LETTRE OUVERTE AUX SCIENTISTES

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Par son titre, cette 'lettre ouverte' a les apparences d'un pamphlet ; par son contenu, elle constitue 'une enquête plus qu'une étude' proposant de rendre plus visible l'idéologie scientiste prégnante dans nos sociétés, idéologie que l'on peut en effet comparer à l'idéologie cléricale : l'une et l'autre s'avérant tacitement recevables dans les sociétés humaines par la promesse du Salut (ou du Progrès) éternel dont elles s'affirment porteuses : la Religion pour l'une, la Science pour l'autre.

Dans les deux cas, ces idéologies légitiment des modes de gouvernance des sociétés humaines qui excluent l'une et l'autre les modes démocratiques définis par le primat accordé à la reconnaissance de la Dignité Humaine. Si la prégnance de l'idéologie cléricale s'est sensiblement atténuée dans bon nombre de sociétés depuis la quasi disparition des états théocratiques, la résilience de l'idéologie scientiste semble manifeste, de façon certes inégale selon les traditions culturelles. En France en particulier, l'héritage patrimonial de l'idéologie positiviste érigée en épistémologie institutionnelle par Auguste Comte constitue, depuis 150 ans, la référence incontournable de certification de l'objectivité scientifique comme de la légitimité du 'tableau synoptique des disciplines scientifique' (1842). En récusant en 1852 la devise fondatrice de la Démocratie renaissante en Europe, « Liberté, Egalité, Fraternité », qu'A Comte qualifie de 'formule anarchique', et en proposant de lui substituer la devise du Positivisme, « Ordre et Progrès » (conclusion de son 'Appel aux Conservateurs'), il invitait les scientifiques tenants de l'idéologie positiviste, les scientistes, à récuser au nom de 'la Science Positive', le primat de la gouvernance démocratique des sociétés humaines. 

Quiconque approche aujourd'hui encore les institutions et les responsables de la politique scientifique, au moins en France, est sensible à cette prégnance du « Discours sur l'esprit positif » (1844) dans leur culture, ou plutôt hélas dans leur inculture épistémologique. Car rare sont ceux qui ont eu à réfléchir sur la légitimation socioculturelle des connaissances qu'ils produisent ou dont ils cautionnent l'enseignement. Puis je rappeler ici le commentaire de J PIAGET ouvrant sa célèbre encyclopédie Pléiade (1967): « L'influence du 'Cours de philosophie positive' d'Auguste Comte a été considérable et s'impose encore paradoxalement à de nombreux esprits malgré les démentis cinglants que les développements ultérieurs des sciences ont infligés à la doctrine (cela prouve d'ailleurs que l'on se dispense de lire les auteurs dont quelques formules frappantes sont répétées de proche en proche, surtout quand ces formules tendent précisément à éviter la réflexion »

C'est en observant pragmatiquement, dans ses rapports avec les milieux de la politique de la recherche scientifique, la rémanence de cette idéologie scientiste dans les comportements de bien des responsables scientifiques ayant de plus en plus à intervenir dans les instances de gouvernement de la Cité, que M. CALAME a été incité à argumenter et à rédiger cette 'alerte aux citoyens' sous la forme d'un bref essai de facture plus politique qu'épistémologique. La pertinence des analogies nombreuses avec la formation et le développement des cléricalismes lui permet de mettre en valeur le développement dans nos cultures contemporaines du scientisme en diagnostiquant l'inattention des institutions démocratiques aux effets pervers de cette idéologie ignorant sa 'tache aveugle', sa capacité réflexive de critiques interne.

'Lanceur d'alerte', M. CALAME se veut ici surtout politique, en proposant dans la dernière partie de son essai un modèle de gouvernance de la politique de la recherche scientifique, de ses institutions, de ses personnels et de son évaluation ; modèle qui a le mérite de présenter une sorte d'état de l'art des propositions actuelles visant à libérer la démocratie de la prégnance des scientismes.

Il ne peut ici aller plus avant et ne s'interroge pas sur la façon dont l'ensemble des systèmes d'enseignement (de l'école maternelle à la formation permanente) s'approprieront ce programme en l'insérant au coeur de la  formation citoyenne à l'agir et penser dans l'action collective sous toutes ses formes : l'expert n'est-il pas aveugle sans les lunettes du citoyen ? Aussi longtemps que les experts scientifiques ne conviendront pas que ce sont les citoyens qui doivent valoriser les connaissances qu'ils tentent de produire et non pas eux qui doivent se borner à vulgariser leurs travaux à l'intention des citoyens, le scientisme survivra à l'abri de la légèreté de nos communications par trop ductiles : Parler de d'objectivité ou de rigueur scientifique sans dire en quoi elles diffèrent de la probité intellectuelle que la cité demande à tous ses citoyens (mais en diffère-t-elle effectivement ?), ou  parler d'objectivité sans préciser que ce mot postule la totale (et impossible) indépendance de l'observé et de l'observateur, n'est ce pas faciliter en pratique la survie du scientisme et des scientistes qui s'affichent déjà post scientistes (et post positivistes) pour éviter l'opprobre qui s'attache enfin au « cléricalisme scientifique » comme le qualifie si heureusement M. CALAME dans son chapitre 2 .

Aussi relira-t-on avec effroi la déclaration du président du 'Conseil scientifique du Conseil européen de la Recherche' membre de diverses académies des sciences publiant (Le Monde du 23 X 2007) un texte affirmant que 'Les 7 principes de l'activité scientifiques sont universels' , texte que M Calame publie page 56 « car il peut 'servir de modèle à toute les déclarations scientistes' » : L'argument d'autorité d'une éminence scientifique a rarement été aussi ostensible : A-t-il reçu des dieux la révélation de ces 7 principes de l'activité scientifique. ?  Le citoyen de bonne foi et de bon sens hausserait les épaules et oublierait vite cette pompeuse arrogance, si il ne lisait quelques mois plus tard un article de l'Autorité Politique, 'le Commissaire européen en charges de la santé et de la protection des consommateurs' intitulé sans détour :« OGM : La science doit nous monter la voie à suivre » ! Pouvons nous nous résigner à ce que la Politique de la Cité soit déterminée, de façon irresponsable, par un scientifique arrogant et apparemment incapable de s'exercer à la critique épistémique interne de son discours ?

        Si nous ne nous exerçons pas en permanence à ce type de questionnements, ne faut-il pas craindre que l'optimisme final de M. CALAME ne soit prématuré : « le scientisme est déjà mort dans son principe intellectuel ? il a perdu sa fécondité, il demeure par la force de nos habitudes�?�» (p 143) ? Je confesse que je me suis posé la question en me souvenant du manifeste courageux que le CNRS avait publié en en faisant la longue introduction de son 'Projet d'établissement 2002', texte que le Site du Réseau avait aussitôt publié sous le titre  « La nécessité qui s'impose aujourd'hui d'approcher dans des termes nouveaux la question de la complexité ». On y retrouvait bon nombre des préconisations que M. Calame développe neuf ans plus tard, tels que la remise en question de la distinction entre «recherche fondamentale» et «recherche finalisée». Ce manifeste, hélas encore  ostensiblement ignoré par la plupart des responsables de l'institution (bien qu'il soit toujours disponible sur le site de l'institution), affichait aussi un argument capital pour 'la construction d'une politique scientifique' (titre du chapitre initial) et donc pour la compréhension du liant civique et civilisateur qui associe le citoyen et l'expert dans 'l'aventure de la connaissance' , mais qui est inacceptable pour un scientiste.

J'en extrais le § suivant qui est, aujourd'hui comme hier utile de méditer « S'attacher à la complexité, c'est introduire une certaine manière de traiter le réel et définir un rapport particulier à l'objet, rapport qui vaut dans chaque domaine de la science, de la cosmologie à la biologie des molécules, de l'informatique à la sociologie.

C'est reconnaître que la modélisation se construit comme un point de vue pris sur le réel, à partir duquel un travail de mise en ordre, partiel et continuellement remaniable, peut être mis en oeuvre. Dans cette perspective, l'exploration de la complexité se présente comme le projet de maintenir ouverte en permanence, dans le travail d'explication scientifique lui-même, la reconnaissance de la dimension de l'imprédictibilité »

En relisant ces lignes (également publiées dans l'ouvrage 'Ingénierie de l'interdisciplinarité » sous la direction de François  KOURISLKY (Collection Ingenium 2002) après la lecture de cette 'Lettre ouverte aux scientistes', je m'interroge à nouveaux sur les raisons inavouées pour lesquelles tant de scientifiques se voulant loyaux citoyens persistent  à en ignorer la teneur tout en refusant de la critiquer au moins publiquement ? L'interpellation publique de M. CALAME les incitera peut-être à argumenter leur réponse ?

            On pourra alors poursuivre l'exploration des 'alternatives démocratiques' que l'aventure de la connaissance scientifique peut ouvrir aux sociétés humaines en examinant d'autres affluents qui convergent sans cesse en enrichissant cette émerveillante aventure dont les scientistes voulaient nous désenchanter ?

Ainsi en va-t-il par exemple de la restauration dans nos cultures du statut des 'sciences du génie' (ou des sciences d'ingénierie ou d'ingenium, dit-on plus volontiers aujourd'hui) se formant sur des projets de connaissance, sciences aussi fondamentales que les sciences d'analyse se définissant elles par des objets de connaissance. Depuis Vitruve instituant la science de l'architecture, ou Léonard de Vinci illustrant et argumentant la science de la peinture, par les sciences du génie naval, du génie rural, du génie urbain et aujourd'hui par les sciences des systèmes, les sciences de conception ont acquis droit de cité dans nos cultures. Qu'on relise les Sciences de l'Artificiel de H Simon (1969-2004), on y trouve la légitimation de la formation de connaissances scientifiques attentives à l'exploration des réponses aux « pourquoi pas ? » et pas seulement à la déduction des « pourquoi ». N'appartient-il pas aux institutions  de recherche et d'enseignement d'être attentives aussi à l'ouverture du champ des connaissances guidant l'exploration de champ des possibles sans réduire cette exploration à la fonction de sous-disciplines ancillaires'('les techniques') n'assurant que l'application mimétique de connaissances réifiées établies avant et ailleurs ?

            C'est l'insistance (compréhensible dans le contexte) de M. CALAME sur le concept de  « démocratie technique » qu'il introduit rapidement dans à la fin du dernier chapitre ('Faire entrer la recherche en démocratie'), qui m'incite à revenir  sur la restauration des sciences fondamentales d'ingénierie dans nos cultures tant scientifiques que politiques : Il ne suffit pas de dire que « l'absence de démocratie technique  s'explique par l'exclusion de la technique du champ de la pensée politique » -(p.126), puis que « la démocratie technique est aisée à concevoir pour peu que l'on le veuille » (p.130), pour faire entendre au lecteur ce qu'introduit pratiquement concept. (Il ne s'agit pas de 'la technique de la démocratie', je présume ?)  En réfléchissant à une interprétation plus opératoire, je suis tenté de proposer un retour sur le concept de 'Démocratie cognitive' qu'Edgar MORIN introduit en particulier dans le tome 6 de « la Méthode : Ethique »'(p 170 +). Le Site du Réseau avait été incité à retrouver ce passage,  « Le probléme d'une démocraties cognitive » par Edgar Morin, à l'occasion de la parution de 'L'affaire Monsanto'.  J'en reprends ici un court § qui, je crois, souligne  l'importance et la richesse de ce concept, irréductible à quelques procédures de  réorganisation institutionnelles plus ou moins aisées à concevoir et surtout à mettre en oeuvre effectivement : « La dépossession du savoir, très mal compensée par la vulgarisation médiatique, pose le problème historique clé de la démocratie cognitive. La continuation du processus technoscientifique actuel, processus du reste aveugle qui échappe à la conscience et à la volonté des scientifiques eux-mêmes, conduit à une régression forte de démocratie. Il n'y a pas pour cela de politique immédiate à mettre en oeuvre. Il y a la nécessité d'une prise de conscience politique de l'urgence à oeuvrer pour une démocratie cognitive. »

 

Cette 'Lettre Ouverte', on le voit nous est aujourd'hui bien nécessaire : Les tentations idéologiques sont toujours fortes en chacun : substituer une idéologie anti scientiste à l'idéologie scientiste dans nos cultures vaudrait sûrement autant d'effet pervers à nos sociétés et à nos démocraties : C'est pour nous inciter à réfléchir et à agir pragmatiquement  en récusant cette réaction binaire (l'axe du bien contre l'axe du mal !) que M. CALAME a pris l'initiative de cet essai dont le projet constructif est dans le sous titre :Inventons collectivement des 'Alternatives Démocratiques' permettant la co-évolution de l'aventure de la connaissance et de l'aventure de l'Humanité. L'une n'est-elle pas au coeur de l'autre ? « Conscience sans science et science sans conscience sont mutilées et mutilantes » nous disait déjà Edgar MORIN en 1982 en concluant 'Science avec Conscience'.

JL Le Moigne, juillet 2011