INVENTER UN NOUVEL ART d'HABITER

Note de lecture par ROGGERO Pascal

C'est avec un enthousiasme non dissimulé que je recommande la lecture du dernier ouvrage de Michel Roux.

Géographe singulier, familier de la navigation et amoureux des déserts, cet auteur nous invite, sans ambages, à "Inventer un nouvel art d'habiter" en "ré-enchant[ant] l'espace". On mesure facilement l'aspect dérangeant d'un tel projet dès lors qu'il s'inscrit, comme c'est le cas, dans une réflexion de nature scientifique. Comment convoquer délibérément l'"invention", "l'art" et le "ré-enchantement" dans une étude à prétention scientifique ? Ne nous a-t-on pas enseigné de laisser scrupuleusement l'homme et ses affects au vestiaire de la science pour y installer ¾ Oh! Magie de la blouse blanche ¾ une figure de pure rationalité ? Cet homo abstractus, on le sait, est une fiction mais si son fantôme hante encore laboratoires et académies, il est loin d'effrayer Michel Roux. Il y a du défi dans cette posture mais, avec une assurance tranquille, l'auteur transforme le regard du lecteur au fil des pages. La légitimité incertaine de son attitude initiale de défi se trouve progressivement confortée puis assise par l'éclairante pertinence des développements. Le défi n'est pas ici une pose mais la condition première d'une lecture novatrice et féconde des phénomènes sociétaux à travers le prisme territorial. La lecture achevée je reste redevable à l'auteur de m'avoir démontré fort plaisamment d'ailleurs :

1) que le territoire ne peut être défini sans prendre en compte le rapport poétique que chacun entretient avec lui

2) qu'une intelligibilité originale de nombreux phénomènes sociaux ¾ entre autres, la très actuelle violence routière ou la crise des banlieues ¾ est permise par la prise en compte de la méconnaissance de cette dimension poétique des territoires par les conceptions dominantes fondant les politiques publiques (géographiques, économiques, urbanistiques ou sociologiques)

Voyons comment Michel Roux, empruntant volontiers un langage métaphorique riche de multiples évocations, mobilisant des références diverses ¾ de l'article de presse aux philosophes comme Deleuze, Heidegger et Wittgenstein ¾ et citant des auteurs peu académiques comme Saint-Exupéry ou sortis d'un quasi oubli tel que de Unamuno, nous convainc.

Le point de départ est clairement constructiviste et phénoménologique : "le territoire n'existe pas "en soi" mais "par soi" et "pour soi"" (p.23). Dès lors, la recherche d'une réalité objective du territoire manque l'essentiel c'est-à-dire le rapport intime, toujours singulier, que les acteurs ont avec lui. Force est bien de constater que notre ignorance est grande sur "nos façons d'être heureux dans l'espace"(p. 97), sur les "valeurs d'intimité de l'espace" (idem.) et sur "le se sentir chez soi" (p. 53). La perspective de recherche ouverte ici apparaît vraiment stimulante, elle ne peut se concevoir que dans la transdisciplinarité. L'auteur nous propose néanmoins quelques pistes toujours intéressantes.

Si "l'acte d'habiter", "acte premier" (p.22) ne peut se réduire à la seule fonctionnalité que les schémas d'aménagement cultivent à loisir, c'est parce que le territoire est pour chacun un "monde" (p. 89) que l'humain "fait advenir" (p.57, Sloterdijk, 2002) en échappant " à la courte laisse de la [seule] pertinence biologique" à laquelle est contraint le monde animal. Ainsi "l'être humain perce le cercle réducteur de l'environnement pour s'accomplir dans l'extase d'un monde infiniment ouvert, avec tout ce que cette ouverture sur l'inconnu peut avoir d'inquiétant" (idem.). Le "monde" apparaît donc comme une construction singulière où les êtres "s'affranchi[ssent] des impératifs de l'adaptation-sélection et se prémuni[ssent] contre l'angoisse d'une échappée sans limites" (idem.). On peut les comparer à des "clairières" où, dans un clair-obscur, "l'homme ne cesse de tenir à distance ce vers quoi il veut aller, ce qu'il veut s'approprier " car "la proximité des choses et le rapprochement de ce que l'on aime sont possibles que tant que ces choses sont lointaines" (p.58). Arpentant les chemins d'Heidegger, l'auteur nous montre qu'un territoire aimé est à la fois un espace familier dans lequel on se sent bien, mais aussi lointain où l'on a "l'intuition [qu'] une vérité voilée reste à découvrir" mais qu'elle sera toujours hors de portée et, enfin, unique car "il s'adresse à l'être que nous sommes dans sa plénitude"(p. 59). On comprend mieux pourquoi habiter est aussi, et peut-être surtout, affaire de poète. Mais pourquoi a-t-on largement oublié aujourd'hui ce rapport intime au territoire que les sociétés traditionnelles cultivaient ? Il est ici question de la Modernité.

L'auteur montre comment une conception géométrique, et donc abstraite, du territoire s'est imposée en Occident. Selon lui, la philosophie grecque en serait l'origine. Il nous semble que ce point peut être discuté mais surtout, l'influence des Lumières, identifiée par l'auteur, n'est pas, de notre point de vue, suffisamment mise au centre. Par exemple, on aurait pu illustrer cette conception géométrique du territoire par le rapport rédigé par Thouret , remis à l'Assemblée Nationale le 29 septembre 1789, qui prévoyait de découper "géométrique-ment" le territoire français en 81 départements et 720 communes. Ce point est un détail car sur les conclusions nous sommes d'accord : la complexité et la singularité de l'espace vécu relevant d'une histoire et d'une mémoire sont sacrifiées sur l'autel de la rationalité et de l'efficacité. Au nom "d'une figuration naïve de l'égalité spatiale et du credo fonctionnaliste " (p.113) on a produit aussi des "catastrophes urbaines" (R. Castro, 1994), unifié sans ménagement l'espace national au risque de déclencher "de puissantes et dangereuses forces de déterritorialisation" c'est-à-dire des "processus qui désagrège[nt] les espaces et les temporalités intimes des êtres pour les recomposer selon des standards " (p. 124). Des modèles normatifs issus de logiques fonctionnelles, techniques et économiques mais ne relevant jamais de l'expérience vécue définissent les bonnes manières d'habiter. Ainsi sont stigmatisés la ruralité, l'enclavement et l'éloignement des grands centres et valorisées la ville, la vitesse et la consommation. A croire que ne saurait vivre heureux en plein Massif central ou dans la montagne corse! Poussons plus loin cette logique absurde : hors de Paris, Londres, New-York ou Tokyo point de salut !

Loin des figures désincarnées que manipulent les aménageurs de tous poils, Michel Roux préconise de réhabiliter la pensée mythique, l'"Arkhe-Pensée ". Faisant son miel des travaux ethnologiques de Leenhardt, Clastres et Griaule; l'auteur illustre la manière dont la pensée mythique "donne du sens aux gestes les plus habituels" "en reliant l'être à son environnement". Travaillant la signification sur un mode analogique, cette pensée relie l'ensemble des phénomènes constitutifs du monde ainsi, par exemple, la pensée traditionnelle chinoise décrit l'unité du monde à travers "le Bois, le Feu, la Terre, le Métal et l'Eau "(p.69) avec un pouvoir d'évocation qui étonne. Ravalant ces cultures au rang de pensées "primitives" sans intérêt, sinon ethnologique, pour nos sociétés "évoluées", la Modernité se trouve bien démunie en dépit de ses moyens techniques ¾ catégories et traitement statistiques, modélisation économétrique, simulation informatique etc. ¾ pour penser ce qui attache l'homme au territoire. Or, cet attachement au territoire ou plutôt le déni dont il est l'objet, permettent de comprendre différemment certaines phénomènes contemporains.

S'appuyant sur l'étude de violences rurales au début du XIXe siècle dans le sud-ouest de la France, Michel Roux montre que l'ancrage territorial des individus peut engendrer de la violence s'il est remis en question soit par des normes nouvelles interdisant des pratiques traditionnelles ( code forestier de 1827) ou par une culture imposant de nouveaux modèles (les hameaux ruraux s'opposant aux bourgs adoptant la culture urbaine). Ce regard historique éclaire les violences urbaines actuelles qui restent largement incomprises quand elles opposent des bandes de quartiers pareillement défavorisés. La volonté de marquer le territoire, d'"exprimer une solidarité locale vis-à-vis de l'extérieur"(p.159) par la violence, expriment une difficulté à se projeter dans l'universel justement parce que "la Modernité déterritorialise les êtres pour les reterritorialiser sur des espaces standardisés qui ne leur permettent pas forcément d'ouvrir de nouvelles clairières"(p.160). Raisonnant sur le même mode, Michel Roux nous propose un éclairage inspiré par Baudrillard sur la violence routière. En méconnaissant que l'automobile constitue aussi un territoire existentiel relativement autonome pour les individus et pas seulement un simple moyen de transport, il est vain, selon lui, d'envisager de réduire par les seules mesures de contrainte cette violence. On trouvera aussi, parmi d'autres choses, une passionnante modélisation des pratiques de loisirs "inventives" ou "décalées" à partir d'une dialectique de la norme et de l'exception. Mais, laissons au lecteur le soin de découvrir ces riches développements. Pour terminer, j'aimerais faire part d'une interrogation et d'un regret.

Si le territoire est une "émergence" résultant de l'ensemble des "mondes" que chacun se construit dans une forme d'intimité qu'en est-il de l'action politique ? Comment donner un sens collectif respectueux de toutes ces intimités ? Comment décider dans cette complexité? Naturellement on rejoindra l'auteur sur sa célébration du projet mais on reste sur sa faim à propos du processus délibératif dont on ne fait qu'entrevoir les difficultés pratiques et éthiques. Il y a là matière à réflexion sur l'anthropolitique et la gouvernance des systèmes complexes territoriaux.

Le regret se situe dans la quasi ignorance de l'inventeur de la "géopoétique", Kenneth White, cité une seule fois en bibliographie. Il existe à l'évidence des convergences entre les deux projets, l'un à partir des sciences sociales et l'autre, à partir d'une démarche proprement poétique. Nul doute qu'ils se rencontreront un jour ou l'autre, pourquoi pas à MCX ?

Merci, Michel Roux, pour cette belle promenade en territoire existentiel.

Pascal Roggero