La Médiation sociale: le génie du tiers

Note de lecture par CAILLE Philippe

Le titre de ce livre m'a semblé adéquat après en avoir terminé la lecture. Je ne sais s'il pousse à son achat ce qui est dommage car il a un contenu fort intéressant. Pour beaucoup en effet, la médiation est une entreprise limitée de conciliation entre deux ou plusieurs parties. Le concept du tiers peut aussi prêter à bien des interprétations. Or l'ambition de ce livre est tout autre. "Qu'attendre de l'intervenant social dans une société de consommation ? " aurait plus éveillé ma curiosité et n'aurait nullement déçu mon attente.

Il faut par ailleurs savoir qu'il s'agit d'un livre fort dense et fort érudit qui apporte de nombreux éclairages sociologiques, politiques, anthropologiques à son thème principal qui est un questionnement sur la faisabilité et les fondations théoriques d'un travail social digne de ce nom. La réponse est que ce travail est faisable et même nécessaire, mais qu'il doit se dégager des solutions scientifiques et des pratiques spécialisées. Il doit s'inspirer d'une épistémologie constructiviste qui complexifie au lieu de simplifier, qui sait contrôler l'urgence car, celle-ci résolue, le problème profond que contient la demande n'a plus de raisons d'être entendu, qui sait faire confiance aux demandeurs d'aide en interrogeant derrière leurs allégations de panne, d'impuissance, le récit singulier qui les a fait choisir cette solution, mais qui, à nouveau raconté, peut leur faire en rêver d'autres. Toutes données dont Bruno Tricoire a trouvé la confirmation dans sa pratique de formateur et d'intervenant et pour lesquelles il se reconnaît une grande dette à Yves Barel et Jean-Louis Le Moigne.

Au-delà de cette thèse principale qui s'appuie sur des schémas ingénieux et se concrétise par de courtes descriptions d'intervention, on trouvera dans ce livre, du fait même de son exhaustivité, nombre de propositions qui pourront instruire utilement le lecteur et le pousser vers des approfondissements. On pense à l'individualisme méthodologique, à l'histoire auto-réfléchissante, au couple dialectique et dialogique, aux vertus de l'indécidabilité et aux pièges de l'impasse axiomatique. Extrêmement important nous semble aussi le rappel du travail de Marcel Mauss, et aussi de celui de l'équipe du M.A.U.S.S. et de mon homonyne Alain Caillé sur l'éthique et la problématique du don , notions qui me semblent essentielles du fait de leurs actualisations dans le rapport d'aide et le lien fort qu'elle ont avec les concepts de loyauté intergénérationnelle de Boszormenyi-Nagy et de victime sacrificielle de René Girard.

Il s'agit donc d'un livre à lire lentement et à méditer parce qu'il contient beaucoup d'informations, à méditer particulièrement par le travailleur social, mais aussi tout intervenant professionnel, psychothérapeute ou enseignant, car toute relation créative se place sous le signe de l'introduction dans la relation du tiers exclu dans la définition officielle du contexte. Seuls le dialogue imprévisible avec ce tiers, la mise en évidence de cet " objet flottant " peuvent changer la donne et établir entre aidants et aidés une relation équilibrée de partenariat, de co-création. Il m'aurait plu que soit signalée l'aide que je trouve considérable du langage analogique pour sortir des pièges dialectiques que nous tend le langage digital qui nous conditionne au quotidien et nous incite à exclure le tiers de notre discours.

Philippe Caillé