HEROS PATHETIQUE DE L'AGE DE L'INFORMATION. EN QUETE DE NORBERT WIENER, PERE DE LA CYBERNETIQUE

Note de lecture par VALLÉE Robert

Si l’on connaît Norbert Wiener comme père de la cybernétique, ou comme  mathématicien, on ignore que ce fut un philosophe inquiet de l’avenir de l’humanité, à l’existence assombrie par des conflits familiaux  et en butte à une certaine hostilité de la part du gouvernement des Etats-Unis, notamment au temps de McCarthy. On oublie qu’il fut, beaucoup par la volonté de son père, un enfant prodige qui obtint un doctorat à l’âge de dix-huit ans, mais qui eut une certaine peine à se faire reconnaître. Il dut aussi souffrir de certains emprunts, non avoués, de ses idées. On parle de systèmes évoluant « au bord du chaos », métaphoriquement, ce fut le cas de Wiener, passant de phases créatives d’exaltation à des phases stériles d’abattement : « I am tired and I don’t know why » me dit-il, un soir de l’été 1954, dans sa maison de campagne du New Hampshire. Ces aspects de la personnalité et de la vie de Norbert Wiener, qui font de lui un « héros pathétique », sont présentés, avec compétence et talent, par Flo Conway et Jim Siegelman, et fidèlement exprimés dans la traduction due à Nicole Vallée-Lévi.    Un autre trait de la personnalité de Wiener est l’intérêt qu’il a  toujours  manifesté pour les mathématiciens français, en particulier Hadamard et Lebesgue. Il aimait s’exprimer en français et il publia plusieurs notes aux Comptes rendus de l’Académie des Sciences, présentées par Louis de Broglie, qui présida, en 1951, pour clore son séminaire annuel, un colloque consacré aux aspects informationnels de la cybernétique. Il se rendit d’ailleurs en  France à l’occasion de divers congrès mathématiques après la seconde guerre mondiale, en particulier en 1947. J’ai eu le plaisir d’accompagner Flo Conway et Jim Siegelman, très intéressés par les contacts parisiens de Wiener et venus  visiter le siège des Éditions Hermann et Cie, rue de la Sorbonne, où Wiener rencontra M. Freymann qui le convainquit d’écrire le livre qui allait être le célèbre Cybernetics  et dont la toute première édition fut  publiée à Paris en 1948. Ce fut, lors de nouveaux passages, au début des années cinquante, que j’eus l’occasion de faire sa connaissance et de l’informer de l’existence du « Cercle d’Études Cybernétiques » que j’avais fondé en 1950. Ces circonstances facilitèrent ma venue au MIT, dans le cadre du Foreign Students Summer Project de 1954, sous l’égide de Wiener qui me confia la traduction d’un court texte sur la logique et les probabilités, lequel parut dans un ouvrage sur la méthode dans les sciences,  sous la direction de François Le Lionnais.    En ce qui concerne ses recherches scientifiques, le mouvement brownien, déjà étudié par Einstein, fournit à Wiener une matière propice à la mise en œuvre de ses qualités d’intuition : il devinait d’abord et démontrait ensuite, démarche plus fréquente qu’on le pense. Ces premières recherches, qui aboutirent à ce que l’on appelle mesure et processus de Wiener, sont toujours à l’ordre du jour. Son analyse harmonique généralisée le conduisit à une solution du problème du filtrage et de la prévision de signaux aléatoires qu’il rattacha à la cybernétique et la théorie de l’information. Cette partie de son œuvre m’a particulièrement influencé : les opérateurs agissant sur le passé d’un signal me suggérèrent les « opérateurs d’observation » qui furent l’objet, dès 1951, de notes aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences  présentées par Louis de Broglie. Ces opérateurs, qui mettent en évidence le rôle du sujet observant son environnement et lui-même, constituent les prémices de ce que l’on a appelé, plus tard, la « seconde cybernétique », déjà en germe dans la cybernétique de Wiener. Par ailleurs, l’intérêt de Norbert Wiener pour la physique théorique proprement dite, de la relativité générale à la mécanique quantique, fut toujours très vif et l’amena, tout au long de sa vie, à d’intéressantes publications. Ces multiples aspects de la pensée de Wiener, mathématicien et physicien, sont présentés à côté de sa philosophie humaniste par les deux auteurs de ce qui est bien davantage qu’une simple biographie. Robert VALLEE