post-marrane, ‘aérolithe inouï, à l’époque des guerres de religion’, et de ses correspondances avec La Boétie (p.40 +) ; Celle de Spinoza aussi, bien sûr, comme celle d’Uriel da Costa (1585-1640) interrogeant ‘La loi n’est pas de Moïse, elle n’est qu’une invention des hommes’ ;  Celle de Cervantès ‘nous introduisant à la complexité de la relation entre le réel et l’imaginaire’ ; Celle aussi de Bartholomé de Las Casas, autre post-marrane, porteur de la mémoire des persécutions subies par ses ascendants et avivant  un ‘humanisme de compréhension et de  compassion pour les opprimés et les victimes de l’expansion coloniale de l’Occident’ (p.50).

            Ainsi ses évocation des judéo gentils du dernier siècle si familières aujourd’hui dans toutes les cultures : Ses évocations de K Marx et de B Disraeli, de Stefan Zweig et de Hannah Arendt, de Marcel Proust  et de Simone Weil, d’E. Bloch à W Benjamin, tant d’autres, … nous aident à mieux percevoir combien ‘les judéo-gentils ont participés activement à la formation et au dynamisme du monde moderne …  et ont contribués aux rêves et aux réalités de notre devenir’’ (p.89-90)…

            En lisant ces pages, je retrouvais des souvenirs de lectures de mémoires d’autres judéo-gentils qui prennent alors une portée que je n’avais pas su deviner. Ainsi dans les ‘Mémoires de Karl Löwith’, un philosophe allemand que j’admire beaucoup car il fut un des rares philosophes à percevoir l’importance pour nos cultures contemporaines des contributions à l’épistémologie de G Vico et de P. Valéry. Elève de Heidegger, qui le laissa bannir d’Allemagne après 1933 parce que juif (demi juif par son père), il eut, alors émigré au Japon, à écrire ses mémoires en 1940 sous le titre ‘Ma vie en Allemagne avant et après 1933’. Ce texte ne fut retrouvé et publié qu’après sa mort dans les années 80 (et traduit en français en 1988i). Je relis dans les dernières pages cette expérience de la formation du judéo-gentil :

            « C’est précisément parce qu’en Allemagne on distingue ce qui est allemand de ce qui est juif que l’on est maintenant  allemand et juif. Même celui qui parvient à se trouver une nouvelle patrie aura besoin d’une grande partie de sa vie pour combler cette fissure, et ce d’autant plus qu’il se considérait évidemment comme allemand, avant Hitler … Certains de mes amis attendaient de moi une solution radicale, dans le sens soit d’un retour au judaïsme, soit d’une adoption du christianisme  soit encore d’un engagement politique. Au lieu de cela, j’ai compris que les solutions radicales ne sont précisément pas des solutions, mais plutôt des durcissements aveugles  qui font de nécessité vertu  et simplifient la vie. La vie et la cohabitation des hommes et des peuples ne peuvent s’accomplir sans patience ni indulgence, scepticisme  et résignation. »

            K Löwith ne nous rappelle-t-il pas ainsi le combat de Moise Mendelssohn (1729-1786) pour la tolérance ? ‘Chef de file des philosophes berlinois, célèbre dans toute l’Europe des Lumières’, ne fut-il pas ce judéo-gentil vivant sa double culture, judaïque et germanique, avec tant de chaleur que G. Lessing en fit le modèle si attachant du personnage de ‘Nathan le Sage’ ? Ne nous faut-il pas aujourd’hui  relire ‘la belle histoire des trois anneaux’ (les trois religions monothéistes) que Nathan narrait à Saladin, ‘au cœur du chaudron brûlant allumé par les Croisades en 1187’ ? (Acte III, scène 7 de la pièce de Lessingii écrite en 1779).

            Et il est tant d’autres traces de la contribution des judéo gentils dans nos cultures. En achevant le dernier livre de B Stora,  ‘Les 3 exils des juifs d’Algérie’iii, je retrouve cette prégnance : ‘Cet héritage historique des trois exils a réveillé en moi une mémoire longue de l’inquiétude .Et la certitude obstinée qu’il est possible d’être à la fois juif et français, républicain et comprenant les rites religieux, tourné vers l’orient et marqué à jamais par l’ Orient et par l’Algérie’ .(p 182)

            Ce sera sans doute trop vite à la dernière partie, ‘La Tragédie’ que le lecteur pressé plus que pensif va consacrer son attention : l’actualité le sollicite si fortement : La formation du sionisme aboutissant via le nazisme à la formation de l’Etat d’Israél puis aux politiques de ses gouvernements : La question que posait dés 2002, dans un article devenu célèbre , les auteurs de ‘Israél - Palestine , le cancer’ demeure hélas : ‘L’évolution d’Israél en nation dominatrice, l’usage d’une force disproportionnée, les innombrables actes de mépris et d’humiliation subis par les palestiniens m’ont terriblement frappé. Certes je savais la pertinence de la formule de Victor Hugo « Dans l’opprimé d’hier, l’oppresseur de demain ». …Mais comment ajoute E Morin, comment ne pas être affecté par la transformation des héritiers de deux millénaires d’humiliation et de mépris en occupant méprisants et humiliants

            Cet argument anthropolitique fondamental peut-il être entendu ? Les gouvernants d’Israél et de Palestine peuvent-ils l’entendre sans appréhender une guerre civile au sein de chacun de leur pays ? Les gouvernements des pays occidentaux ne peuvent-ils prendre conscience de leur responsabilité ici ?  « Deux  poids, deux mesures » selon que l’on considère l’action de la Serbie en Bosnie et l’action d’Israél en Palestine. Comment le monde arabo-islamique pourrait-il l’ignorer ? Pourquoi refuser ‘la base proposée par l’Arabie Saoudite en 2004’ (p.177) par exemple ?

            ‘Nous chevauchons tous vers l’abîme …Parfois dans l’histoire, mais pas toujours hélas, l’approche du désastre a provoque le salut’. (p.178). La prise de conscience des méfaits de notre binarisation mentale nous est –elle interdite par quelques mystérieuses  malédictions ? En refermant le témoignage angoissé d’Edgar Morin, ne pouvons nous, sans nous lasser, tel Sisyphe, remonter à nouveau cette lourde pierre  vers les sommets. Conserver en nos esprits et en nos cœurs, la passion de ‘comprendre pour faire’, cela au moins nous le pouvons. ‘En cela réside notre dignité’

Puis je alors reprendre cet appel :

            ‘Pour le meilleur comme pour le pire, il existe donc un lien indéchirable entre les temps moderne et les judéo gentils. C’est la complexité de ce lien qu’il faut comprendre’ (p.108)

            Que le lecteur me pardonne de ne pas développer plus avant les méditations que suscite l’appel d’Edgar Morin : Saurais je mieux dire ce qu’il argumente et éclaire si justement ? Son livre se lit aisément et économiquement (12 € je crois). Je peux pourtant ajouter ici quelques indications pratiques : En annexe à son livre, E Morin reprend les textes de quatre articles qu’il avait publié antérieurement : 1989, 1997, 2001, 2004 sur ‘le nœud gordien judéo israélo palestinien’. La rubrique Complexité - Conscience, in extenso du site de notre Réseau avait publié ces textes dans la troisième partie d’un dossier intitulé ‘Sur « Israél-Palestine, le cancer », un devoir civique d’intelligence de la complexité’  dans lequel on retrouvera en outre quelques autres documents qui éclairent aussi le contexte dans lequel est écrit aujourd’hui ‘Le Monde moderne et la question juive’.

J.L. Le Moigne

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ADDENDUM rédigé début mars 2003

            J’ai en l’occasion de présenter en novembre 2006 cet ouvrage (‘Le monde moderne et la question juive’’) que je crois important d’Edgar Morin dans une note de lecture relativement développée (voir ci-dessus). Il m’apparaît utile de compléter ma lecture initiale à la suite d’une critique de E Barnavi publiée il y a peu par un magazine parisien sous la forme d’un billet intitulé ‘Morin, les contradictions d’un juif rebelle’. Billet qui  propose une image si médiatiquement négative et sclérosante de cet ouvrage d’E Morin que je veux ici tenter d’éclairer avec probité les  lecteurs  n’ayant pas eu encore l’occasion de lire ce bref et dense  essai.

            Donner d’E Morin l’image d’un ‘juif de négation’ est donner une image manifestement injuste de l’auteur de cet essai original et si bienvenu à l’heure où s’affrontent dans nos civilisations les  intégristes islamiques et judaïques, chacun d’eux appelant l’exclusion violente de l’autre, en ignorant, voir en niant, leur commune humanité.

            Tout dans le livre de ce moderne ‘Nathan le Sage’ qu’est Edgar Morin est au contraire l’appel remarquablement argumenté à la reconnaissance du ‘Juif de reliance’ qui exprime la vocation civilisatrice qui fonde la dignité humaine. Le monopole agressif (et souvent théocratique) que s’attribuent les ‘judéo centréssur la négation de l’autre’, ne peut-il être contesté par la reconnaissance des ‘judéo gentils’, argument qui forme la trame de la réflexion historicisée d’E Morin ?

            Si le judéo gentil est ‘ouvert aux cultures des autres’, il sait aussi, magnifiquement parfois, ouvrir les autres à ses cultures. N’est ce pas là aujourd’hui un message qu’il importe d’entendre ? Ne nous invite-t il pas à nous libérer des simplismes patriotards  qui ne se fondent que sur la supériorité militaire d’un Etat sur un autre.

            Pourquoi enfin, dans l’usuelle précipitation journalistique, E Barnavi en est-il réduit à de arguments littéraires sincèrement contestables par un lecteur de bonne foi : ‘Plaidoyer pro domo, vite écrit, approximations, …’ : Ce sont habituellement des reproches que l’on adresse au journaliste en mal d’argument. Et qui le conduisent à méconnaître l’importance de la réflexion d’E Morin pour nos intelligences citoyennes, que l’on soit juif, gentil ou judéo-gentil.

JL le Moigne Mars 2007


[i] K. Löwith : ‘Ma vie en Allemagne avant et après 1933’, trad française par M Lebedel, Ed Hachette, 1988

[ii] G Lessing : ‘Nathan le Sage’, édition et traduction de D Lurcel, Ed. Gallimard, Folio Théâtre, 2006. 

[iii] B Stora :  ‘Les 3 exils des juifs d’Algérie’ , Ed. Stock, 2006