Galilée, critique d’art

Note de lecture par BOUDON Philippe

Présentation de l’éditeur

Et si Galilée, en dépit de son génie et de son courage, avait raté les découvertes kepleriennes tout simplement par manque de sens artistique ? C’est cette thèse paradoxale que soutient dans ce livre excitant le grand critique d’art Erwin Panofsky.

Croisant pour les besoins de sa démonstration histoire des sciences et théorie des arts, numérologie et anamorphose, maniérisme et poésie, astronomie et marqueterie, Erwin Panofsky effectue une traversée époustouflante de la Renaissance, convoquant tout à la fois Léonard de Vinci, Michel-Ange, Le Tasse, Holbein, L’Arioste, Kepler et Arcimboldo.

« Les voies de la pensée sont curieuses, imprévisibles, illogiques », commente Koyré dans l’étude très fine qu’il consacre au texte de Panofsky et qui accompagne cette réédition d’un texte devenu introuvable.

Une préface, enfin, de la sociologue de l’art Nathalie Heinich permet de situer les enjeux du livre et la sorte de révolution qu’il accomplit dans les idées reçues.

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Que Galilée soit souvent considéré comme l’initiateur de la science moderne, personne ne l’ignore. Mais qu’il ait pu être d’abord plus intéressé par l’art que par les mathématiques, jusqu’à ce qu’un historien de l’art aussi fameux que Erwin Panofsky puisse en parler comme d’un critique d’art, qu’il ait pu être « s’il faut en croire ses biographes,  porté bien d’avantage à l’étude de la peinture qu’à celle des mathématiques », voilà ce qu’apprend l’étonnante publication qui pour titre Galilée, critique d’art. Art et science s’y côtoient.

Car l’ouvrage ne comprend pas seulement l’article publié en 1954 par Panofsky sous le titre Galileo as a Critic of the Arts. S’y ajoutent une préface de Nathalie Heinich intitulée « Panofsky épistémologue », une lettre de Galilée à son ami peintre Ludovic Cigoli, ainsi qu’un commentaire d’un discours Del Mezzo de Giovanni Battista Agucchi. Et enfin, last but not least, s’y joint un long article de l’historien de l’art Alexandre Koyré, historien des sciences non moins fameux que l’historien de l’art, « Attitude esthétique et pensée scientifique », lequel ratifie l’interprétation centrale de Panofsky qui met au centre de sa démonstration ce qu’il appelle chez Galilée sa « hantise de la circularité ». Par là Panofsky entend le fait que Galilée n’ait pas pris en compte, dans son ouvrage de 1632 Dialogue sur les deux plus grands Systèmes du monde, le caractère elliptique des orbites planétaires découvertes par Kepler.

Galilée se voit ainsi inscrit dans ce qu’on appelle de plus en plus couramment de nos jours, depuis Kuhn, un paradigme, celui de l’harmonie du cercle dont il se serait trouvé prisonnier. Kepler au demeurant, s’il a remplacé le cercle par les ellipses, ne l’avait pas lui-même fait « de gaité de cœur », selon Koyré, (p. 94). Tout converge, si l’on peut dire, vers la thèse d’un paradigme de la circularité. « Kepler et ses amis (p. 28) n’étaient pas moins fortement ancrés dans la croyance à la suprématie idéale du cercle et de la sphère que Galilée » écrit Panofsky.

La notion kuhnienne de paradigme a pu être rapprochée de celle d’épistémé de Foucault ou pourrait encore l’être de ces habitudes mentales qui auraient permis à Panofsky de déceler le caractère sous-jacent de la pensée scolastique dans l’architecture gothique ; ou encore de l’idée d’habitus commentée par Bourdieu dans sa postface à Architecture gothique et pensée scolastique (Bourdieu dont Nathalie Heinich reprend en entrée l’expression d’ « exercice de virtuosité méthodologique » utilisée par le sociologue à l’endroit de l’historien de l’art).

Si l’érudition de Panofsky, qui ne se manifeste pas moins dans cet ouvrage que dans ses autres publications, ne peut être mise en doute par l’auteur de cette note de lecture, ni même la mise en évidence d’un caractère paradigmatique de la circularité à cette époque, on peut cependant s’interroger sur cette idée centrale de l’ouvrage, de la hantise, de l’obsession de la circularité chez Galilée. Qu’on la nomme paradigme, épistémé, ou habitus, ou encore que l’on parle de forme symbolique à la manière de Cassirer (qui n’a pas eu moins d’influence sur le Panofsky de La perspective comme forme symbolique), elle me semble sous-tendre l’objectif général des textes rassemblés dans cette publication. C’est bien autour de l’expression d’habitude mentale que se joue la conclusion de la préface de Nathalie Heinich.

Or s’il ne fait pas de doute que Galilée n’a pas tenu compte du caractère elliptique des orbites planétaires dans son Dialogue… il n’était sans le savoir comme on peut le lire dans le texte de Panofsky lui-même citant Galilée (p 58) : « Je crois avec Kepler que vouloir contraindre les planètes à la rigueur du cercle, c’est comme s’attacher de force à la roue du moulin (….). Je connais , tout comme vous, maints mouvements qui ne sont pas concentriques, tant par rapport à la terre que par rapport au soleil (…) Et peut-être cela est-il vrai de tous si leur orbite est elliptique, comme le veut Kepler  ». D’où cette formule panofskyenne assez curieuse par laquelle il pose la question centrale de son travail : « Galilée était familiarisé avec la première et la seconde loi de Kepler : si donc il les ignorait, ce n’étais pas par ignorance. Il faut se demander pourquoi » (p. 58).

Bien que Panofsky présente comme un « paradoxe » le fait que Galilée ait pu ignorer les lois de Kepler dans son Dialogue… alors qu’il ne les ignorait pas, on ne peut s’empêcher de considérer que l’importance donnée par Panofsky à cette absence de référence au caractère elliptique des planètes dans l’ouvrage de Galilée a pu être, par lui, forcée, ce,  pour soutenir la thèse de la hantise de la circularité et conséquemment, selon mon hypothèse du moins, celle de paradigme, d’habitude mentale.

Car pourquoi ne pas se satisfaire d’une explication, somme toute assez simple, que Panofsky évoque lui-même : « Certains soutiennent que Galilée, écrivant en italien et s ‘adressant à des profanes dotés d’une certaine éducation plutôt qu’à des professionnels qu’il n’est pas question d’éduquer, choisit de passer outre aux énigmes et aux problèmes résolus par Kepler, de façon à imposer aux yeux de toute personne qui pense », la supériorité du système copernicien, le présentant par conséquent sous sa forme la plus simple – une forme dont il savait certainement qu’elle était fausse . A cette lecture il me semble que le paradoxe pourrait disparaître.

L’insistance de Panofsky à voir un « paradoxe » là où l’on peut disposer d’une interprétation assez simple pourrait donc trouver sa raison d’être dans la volonté de soutenir une idée de paradigme qui, si elle n’est pas utilisée par l’auteur d’Architecture gothique et pensée scolastique, de La perspective comme forme symbolique, viendrait ajouter avec Galilée, critique d’art, un troisième cas de figure de forme symbolique[i].

Si quelqu’un a pu initier un véritable changement de paradigme dans le domaine de la connaissance n’est-ce pas Galilée, lequel aura su faire passer la voute céleste de deux dimensions à trois. Or la lecture de la lettre de Galilée à Cigoli, si on l’analyse dans son argumentation (ce que ne font à vrai dire, ni Panofsky, ni Koyré) peut permettre de déceler de la part de son auteur un jeu instructif portant sur le paradigme.

Galilée s’y propose, selon un débat courant à son époque appelé le paragone, de s’interroger quant à la supériorité de l’un sur l’autre des deux arts que sont la peinture et la sculpture. Pour ce faire, il joue sur les dimensions en ramenant la sculpture à deux dimensions, la troisième, la profondeur, étant représentée par la valeur – au sens pictural du terme -  qu’il lui substitue : « Une sculpture n’a de relief que pour autant qu’elle est teintée en partie de clarté, en partie d’obscurité » (…) « Ce n’est pas d’être large, longue et profonde qui confère à la statue son relief, mais d’être par endroits claire et par endroits obscures ».

Galilée a alors beau jeu de conclure que la sculpture est pour ainsi dire « rien ou pas grand chose » ce qui ne laisse pas d’étonner le lecteur que nous sommes si nous pensons à Michel-Ange. à Michel-Ange. Si l’on peu admettre que venant après Léonard et son “clair-obscur, Galilée ait porté une attention particulière à la valeur du côté de la peinture, la chose est plus étonnante s’agissant de la sculpture. L’ombre n’y est pas cette “condition des effets les plus délicats” qu’elle est en peinture, chez Léonard, comme l’a montré André Chastel.

Qu’il s’agisse de sa part d’un jeu sur des dimensions est une idée que renforce le fait qu’il mette de côté, s’agissant de la peinture, la couleur, ce qui lui permet de ramener peinture et sculpture à un même cadre de référence, a seule fin de les rendre comparables, et de déclarer la supériorité de le peinture sur la sculpture : « (Il n’y a rien) de prodigieux à imiter la nature sculptrice par la sculpture elle-même, et à représenter les saillies et les creux au moyen du relief. Rien certes, ou pas grand chose ; artificieuse au plus haut point sera par contre l’imitation qui représente le relief par son contraire, qui est le plan. Ce qui rend donc la peinture plus prodigieuse pour cette raison, que la sculpture ».

Or aux expressions d’habitude mentale, de paradigme, d’épistémé, voire de forme symbolique, on pourrait ajouter celle assez courante de nos jours de cadre de référence.

Considerer que la peinture ressortit aux images 2D et la sculpture aux images 3D est précisément fait partie de nos propres habitudes mentales et la distinction entre 2D et 3D est sans doute constitutive du cadre de référence qui est le nôtre pour penser l’espace, ce, depuis les coordonnées dites cartésiennes (même si l’expression ne figure pas chez Descartes) jusqu’à la démonstration par Poincaré des raisons pour lesquelles notre espace comporte trois dimensions.

Mais c’est précisément d’un tel cadre de référence que sort Galilée lorsqu’il substitue aux trois dimensions - qu’on attendrait de définir la sculpture - les dimensions de largeur de longueur et de valeur. Ce faisant, sa pensée se développe dans un autre espace que ceux de 2D ou 3D qui sont constitutifs de notre cadre de référence d’origine scientifique. Et tandis que le concept de dimension peut se définir classiquement comme variable indépendante, c’est cette variable elle-même qui, de support constant de valeurs variables  devient elle-même variable : la variable « valeur » (au sens pictural du terme ici et non au sens scientifique où l’on parle de la valeur d’une variable) se substitue, dans l’argumentation de Galilée, à la « troisième dimension » qui distingue la sculpture de la peinture.

Dès lors que la dimension, qui est la grandeur fixe pour ainsi dire, suivant laquelle peuvent varier des valeurs, qu’il s’agisse de ligne, de surface ou de volume, devient elle-même variable, mais à un autre niveau, on a affaire encore à une variable indépendante, une dimension, mais à un autre niveau. C’est pourquoi j’ai proposé de parler de métadimension pour indiquer ce genre de dimension qui ne se situe pas dans un cadre de référence, mais dans un espace de référence et qui permet de distinguer ces deux derniers concepts. Le terme de « métadimension » indique le caractère variable de la dimension elle-même dans un espace de référence qu’il convient de distinguer du cadre de référence dont nous avons l’habitude : à une, deux trois ou n dimensions.

Du même coup la distinction entre dimension et métadimension d’une part, entre cadre de référence et espace de référence de l’autre, permettent de répondre à la question que je m’étais posée dans une conférence à l’école d’architecture de Paris-le-Villette : qu’entendre par « espace » selon que l’on se situe du côté de l’art ou du côté de la science, question prégnante pour l’architecture qu’on situe souvent, par facilité excessive, un peu du côté de l’art et un peu du côté de la science.

De tels cadres de référence, dont on ne saurait sans doute contester la légitimité du côté de la science, se distinguent de ce que j’appelle des espaces de référence caractériserait, du côté de l’art, par le caractère changeant des dimensions elles-mêmes : les métadimensions.

Il n’est pas sans importance à ce titre que le mot « valeur » puisse prendre sens différent du côté de l’art et du côté de la science. Cela ne soulève pas une question qui ne serait que terminologique. C’est précisément le fait que la valeur d’un gris puisse varier entre le noir et le blanc et représenter un changement de valeur chiffrée qui assure le passage d’une représentation iconique à une représentation symbolique, cette fois non plus au sens de Cassirer-Panofsky mais au sens de Peirce.      

Parler de métadimension permet d’envisager la représentation iconique d’une valeur chiffrée – symbolique - , quelle qu’elle soit, selon tel ou tel mode de représentation. On peut ainsi représenter suivant une ligne plus ou moins longue ou selon une valeur de gris plus ou moins prononcée la valeur d’une donnée chiffrée. Mais le choix de la dimension graphique représentative s’effectue dans un espace de référence qu’on peut dire artistique – l’art du cartographe par exemple – qui doit être distinct du cadre de référence dans lequel prend sens la donnée chiffrée.

Tandis que le cadre de référence est constitué de dimensions, ce que j’appelle espace de référence est constitué de métadimensions. Le premier concerne la science, le second concerne l’art.

 

Ce qui précède permet d’envisager la question des rapports ou des non rapports entre art et science. Nous avons l’habitude de les tenir pour essentiellement distincts et cependant on rencontre souvent des tentatives de rapprochements à des titres divers. Valéry les tient pour « inséparables ». Mais qu’entendre par là ? Parfois il s’agit de tenir l’imagination et la créativité pour leurs moteurs communs. Mais cela ne nous renseigne guère. Parfois on tente de les rapprocher encore plus. La conjonction de Panofsky et de Koyré dans la publication de Nathalie Heinich m’a semblé permettre l’opportunité de poser la question de l’espace au regard de l’art et de la science, cette question qui ne travaille pas moins Herbert A. Simon (« The unity of the arts and the sciences »), que Thomas Kuhn  (chapitre « Rapports entre la science et l’art » de La tension essentielle).

 

La distinction entre cadre de référence et espace de référence, et celle qui la fonde, entre dimension et métadimension, permettrait de les distinguer de façon plus formelle, l’art se situant du côté de l’espace de référence, la science du côté du cadre de référence.

Philippe BOUDON, janvier 2014



[i] Observons que de nos jours l’idée de paradigme tend elle-même à devenir… un paradigme, si l’on en juge par la multiplicité de ses usages, jusqu’en économie où en cette période de crise beaucoup réclament un changement de paradigme (cf. par exemple l’émission L’économie en question  de France-Culture du 28 décembre 2013).