Guider la raison qui nous guide

Note de lecture par MEISSONIER Régis

La complexité… Voilà un terme devenu « passe partout », comme le regrette Edgar Morin, dans un monde où l’individu a de plus en plus de mal à en comprendre les dysfonctionnements et changements. Outre les problèmes écologiques, économiques et sociaux, ce sont également les progrès dans le domaine de l’intelligence artificielle qui témoignent de la période de transition à laquelle sont confrontées les organisations. Celle-ci ne fait que révéler, une fois de plus, les limites de la raison logique classique à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Or, la complexité n’est ni une boîte noire, ni boîte de Pandore ; elle n’invite pas à « botter en touche » ou au renoncement, mais constitue un appel à reconsidérer nos schémas de pensée et nos modes d’action.

Ce qui est particulièrement agréable en lisant « guider la raison qui nous guide » est d’abord le style d’écriture clair et didactique, y compris sur les passages relatifs aux fondements épistémologiques et philosophiques. Ce livre peut donc être autant lu par les adeptes de l’épistémologie que par les profanes. Ensuite, son volume en fait un ouvrage dont la lecture est rapide. En 130 pages seulement, les auteurs parviennent à apporter des réflexions et des témoignages éclairants sur la manière d’agir et de penser dans les versées contemporaines de l’environnement complexe.

L’œuvre se présente comme un ouvrage collectif de sept chapitres. La première partie, « penser la raison qui nous guide » en articule les trois premiers qui invitent à questionner les modèles de rationalité qui façonnent (et donc nous permettent de légitimer) nos décisions et nos agissements (professionnels et autres). Dès le premier chapitre, Philippe Fleurance et Dominique Genelot plaident pour une « raison ouverte », non repliée sur ses propres déterminismes hérités de la pensée cartésienne. La science, longtemps entendue comme devant apporter les preuves ontologiques des règles stables qui se cachent derrière le désordre et l’instabilité, nous a fait croire que le réel, lui-même, obéissait à cette même rationalité humaine. Or, chaque jour, de nouvelles découvertes viennent témoigner du fait que les phénomènes naturels et humains qui nous entourent et dont nous faisons partie, échappent à la logique de classification, de description et d’explication mécaniste à laquelle la rationalité essaie en vain de les conformer. Pourtant, force est de constater que les progrès technologiques, en particulier dans le domaine du big data analytic ne font que pousser à son paroxysme la raison logique nourrie par les approches quantitativistes et la loi du grand nombre.

Or, comme Edgar Morin le rappelle dès la préface, « le réel excède toujours le rationnel », et cela nécessite une raison elle-même complexe et évolutive, c’est-à-dire non auto-suffisante et ne rejetant pas les phénomènes considérés comme anormaux ou irrationnels car étant simplement non assimilables selon les préceptes en vigueur. En faveur donc d’une « raison ouverte » non limitée aux dogmes de la logique cartésienne mais qui s’enrichie des contradictions au lieu de les exclure, le deuxième chapitre, écrit par Norbert Tangy dévoile une « expérience réalisante » très concrète, qui questionne à elle seule une des lois de l’électromagnétisme bien établie et offre un questionnement épistémique sur la pertinence en recherche de séparer les concepts de la pratique.

Dans le troisième chapitre, David Vallat expose comment dans un environnement à la fois Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu (VUCA) il est nécessaire de construire soi-même des connaissances fiables afin de pouvoir prendre des décisions satisfaisantes (au sens de H. A. Simon) et ainsi se comporter comme un stratège. La stratégie se révèle, en effet, être une prise de risque nécessaire face aux limites de la connaissance dans la complexité. L’auteur présente ensuite les principes d’une méthode, à base d’enquête, visant à produire des connaissances au service de l’action.

Les quatre chapitres suivants constituent la seconde partie, « agir avec la raison qui nous guide » et illustrent les manières avec lesquelles la pensée complexe a pu être mobilisée dans différents domaines. Philippe Boudon, dans le quatrième chapitre, dévoile une illustration intéressante de l’équivocité de la notion de proportion selon que l’on se borne au domaine mathématique ou que l’on se situe dans le secteur de l’architecture. L’exemple donné du Corbusier et de Viollet-le-Duc montre de manière très concrète que la notion d’égalité mathématique n’a pas une valeur universelle mais a été sujette à des controverses dans l’espace devant être occupé par les ouvertures dans la construction. Ainsi donc, la notion de proportion est à contextualiser comme tout autres concepts et connaissances enseignés selon une prétendue valeur universelle.

Apprendre à « bien penser » avec une « raison ouverte » dépend donc des systèmes éducatifs et des modèles pédagogiques grâce auxquels peuvent être formés des « têtes bien faites ». Dans un cinquième chapitre, Mehdi Khamassi et Frédéric Decremps retranscrivent justement leur propre expérience pédagogique : celle d’un cours d’accompagnement des étudiants à un travail de recherche qui visait à développer leur goût pour la transdisciplinarité et leur esprit critique (sur le choix de sujet, la fiabilité des sources d’information, les limites des connaissances disponibles, etc.). Les auteurs dévoilent des éléments sur le contenu du cours de même que les difficultés rencontrées : l’épistémologie, le scepticisme, les perceptions et les lieux communs, l’éthique de l’enseignant-chercheur, etc.

Le sixième chapitre, écrit par François Pissochet, dévoile l’expérience du traitement des addictions dans le secteur médico-social où les protocoles, à force d’être répétés tels des rituels, dissipent l’attention sur leurs propres limites. Comment dépasser l’application routinière de pratiques professionnelles où l’on devient inattentif à ses propres inattentions, pour redonner une place centrale au patient ? L’expérience vécue par l’auteur l’a conduit à adopter une « abstinence thérapeutique » pour se décharger des modèles résolutoires conventionnels et rationnels afin de renouer avec le patient une véritable relation de communication et d’empathie.

Enfin, dans le dernier chapitre, toujours à propos du secteur médical, Sandra Bertezene offre une réflexion à propos de la mobilisation de la pensée complexe en faveur d’un management humaniste des établissements de santé. Leurs profonds dysfonctionnements (manques de ressources, surcharge des hôpitaux et des services d’urgences, scandales sanitaires, etc.) sont couplés à un fonctionnement bureaucratique (lourd en procédures et en normes) ne laissant que peu de place à la transversalité et à l’autonomie. Dans l’esprit des travaux d’Ostrom, l’auteur propose de considérer les organisations de santé comme des « biens communs » et ainsi de changer notre regard sur un écosystème d’acteurs interdépendants appelant à un système de tarification, non pas à l’acte médical, mais au parcours de santé du patient.

Alors que bien des critiques à la pensée complexe ont été adressés quant à son niveau d’abstraction et à son manque d’opérationnalisation, le lecteur pourra dans cet ouvrage ici trouver des réflexions enrichies d’expériences et de solutions mises en œuvre au sein d’organisations. En paraphrasant Jean-Louis Le Moigne dans sa postface (p. 136), ce même lecteur devra également comprendre que ces mises en œuvre ne reviennent pas à appliquer le genre de méthodes que l’on avait l’habitude d’appliquer au lycée sans vraiment se soucier de les comprendre… Agir dans la pensée complexe ne se traduit pas l’application d’un protocole préétablie mais par l’invention de solutions dès lors que le problème a été bien compris car bien pensé.