LE LANGAGE EST-IL LOGIQUE?

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

 C’est intentionnellement que j’ouvre cette note de lecture par la ‘Présentation de l’éditeur’ qui a ici l’avantage de camper en peu de mots le riche projet de ce livre dont le sous titre complète très judicieusement le titre    « Le langage et la logique ont produit, en Occident et ailleurs, des représentations du monde contrastées. Ce que  l'une et l'autre mettent en jeu est le fondement de la raison, mais aussi les modes d'expression des savoirs qui s'en réclament et la subjectivité qui les imprègne. Au-delà du mythe de la vérité éternelle et de la langue du Paradis, les normes de la raison idéale et la créativité mouvante du sens en acte s'affrontent et s'interrogent mutuellement, entre l'explication et la compréhension, dans un jeu sans fin    Quelles vérités nous livrent l'objectivité scientifique et le monde vécu et agi par le sujet qui imagine et parle?  Entre la recherche d'une réalité objective dont la science ne fait plus un absolu et la subjectivité plurielle  assumée par les individus et les cultures, c'est un monde intermédiaire qui se dessine et s'élabore, dans  l'entrecroisement des formes et des regards, de la communication et de l'incommunication. Une réflexion novatrice sur les interactions dans le temps et dans l'espace des cultures de deux dimensions qui  font le propre de l'humain. » C’est d’abord par la richesse et la variété de sa documentation enracinée dans l’histoire des civilisations que ce livre s’avère original, dés lors que l’on s’intéresse aux ‘bonnes façons de conduire sa raison’ que l’humanité à développé depuis des millénaires. Si nous sommes aisément attentifs en Europe aux modes de raisonnements que nous lèguent les cultures helléniques et latines, nous sommes encore peu accoutumés à ‘entrer dans une autre pensée’  pour reprendre le titre du riche ouvrage que vient de publier le sinologue et philosophe  François Julien ; Ce sera ici celles qu’exploreront les chapitres consacrés à  ‘la Voie Chinoise’ (p 53), mais aussi les voies du Moyen Orient (p 67) ou celles du ‘Domaine Sanskrit’ (p 75), et toutes celles que relie le chapitre reprenant les ‘dialogiques européennes’ (p 81) : la mise en dialogique de la tradition philosophique européenne qui peine à ne plus se reconnaitre en position de monopole) ; Mais ce sera aussi par la vive conscience du caractère contingent des réductions du ‘bon usage de la raison humaine’ à celui de ‘la Logique’ (elle même, trop souvent réduite aux formalismes de l’Aristotélicienne syllogistique parfaite ou aux quatre préceptes du Discours Cartésien) ; Logique dite alors mathématique puis formelle, qui devint à partir de 1662 ‘La Logique ou l'art de penser’ d’Arnaud et Nicole, (qui allait devenir le manuel du maitre de bien des écoles européenne jusqu’au 19° siècle,) puis ‘Les lois de la pensée’ de G. Boole, (‘l'oiseau de nuit en plein jour’) – le titre original en anglais est : An investigation into the Laws of thought, on which are Founded the Mathematical Theories of Logic and Probabilities, 1854 – , ouvrage qui fonde l’algèbre de Boole aujourd’hui si omniprésente dans l’aventure contemporaine des sciences de la computation et de la communication.             Réduction et tentative d’uniformisation des modes d’exercices de la raison humaine par des logiques formelles qui s’avèrent manifestement contraignante pour les ‘bons usages’ de la raison et par là, appauvrissante pour l’exercice de l’ingenium, ‘cette étrange faculté de l’esprit humain qui est de relier’ que restaurait G. Vico s’attachant à la méthode des études de notre temps ’. Cette référence à G Vico et à son exploration de la ‘Nature commune des Nations’,1744, (Le langage et sa formation), manque au riche panorama historique autant que géographique de P Ghils : Philologue autant que linguiste, historien autant que philosophe, rhétoricien autant que logicien, G Vico nous incite-t il pas à tenir nos logiques  contemporaines pour des syntaxes parmi tant d’autres, syntaxe économique ici, trop contraignante là ? Syntaxe que P Valéry décrivait heureusement « comme est un système d’habitudes à prendre qu’il est bon de raviver quelquefois et de rajuster en pleine conscience. En ces matières, comme en toutes, il faut se soumettre aux règles du jeu, mais les prendre pour ce qu’elles sont, ne point y attacher une autorité excessive. » (‘Tel Quel’, 1941, p 25) Je conviens volontiers qu’il y a quelque forme de provocation de tenir la - ou les - logique(s) formelle(s) pour des syntaxes parmi d’autres. Dés qu’elles cessent de se vouloir impérativement formelles (au sens du Syllogisme Parfait), ne rencontre-t-on pas volontiers des logique telles que les ‘logiques naturelles (JB Grize) ou les ‘logiques du Plausible’ (G Polya  ou JC Gardin) qui assumeront sans doute aisément cette convention syntaxique comme, me semble t il, ‘la Nouvelle Rhétorique’(Ch. Perelman ) que son rénovateur avait sagement évité d’appeler ‘Logique langagière’ pour éviter d’être condamné dés qu’il s’éloignait du champ des juristes !  Je me sens pourtant autorisé à cette provocation qui irritera autant les linguistes que les logiciens, par les contributions d’un tiers qui savait les unir en les entretenant des ‘fonctions épistémiques des langages, notre ami Charles Roig ; La voie qu’il ouvrait, celle d’une ‘ingénierie formelle des signes, règles et sens[1] me semble éclairer celle que se propose d’explorer P. Ghils dans la dernière partie de son essai. Cette relecture contemporaine des ‘transformation du logique’ (titre du chapitre 11)  et non ‘transformation de la logique’,  conduit P Ghils à tenter d’amorcer une conjonction entre ‘le système logique ‘ et le ‘discours langagier’ qui l’un et l’autre se transforment sans se renier. Si la philosophie a du abandonner la logique aux mathématiques, elle se rattrape en s’associant de plus en en plus à la linguistique et à la pragmatique. Mais elle butte encore sur la difficulté des logiques classiques à s’interroger sur leur légitimation épistémologique. Hors de l’objectivisme pur, à jamais aussi indémontrable que les trois axiomes d’Aristote dés qu’il leur faut passer de sa forme syntaxique à ses contenants sémantiques, le dialogue devient difficile puisqu’il faut en appeler à ‘la réforme du vrai. Du ‘Flou de la vérité à la vérité du contradictoire’ (titre du chapitre 12), on se livre a un exercice d’équilibriste tentant d’assurer la légitime inséparabilité du syntaxique, du sémantique et du pragmatique, conjonction constitutive de toute communication délibérée. Prudemment P Ghils assure ‘qu’il y a là un espace insoupçonné d’engendrement de cet espace intermédiaire’ qui autoriserait ‘un renouvellement de la philosophie du langage’. Le lecteur pensif se demande alors si l’ambition n’est pas trop limitée : N’est ce pas au renouvellement de l’épistémologie critique de toutes les sciences de la communication délibérée et délibérante qu’il faut en appeler ?: L’appel au ‘linguistic turn’ de la philosophie peut-il s’entendre sans un appel majeur à un ‘pragmatic turn’ qui ne serait pas réduit à la seule philosophie du langage : celui des ‘nouvelles ouvertures entre science et philosophie’ qu’appelle aujourd’hui l’ouvrage de F Fraisopi sous le titre ‘La complexité et les phénomènes’ ? C’est dans cet esprit que je propose de lire avec un vif intérêt le dernier chapitre ,‘Le discours intermédiaire’ (ch. 13), et la conclusion de l’ouvrage : Le vaste panorama que P Ghils  a brossé de la fascinante aventure du et des langage(s), activant sans cesse depuis des millénaires l’aventure de l’humanité en sa Planète, des mythes anciens aux théories contemporaines des linguistes et des logiciens, ouvre ‘le champ de nouveaux possibles’. Linguistes et Logiciens ne peuvent-ils renoncer à leurs mornes frontières disciplinaires, en s’attachant à réguler dialogiquement les incessantes interactions entre l’Ordre Logique pétrifiant de la Novlangue et le Désordre Langagier de l’anarchisante Babel. Je regrette pourtant que ce redéploiement final ne soit pas éclairé par la présentation paradigmatique des formes de cette articulation du Langage et de la Logique que propose Edgar Morin dans les Tomes 3 et 4 de La Méthode (en particulier la troisième partie du Tome 4) : Sa Sa brève conclusion prendrait alors plus de relief, me semble t il. Pourtant le lecteur perçoit en reprenant le livre cet appel à cet renouvelantes et poïétiques alliances, appel qui peut atteindre nos cultures de ‘mortelles civilisations’ dés lors qu’elles sont attentives aux sillages qu’elles n’ont pas effacés. Par ces interactions, ‘faire surgir ces possibles de l’esprit’, proposera  François Julien explorant ‘les arts de peindre de la Chine ancienne’ pour nous  inviter à ‘Entrer dans une pensée’…. sans nous y enfermer.

[1] Charles Roig, après une riche carrière universitaire fort transdisciplinaire, de la politologie à la sémiologie et la linguistique (il publie en 1980 :‘La grammaire politique de Lénine. Formes et effets d'un discours politique’), s’était retiré à Aix en Provence en 1990, ce qui nous valu de nombreuses et riches occasions de coopération ; Coopération activée notamment par la connaissance de l’œuvre de K Burke (‘Language as Symbolic Action’).  La Collection  des ‘Dossiers MCX’ a publié ses derniers essais : Sur la fonction épistémique des langages: Essais dédiés à la mémoire de Kenneth Burke’(1994) ; ‘Le discours sur et dans les mathématiques: argumentation et démonstration’ (1995); ‘Essai de logologie des mathématiques, ingénierie formelle des signes règles et sens (2005).   Je cite un § de cette dernière étude qui éclaire la pertinence de sa réflexion sur la fonction des formalisations syntaxique : « La conception logo - logique de la formalisation permet d'interpréter celle-ci comme une intellection dynamique opérant dans plusieurs directions, suivant différentes modalités tenant compte de la nature évolutive et perfectible des formes linguistiques définissables, allant de la rigueur et de la certitude au doute et au mythe, dans une perspective toujours ouverte au questionnement ? Cette approche permet de restituer à la formalisation sa complexité en tant que forme de régulation langagière spécialisée dans ses expressions logique et mathématique, mais en excluant tout réductionnisme en raison de ses liaisons avec d'autres composants linguistiques suivant des modalités normatives adaptatives exprimées par des termes tels que ‘métalangages’, ‘métamathématiques’ (ou ‘méta modèles’) traduisant les incertitudes des mathématiciens concernant les vérités, les axiomes ou paradigmes, donnant lieu à des traductions logiques, philosophiques ou rhétoriques énoncées dans des langages courants…. »