L'Homme symbiotique

Note de lecture par CUCCHI Michel

Ndlr : Une note de lecture de ce même ouvrage avait été publiée dans le Cahier des Lectures MCX n° 10 d'octobre 1995... Michel Cucchi nous propose aujourd'hui une autre lecure de "L'homme symbiotique" qui enrichit notre méditation interactive dans la complexité des symbioses.

Les ouvrages de De Rosnay tentent de capter les grandes tendances technologiques et sociétales dans de vastes synthèses planétaires. Dans cette dernière production, cela donne un miroir de l'imaginaire collectif d'une certaine “ cyberculture ”, fortement influencée par la pensée anglo-saxonne. Disons tout de suite que ce regard nous apparaît capté par ce qui unifie, ce qui rend cohérent, et perçoit mal ce qui différencie, ce qui bifurque, ce qui réinvente, ce qui traduit.

Traitant de la complexité, l'auteur en appelle à une “ nouvelle culture de la complexit頔 qui assure “ la gestion, le contrôle en temps réel des sociétés humaines et le copilotage de l'évolution ”. Nous aurons du mal à entrer dans cette entreprise. La culture “ systémique ”, fût-elle “ plus généralement symbionomique ”, n'a pas pour vocation, selon nous, comme il est écrit dans ce livre, à accompagner l'hybridation du vivant et de la machine, la “ machinisation du biologique ” et la “ biologisation des machines ” (p. 320). Cette propension à instrumentaliser les sciences de la complexité est plutôt irritante, comme l'est cette phrase énigmatique: “ la systémique, objet du "macroscope", était (!) une démarche descriptive, pédagogique, permettant de mieux comprendre la complexité. La nouvelle approche (?) propose des moyens d'agir sur la complexit頔 (p. 21). Nous préférerons entendre l'idée selon laquelle une rationalité complexe nourrit un regard humaniste et attentif à la complexité humaine, qu'elle est portée vers la sauvegarde de cette subtilité exquise de la nature dans un monde qui se durcit pour le plus grand nombre, plutôt que d'agir dessus (et avec quelles intentions ?).

Pour Joël de Rosnay, les mondes culturels ont deux statuts. Ils peuvent occuper une position relative dans une flèche du temps : il y a ceux qui ont envahi “ l'introsphère ”, les plus en avance et aussi les plus riches, et ceux qui vivent dans un temps plus primitif, alors que les indicateurs sociaux que nous pouvons imaginer n'enregistrent que de la tension entre des communautés humaines qui s'enferment dans leur runaway suicidaire (la dernière phrase du livre sort d'ailleurs à ce sujet comme un aveu inquiétant: “ un échappement collectif dans la profondeur de l'instant plutôt qu'une dilution dans la durée infinie de l'expansion universelle ”, comme si l'esprit humain ne pouvait pas chercher son équilibre dans l'intervalle, dans sa propre culture, en équilibre avec la culture de son semblable). Dans le meilleur des cas, la culture est un phénomène fractal ! Les tableaux de Cézanne, Van Gogh, Renoir ? Des fractales vous dis-je ! Des exemples vivants de “ fractalisation de la nature ”, là où je vois traduction (voir les travaux de Michel Callon), humanisation, enchantement, poiesis. Fractalisation, vraiment ? Pauvre Sainte-Victoire, pauvres paysages de Beaumont-sur-Oise… Sans demander à l'auteur, en bon esprit scientifique, la preuve de ce qu'il avance, ne peut-on pas faire un effort pour trouver des concepts plus justes pour parler de la culture ? La fractalisation, c'est la culture. Et là, ce n'est pas moi qui insiste, c'est l'auteur, qui prophétise que la “ communication fractale ” sera la communication de demain - assimilant l'ensemble du champ médiatique aux modes de communication de la Toile, c'est “ cette forme de communication qui devra inspirer progressivement l'éducation fractale de demain ”. Et là, il faut relire d'urgence Piaget, Merleau­Ponty, Valéry, mais aussi Montaigne, Pascal, et les philosophes grecs pour retrouver un paysage cognitif plus hospitalier, et en conclure que, pour l'instant, l'urgence n'est pas d'écarter leurs témoignages de nos rayonnages. Enfin, la référence à la rédaction d'un “ livre fractal ” (“ de chaque mot peut naître une page et de chaque page, un livre ” - p.­27) ne nous semble pas totalement sincère. Elle semble justifier une juxtaposition de propos mis bout à bout sans qu'apparaisse nettement de fil directeur (de quoi parle-t-on, au fond ?). La rapidité du trait ne fait pas forcément bon ménage avec la rapidité d'écriture. Nous oublierons donc les travers inévitables d'une construction hâtive pour nous pencher sur les diverses questions soulevées par l'auteur (ces choses-là sont dites avec sympathie car, pour la plus grande partie de l'ouvrage, on peut reconnaître en Joël de Rosnay un compagnon de route qui tente, avec d'autres, de tracer un chemin dans un monde qui reste soumis dans son écrasante majorité à une pensée analytique simplifiante).

Le premier chapitre est assez intéressant (bien que l'invite à “ maîtriser ” la complexité semble quelque peu présomptueuse), même s'il reprend pour l'essentiel des travaux anciens sur les phénomènes d'auto-organisation. Laissons tomber les allégories naïves ou inutiles, à l'image du cybionte, de Gaïa, en retenant l'idée qu'un monde virtuel vient désormais s'inscrire en complémentarité des mondes réel et imaginaire, faisant émerger “ un degré supplémentaire de conscience collective ” (p. 200) ñ Cette idée est largement développée par Pierre Lévy dans Qu'est-ce que le virtuel ? (La Découverte, 1995). Nous nous félicitons de la dénonciation d'un économisme égoïste et ravageur, qui constitue effectivement la menace la plus sérieuse de notre environnement actuel. Le principe de la subsomption, exposé dans le chapitre 5, est intéressant bien que familier aux connaisseurs des travaux de Jean-Louis Le Moigne. Citons un passage qui nous paraît effectivement être une bonne manière de poser de façon opérationnelle une problématique avec un regard complexe : “ Plutôt que de nous penser enfermés dans des embo"tements successifs au sein de structures pyramidales, le principe de subsomption nous permet de nous représenter comme intégrés, sans nous y perdre, dans un plus grand que nous. Chaque homme représente la pointe d'une infinité de pyramides, ouvertes vers d'autres niveaux d'organisation et assurant, par la multiplicité organisée, la cohérence des fonctions nécessaires à l'ensemble de la communaut頔 (p. 212).

Le chapitre 6 nous paraît aussi un des plus enrichissants de l'ouvrage. L'auteur nous invite à construire ensemble une intelligence collective en trouvant les bonnes poulies et les bons points d'appui pour transmettre les forces sociales (on retrouve là encore Pierre Lévy avec son Anthropologie du cyberespace - vers une intelligence collective ñ La Découverte, 1994). Le cadre d'action de Joël de Rosnay est ici l'entreprise, il donnera sans doute des idées à des managers soucieux d'organiser leur appareil productif en prenant soin des personnes “ en travail ” dans leur organisation productive. Malheureusement, comme (presque) toujours, la réflexion est fortement guidée par la “ technologie ” (ainsi, l'auteur en appelle à la veille technologique, mais pas à l'écoute des travailleurs, seulement à un “ respect des approches personnelles ” - p. 265 - ce qui est radicalement insuffisant).

Enfin, nous lisons avec intérêt “ les 10 règles d'or de l'homme symbiotique ” (p. 359), qui fait émerger une intelligence collective, fait coévoluer les personnes, les systèmes et les réseaux (cf. le copilotage de projets co-conçus de Marie-José Avenier), assure des symbioses “ grâce, par exemple, à la répartition des tâches selon les compétences, à l'économie des métabolismes ou au partage des réseaux de communication ” (Ibid.), met en oeuvre les règles de la subsomption. Cet homme-là fait cependant des choses plus risquées, comme “ d'accepter les règles du changement tout en conservant la stabilité des structures et des fonctions ”, ce qui paraît beaucoup plus incertain que de se maintenir “ in the edge of chaos ” (Christopher Langton) si l'on veut parvenir à ses fins ñ à moins que soit posé un choix implicite en faveur d'une conservation des structures aux dépens d'une conservation des fins.

Peut-être faut-il alors lire le livre de Joël de Rosnay comme un récit d'explorateur pressé, qui voit la complexité dans les démonstrations avant-gardistes d'un nouvel âge technologique mais ne prend pas le temps de reconnaître celle qui niche dans le regard nostalgique qui s'attarde sur un toit de vieilles tuiles. C'est cette complexité que nous pouvons nous donner le projet d'habiter pleinement, y compris dans nos productions techniques, y compris dans nos échappées sur les autoroutes du cyberespace, mais aussi dans nos moments de méditation, et si possible en facilitant la vie de nos semblables, car c'est aussi cette complexité, simplement humaine, qui est la plus menacée par cette intoxication collective, cette fascination par la vitesse et le pouvoir de l'argent. “ L'homme moderne a les sens obtus ”, mais, malgré lui, “ le monde sera sauvé par la beaut頔 : l'auteur du Cimetière marin nous donne la force de poursuivre sur ce chemin-là.

Michel CUCCHI