Management et philosophie. Penser l'entreprise

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

"In fine, ce qui importe ici est moins de saisir en quoi la philosophie peut aider le management que de souligner en quoi le management ouvre à la philosophie". Le projet de D. Christian sera sans doute difficile à tenir puisqu'il annonce aussitôt que "la règle du jeu proposée est de reprendre l'histoire de la philosophie (d'Héraclite à Nietzsche)... et de saisir comment les acteurs de cette tradition peuvent éclairer des thèmes de préoccupation des dirigeants" (p. 16). Contradiction dialectique plus familière au philosophe qu'aux manageurs contemporains, ou "double bind" batesonien dont une thérapie de la méditation sur le sens de l'action humaine libérera peut-être le lecteur en l'invitant à l'assumer ? Sans doute est-ce cette complexité presque avouée du projet de ce livre original qui suscite et avive l'attention. Un tel aveu risque-t-il de nuire à son audience ? On peut le craindre, bien sûr, tant les professions de foi anti-intellectualistes foisonnent dans le monde des "dirigeants". Mais cette réputation d'inculture est peut-être en passe de s'effacer ; n'est-ce pas le signal que nous adressent l'éditeur et l'auteur en publiant ce livre ? Les dirigeants commencent peut-être à se demander quel est le sens de ce qu'ils font et de ce qu'ils veulent nous faire faire ? Dès lors ils découvrent qu'il n'est d'autres réponses à cette question éternelle que celle que livre à chacun l'effort de la poser et de la chercher en sachant qu'il ne la trouvera pas avant la fin de son histoire ! Et pour faciliter cet effort, quelques promenades dans une dizaine de sommets de la tradition de la philosophie accompagné par un guide bilingue qui entend à la fois la langue des philosophes anciens et celle des managers contemporains, seront souvent bienvenues : Platon, Aristote, Montaigne, Leibniz, Hegel... nous livrent des "oeuvres ouvertes" que chacun - fût-il dirigeant - peut méditer en liberté, dès lors qu'il s'intéresse au sens de ce qu'il fait. Et la chance de l'homme tient peut-être à ceci que n'aimant pas faire des choses qui n'ont pour lui aucun sens, il se sait capable de leur construire du sens. Qu'il soit dirigeant ou qu'il soit citoyen ! C'est sans doute le seul regret que nous inspire l'essai quasi pédagogique de D. Christian : il fallait - bien sûr - "cibler le public et définir le créneau", marketing managerial oblige ! Mais l'ouvrage eût-il été différent si son titre avait été "citoyenneté et philosophie" ? Je crains que la réponse ne soit affirmative ; car le sous-titre dit son projet plus que son titre séduisant : "Penser l'entreprise"... C'est peut-être argumenter un discours contingent sur le management de l'entreprise contemporaine (qualité, changement, stratégie, etc...) par quelques conditions scientifiques et philosophiques plus rassurantes qu'assurées. Mais "penser l'entreprise" pour et par ses dirigeants, fussent-ils philosophes, n'est-ce pas risquer de l'ignorer dans son infinie diversité citoyenne ? Le risque, perçu, n'est déjà plus danger, et c'est précisément la fonction de la philosophie que de nous inciter, en permanence à de tels diagnostics... Boucle qui donne finalement raison au projet de D. Christian. Dans sa belle post-face, J.F. Raux montre fort bien que "ce questionnement au travers de l'exemple du dirigeant" peut et doit concerner "l'homme stratégique", le citoyen : "Redécouvrant l'incertitude, l'individu va probablement retrouver le sens de la stratégie et la nécessité de s'auto-piloter un processus d'apprentissage permanent. L'homme du XXIème siècle ne sera probablement plus un être "fini" à l'obtention de ses diplômes. Il sera en perpétuel devenir-apprentissage. Dans un pur processus auto-réflexif, il concevra de plus en plus son propre environnement, qui lui-même l'aidera à se construire" (p. 271). Et pour ce faire une méditation philosophique ne lui sera pas inutile. N'est-ce pas l'intention de ce guide du management en philosophie ?

J.L. Le Moigne.