Le grand Paris. Premier conflit né de la décentralisation

Note de lecture par BOUDON Philippe

Comment concevoir le Grand Paris ? Cette question a suscité une vaste littérature dans laquelle se sont associés géographes urbains, architectes, urbanistes, économistes et autres représentants de disciplines diverses, sociologie ou écologie par exemple. On ne s’est guère posé la question de ce que conception voulait dire. La distinction entre analyse et conception reste l’impensé de démarches qui ont associé diversement des représentants de l’analyse, au sein desquels on peut situer les géographes, et ceux de la conception – mais ils disent plutôt projet – parmi lesquels se rangent les architectes. Or l’association de représentants des sciences humaines dans des équipes dirigées par des architectes a suscité de vives réactions, même si, finalement, des chercheurs se son associés à ces équipes, sans être conscients du problème épistémologique que posait la conjonction au sein de telles équipes, de deux modes de pensée qu’il conviendrait de distinguer, analyse d’un côté, conception de l’autre. On doit à Jean-Louis Le Moigne d’avoir insisté sur cette distinction. (Soit dit entre parenthèses j’entendais une émission en rédigeant cette note, lors de laquelle l’excellente analyste sociologue Dominique Schnapper se disait « mal à l’aise » pour répondre à des questions du genre « que faut-il faire ? », anecdote qui peut s’interpréter au passage dans les termes d’une telle distinction épistémologique entre analyse et synthèse).

Mais deux possibilités s’offrent à l’endroit de la conception. L’une est de concevoir, l’autre est, suivant une expression d’Edgar Morin, de concevoir la conception, qui sont choses distinctes. Outre la distinction entre analyse et conception, la confusion est possible entre action de conception et connaissance de la conception. Avoir quelque expérience de l’une est sans aucun doute nécessaire à l’autre mais ne lui suffit guère. Lorsque Plaute écrit que « Concevoir c’est chercher ce qui n’existe pas et cependant le trouver », il ne conçoit rien, ou plutôt il conçoit la conception elle-même, dont il propose une définition. La différence de registre entre objet et connaissance de l’objet est ici en jeu.

On peut alors s’interroger, non pas sur le Grand Paris qu’il faudrait concevoir, mais sur la conception, telle qu’on peut la trouver problématisée, ici ou là, dans la littérature en question. Celle-ci est éminemment variée comme on peut l’imaginer.

L’ouvrage de Marc Wiel, Le Grand Paris, a particulièrement attiré mon attention. Le lecteur y trouvera un exposé de la complexité des questions relatives à l’aménagement du Grand Paris. Ces questions sont multiples, comme on l’imagine aisément, et cette note de lecture ne saurait les passer en revue. Quelques points suffiront à souligner l’intérêt de l’ouvrage pour qui s’intéresse à la complexité de la conception. J’insisterai donc sur un point particulier pour en donner ici une idée, à l’endroit de ce terme récurrent de la littérature en question : la mobilité.

            Ce terme de mobilité est d’autant plus crucial pour ce qui concerne le Grand Paris que, comme on sait, c’est essentiellement sur le réseau de transport qu’ont fini par se focaliser les questions. Celles-ci ont débouché sur une alternative entre deux réseaux de transports en commun rapide, proposés respectivement par l’Etat et par la Région. La complexité à l’œuvre tenait pour une grande partie à « l’architecture institutionnelle » qui répartit les compétences « de l’Etat aux communes en passant par la région et le département ». Question de mille-feuilles » dirait-on dans les termes du langage politique quotidien, mais un terme qui évoque surtout l’idée de complication.

            Une thèse forte soutenue par l’auteur et qui est bien du ressort de la complexité est que  « la mobilité ne sert pas à se déplacer mais à articuler les territoires ». Elle suffira, je pense, ici à donner au lecteur de cette note une idée de la complexité qui s’y trouve en jeu.

            Que la mobilité joue un rôle majeur en matière d’urbanisme n’est pas une idée nouvelle, et l’on pourrait citer le cas d’Arturo Soria (1844-1920), théoricien de la cité linéaire, voulant que « la forme d’une ville soit ou doive être une forme dérivée des nécessités de la locomotion » : la forme s’y trouve fonction de la mobilité. A ce simplisme fonctionnaliste (du même acabit que celui de la Charte d’Athènes) même s’il appartient au passé, on peut opposer les réflexions de Marc Wiel : « Il est indispensable d’acquérir et de partager une compréhension plus fine du lien entre transport et urbanisme. La vitesse peut être gênante parce qu’elle attise les conditions de compétition pour le sol, ce qui modifie les localisations antérieures lesquelles correspondent à des avantages individuels mais aussi à des inconvénients collectifs qui réclament de nouveaux moyens publics pour les atténuer » (p. 74).

            La phrase, certes, est longue, mais ce n’est que parce que s’enchevêtrent des éléments divers qui font penser au déplacement d’une boule de flipper allant de rebonds en rebonds… On y ressent l’idée de système dans lequel interagissent des éléments, ce que confirme le fait « Il s’agit bien d’un nouveau regard sur la mobilité en l’associant moins aux caractéristiques des individus dans leur contexte urbain, qu’à la totalité des échanges interindividuels qui modèlent ce contexte urbain. Il convient de passer d’une démarche analytique fine (micro dit-on parfois), que l’on généralise ensuite à l’ensemble urbain (macro), à une compréhension plus globale du fonctionnement social et économique dont dépend l’organisation des déplacements, tout comme l’organisation urbaine » (p. 72).

Peut-on mieux distinguer analyse et conception ? Car c’est une autre conception de la mobilité qui est en jeu. Pour dire les choses en termes architecturologiques, j’opposerais à l’unique échelle fonctionnelle, en jeu lorsque le déplacement est le seul fait considéré sous le terme de mobilité et qui régit la proposition de Soria, une multiplicité d’échelles économique, sociale et technique, lesquelles s’associent dans un « compromis », lequel fait penser au satisficing d’Herbert A. Simon : « La mobilité a pour originalité fondamentale de lier entre elles les trois dimensions du développement durable. La mobilité durable n’est pas celle qui rejette le moins de CO2, mais celle qui trouve, à côté d’autres mesures, le meilleur compromis entre la performance économique, l’équité sociale et le niveau d’agression environnementale » (p.75). Le passage de la simplicité (pour éviter un jugement de valeur en écartant le mot simplisme que j’ai utilisé plus haut) à la complexité peut  s’interpréter en termes d’opposition entre une échelle monovalente, l’échelle fonctionnelle - la mobilité entendue du seul point de vue du déplacement - et une multiplicité d’échelles aboutissant à un multi-objet.

            Cette expression, d’Yves Barel, me paraît pouvoir s’illustrer par le fameux canard-lapin, cet objet qu’on peut voir comme un canard ou voir comme un lapin. De la même façon, le système de transports en commun peut être différemment vu par l’Etat et par la Région, le voir comme pouvant s’interpréter par des vu par, dès lors qu’entre en jeu une multiplicité d’acteurs, ne seraient-ce que deux, comme c’est ici le cas : c’est sur un « compromis satisfaisant » que s’est soldée une étape du Grand Paris qui opposait les vues de l’Etat et celles de la Région.

            On trouverait bien d’autres cas de complexité dans le livre de Marc Wiel. Ce qui n’aurait rien d’étonnant si l’on admet que la ville est par nature – et par culture - un objet complexe. Toutefois la complexité de la ville, véritable topos des discours urbanistiques , n’est pas facile à décrire et l’ouvrage de Marc Wiel s’offre comme cas d’étude particulièrement intéressant. L’auteur y produit des énoncés porteurs d’une attention à la complexité qui dépasse la simple complexité, oserai-je dire, des formules toutes faites. Une chose est de dire que la ville est un objet complexe, comme on a pu le lire des milliers de fois, une autre est d’écrire ce qu’il en est de tel ou tel aspect qui en fait la complexité.

            Pour terminer maintenant par un autre exemple, non plus le terme de mobilité mais celui de densité manifeste une complexité que l’auteur énonce ainsi : « la notion de densité est naturellement perçue, faute de comprendre le fonctionnement des marchés urbains, comme indépendante de la vitesse. Mais si le lien entre les deux est complexe et varié selon les occupations du sol, il est fondamental au raisonnement » (p. 86). Mobilité, densité, bien des termes utilisés ici ou là pour étudier la ville sont porteur d’une complexité qui devrait elle-même être questionnée. La profusion actuelle d’une multiplicité de dictionnaires de géographie urbaine ou assimilés pourrait être le symptôme d’un tel besoin de questionner autant le langage que les faits concernant la ville aujourd’hui.

Philippe BOUDON, février 2014