Learning From leonardo decoding the notebooks of a genius
Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis
S’attacher à interpréter les quelques 6000 pages des CARNETS de Léonard de Vinci de façon à s’exercer soi même à ‘comprendre comment notre esprit fonctionne’(le célèbre projet de P Valéry) est un exercice qui peut-être aisé autant que passionnant dés lors que quelques lecteurs érudits et eux même passionnés ont pour nous balisé le chemin et facilité les accès à bon nombre des pages. L’auteur du ‘Tao de la physique’, qui dans les années 70 activa les premières controverses sur ‘le mysticisme quantique’, est depuis 2007 (‘The science of Leonardo) un de ces guides.
Son nouvel ouvrage, est centré sur une lecture investigatrice et richement documentée de nombre des pages des Carnets de Léonard (qu’il faut lire aidé de la copie de chaque page originale pout ne rien perdre des dessins afin de s’approprier la science fondamentale du disegno - le dessin à dessein - rappelait Martin Kemp).
Exercice dont on sait la fécondité grâce à quelques pionniers tels Paul Valéry (1994) et plus récemment Martin Kemp (de 1981 à 2007) - et bien d’autres : Quelques heures méditatives en naviguant dans ces pages des Carnets s’avèrent souvent plus activantes que la lecture de traités sur les sciences de la cognition ou la philosophie de l’esprit.
Peut-être n’aurait-il pas été utile alors de saluer spécifiquement ici le nouveau livre de F Capra si ce dernier n’avait proposé une interpretation rarement explicitée jusqu’ici dans la littérature scientifique, le tenant, avec de solides arguments comme le premier « System Thinker » de l’aventure de la connaissance : Je recopie ici quelques lignes de la présentation de l’ouvrage par les éditeurs (aisée à traduire je crois):
“…Not only did Leonardo invent the empirical scientific method over a century before Galileo and Francis Bacon, but Capra’s decade-long study of Leonardo’s fabled notebooks reveals that he was a systems thinker centuries before the term was coined. At the very core of Leonardo’s science, Capra argues, lies his persistent quest for understanding the nature of life. His science is a science of living forms, of qualities and patterns, radically different from the mechanistic science that emerged 200 years later. ….. Because he saw the world as an integrated whole, Leonardo always applied concepts from one area to illuminate problems in another. His studies of the movement of water informed his ideas about how landscapes are shaped, how sap rises in plants, how air moves over a bird’s wing, and how blood flows in the human body. His observations of nature enhanced his art, his drawings were integral to his scientific studies, and he brought art, science, and technology together in his beautiful and elegant mechanical and architectural designs ….”
L’argument est bienvenu aujourd’hui et mérite d’être mis en valeur : le paradigme systémique ne peut être tenu comme le dernier concept à la mode, une mode qui change vite : 150 ans avant le discours cartésien qui fonda pour deux siècles l’épistémologie institutionnelle en Occident sur le paradigme analytique et le découpage en disciplines enseignables, la réflexion sur l’expérience humaine avait déjà fait explicitement émerger un autre mode d’appropriation de la connaissance dans, par et pour l’action humaine .
Sachons gré à Fritjov Capra d’avoir redonné une vivifiante actualité à cette restauration de la pensée systemique dans nos cultures contemporaines. Puis convenons que à son insu, il reste un peu timoré dans son exposition des démarches empirico cognitive de la pensée de Léonard que nous révèle ses Carnets : Il fait de Léonard un holiste classique et un miméticien de la Nature sensible aux pages d’admiration d’une Nature dont les comportements sont manifestement très éco-systémiques ; il en infère que la seule bonne règle pour guider la pensée humaine sera la ressemblance aussi proche que possible avec les modèles systemique qu’il établit de tous les phénomènes naturels (sans se soucier de nos découpages disciplinaires) ; mais il ne voit pas que les efforts de Léonard pour comprendre la nature en des termes fonctionnels et téléologiques bien plus qu’organiques lui donnent des heuristiques pour comprendre ses propres démarches cognitives ; en particulier dans les inventions d’innombrables artefacts, technologiques autant que socio et psycho- organisationnels, des heuristiques de modélisation plutôt que des modèles à appliquer. Que dirait-on de l’architecte ou de l’urbaniste qui appliquerait systématiquement et exclusivement le modèle si ‘naturel’ des cellules de cire de la ruche d’abeille pour édifier nos demeures ?
Ce qui légitime ici un constat d’incomplétude qu’il suffit de reconnaitre comme tel pour tirer un excellent parti des pages - quasi exégétiques par moment - soigneusement illustrées et référencées par F Capra. Autant d’illustrations qui éclairent nos propres processus cognitifs d’exercices de l’intelligence.
Nous disposons en effet de quelques autres points de vue non moins solidement étayés qui vont nous permettre de rendre à la modélisation systémique selon Léonard toute sa plénitude : Citons au moins parmi les ‘léonardiens’ les plus éminents, en français les ouvrages de A Chastel et en particulier son introduction et sa traduction du Traité de la Peinture de Léonard (1987) comme dans son Leonard ou les Sciences de la Peinture (2002); et en anglais et, ceux de Martin Kemp, et en particulier son remarquable article en français du catalogue de l’exposition de Montréal 1987 : Leonard de Vinci, ingénieur et architecte : Les Inventions de la Nature et la Nature de l’Invention (p. 131 -161pour l’édition française ). :
« À mesure que s'approfondissait sa connaissance des formes et des fonctions du monde naturel, Léonard manifesta une admiration croissante face aux pouvoirs d'invention de la nature. Lorsqu'il a défini le rôle de l'inventeur humain comme étant de créer un «second univers naturel» sur le modèle du premier, il n'aurait pu assigner à l'homme une mission plus exigeante.
Ce «second univers» … doit être conçu dans un esprit de respectueuse observance des principes de création de la nature. Mais les inventions humaines ne sont pas «secondaires» au sens où elles ne seraient que de pâles reflets des créations de la nature. Pour Léonard, l'inventivité de la nature et celle de l'homme s'exercent sur des plans distincts. La nature produit une série de formes et d'espèces élémentaires suivant des archétypes invariables, fixés à jamais au moment de la création, tandis que l'homme peut, à partir de la nature, produire une suite illimitée de combinaisons nouvelles:
‘Au point où la nature s'arrête de produire ses espèces, l'homme, avec les choses naturelles, crée à l'aide de cette nature une variété infinie d'espèces. (RL 19030v; K/P72v)
… La modélisation [disegno] est d'une excellence telle qu'elle ne fait pas que montrer les œuvres de la nature, mais qu'elle en produit un nombre infiniment plus varié... et, à cause de cela, nous concluons que ce n'est pas seulement une science, mais un pouvoir divin méritant ses lettres de noblesse. (CU, f.50 r) / Elle surpasse la nature parce que les formes élémentaires de la nature sont limitées tandis que les œuvres que l'œil exige des mains de l'homme sont illimitées. (CU, f. 116 r)’ »
Après avoir illustré son propos par des études de Léonard sur le vol des oiseaux et le tracé et la construction des canaux des canaux, Martin Kemp conclut son étude en soulignant :
« Les règles (de la nature) ne confinent pas l'inventivité humaine à un champ d'action qui lui serait propre. Bien au contraire, le «second univers naturel» inventé par l'homme s'étend virtuellement à l'infini, pourvu qu'il prenne pour fondement les règles inaltérables du «premier univers naturel».
André Chastel qui intervenait dans le même ouvrage (p 205) corroborera l’argument souligné par M Kemp : ‘Le disegno … permet de manœuvrer dans la confusion du réel en se donnant un appui convaincant pour la spéculation et l'invention’.
Ne fallait-il par accompagner la riche interpretation de l’écriture, puis de la lecture cinq siècles plus tard, des Carnets de Léonard par ces stimulantes réflexions sur les processus de conception – créations qui renouvellent – ou restaurent – notre entendement des sciences fondamentales d’ingénierie ou de conception que l’on appelle volontiers aujourd’hui, science des systèmes complexes.