L'intelligence collective; pour une anthropologie du cyberspace

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Aurions-nous deux livres en un ? Celui qu'éditent E. Bonnabeau et G. Theraulaz sous le titre "Intelligence collective" (sans l'article 1' : La différence doit importer ?) et celui que publie J. de Rosnay sous le titre "L'homme symbiotique" (Anthropos se repérant dans un "cyberspace" que J. de Rosnay appelle le "cybionte"). A lire le titre, le sous-titre et plusieurs chapitres du nouveau livre de P. Lévy, on pourrait le présumer, mais ce serait lui faire un mauvais procès puisque son livre parait quelques semaines avant les deux autres (fin 94 et début 95 !). Les autres alors l'auraient-ils plagié à leur insu ? : là aussi, le procès ne tient pas : le premier (Intelligence collective) est un traité technique original d'intelligence artificielle; et le second (sous-titré : "Regards sur le troisième millénaire) veut être, pour l'essentiel, un ouvrage de prospective; alors que le livre de P. Lévy se présente explicitement comme un traité d'anthropologie. Une variante certes encore originale et peu académique de l'anthropologie, convenons-en, mais qu'on ne saurait confondre avec l'intelligence artificielle ou avec la prospective fut-elle cybiontique. C'est dire que par la complexité annoncée de son propos, l'essai de P. Lévy doit s'inscrire dans notre bibliothèque collective des sciences de la complexité, dans une rubrique que notre ami Sergio Vilar proposait il y a peu de désigner "Eutopies et Euchronies" : les bons lieux et les bons temps (plutôt que dans celle des "Utopies" -non-lieux- pensables et peut-être faisables dans laquelle l'auteur propose de le ranger !).

A dire vrai, son livre est encore inclassable, et il l'est d'autant plus que comme il est souvent écrit d'une fort belle plume, on pourrait même le ranger dans un rayon de littérature générale !

Qu'on en juge par la présentation de son contenu : "L'intelligence collective est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences (... et donc...) à la reconnaissance et l'enrichissement mutuel des personnes" (p. 29). On comprend la perplexité des libraires et documentalistes ayant à indexer cet essai ! Puisque l'auteur propose la rubrique "Anthropologie", pourquoi pas ?

Confessons que la première partie, heureusement intitulée "L'ingénierie du lien social", nous a paru plus riche, originale et constructive que la seconde, "L'espace des savoirs". La "dynamique de la Cité Intelligente" qu'il développe au chapitre IV en particulier ne nous apparaît-elle pas un instant plausible, déchiffrable, tentante presque parfois ? Alors que la théorie des "quatre espaces" (chapitre VII) ressemble trop à la "Loi des trois Etats d'Auguste Comte" pour que l'on ait envie de la considérer; peut-être parce qu'elle semble trop simple, séparant les nomades, les sédentaires, les marchands et enfin les"connaissants" qui accéderaient à l'ultime espace, l'espace des savoirs ? Interprétation réductrice sans doute, mais que la présentation peut-être trop futurologiste (plutôt que prospective) de P. Lévy rend tentante pour son lecteur. Peut-être est-ce l'effet du sous-titre du livre "Pour une anthropologie du cyberspace" ? : Ni pour, ni contre a-t-on envie de réagir, mais ailleurs, au sein d'une anthropologie complexe enchevêtrant, disait P. Valéry "Corps, Esprit, Monde".

Que ces réactions épidermiques de la pensée ne dissuadent pas les lecteurs d'ouvrir le livre de P. Lévy : nous avons tant besoin de ces bouffées d'imagination créatrice.

J.L. Le Moigne