Epistémologie en sciences sociales - Entre histoire et personnages

Note de lecture par DELORME Robert

L’auteur de cette note porte un regard de chercheur attentif à la valeur de la connaissance produite dans son champ d’expérience, les sciences sociales. Ce n’est donc pas un regard d’épistémologue, d’expert en épistémologie, « cette philosophie des sciences portant sur la constitution des connaissances valables » selon la définition de Jean Piaget que R.M. reprend à son compte dès sa première phrase.

Mais mon regard est bien celui d’un enseignant-chercheur en sciences sociales, un chercheur et enseignant, qui plus est, effaré par le scientisme et la désinvolture, l’espèce d’irresponsabilité régnante à propos de la valeur de la connaissance produite dans ce domaine. Soulever cette question primordiale d’éthique est même devenu un chemin sûr pour la marginalisation académique dans une discipline comme la mienne à mes débuts, l’économie politique théorique, dont l’instance nationale de recrutement dans l’enseignement supérieur est plus que jamais sous la coupe d’un monisme méthodologique scientiste traduisant la fascination pour une vision exclusive de la « bonne » science, celle censée singer les méthodes des sciences de la nature.

Il n’est donc pas surprenant de trouver que le titre de cet ouvrage ne peut que susciter une intense curiosité. Curiosité que récompense son caractère original et enrichissant, mais que laissent inassouvie certains défauts qu’il ne semblera pas possible de passer sous silence plus loin.

Enrichissant et original, ce livre nous donne à voir une épistémologie vivante, faite de l’esprit, et portant l’empreinte de la vie, d’auteurs marquants au cours d’une histoire qui va d’Auguste Comte au constructivisme d’Edgar Morin et de Jean-Louis Le Moigne notamment.

R. M. propose une mise en relief du contexte historique et anthropologique dans lequel les courants épistémologiques se sont développés. Il présente ces courants sous la forme de leurs idées maîtresses « à propos de » plutôt que « sur » l’épistémologie (p. 16). Il est ainsi amené à distinguer cinq grands courants qui tendent plus à se chevaucher ou cohabiter qu’à se succéder. Il s’agit du positivisme (A. Comte et le Cercle de Vienne), du post-positivisme (K. Popper, T. Kuhn, I. Lakatos, P. Feyerabend), du réalisme critique (pragmatisme, néoréalisme, R. Bhaskar), de l’interprétativisme (W. Dilthey, M. Weber, E. Husserl, A. Schütz), et du constructivisme (G. &Bachelard, J. Piaget, E. von Glasersfeld, J-L Le Moigne, E. Morin, Y. Lincoln et E. Guba).

R. M. prend le risque salutaire de dresser un tableau de comparaison de ces courants (p. 20) en fonction de divers critères. Ceci a le mérite d’offrir des repères et distinctions claires, fort appréciables pour le non spécialiste. Le risque couru, et assumé, est dans le choix des critères retenus et dans la sélection qui se trouve impliquée. Un tableau aussi foisonnant ne peut éviter d’être défié sur des points précis. Il n’en offre pas moins une grille de lecture qui a le mérite d’exister, ce qui, à ma connaissance, n’est pas courant dans ce domaine.

Chaque auteur fait l’objet d’une biographie de mise en contexte de son œuvre. Cette originalité apparaîtra d’autant plus enrichissante au lecteur qu’elle s’adressera aux aspects qu’il connaît le moins. Dans mon cas, j’ai trouvé tous ces aperçus biographiques fort intéressants.

Selon R. M. la manière suivant laquelle l’épistémologie s’est développée en sciences sociales invite à formuler quatre messages. Le premier concerne le découpage entre disciplines et communautés scientifiques qui se sont isolées les unes des autres. Ce mouvement fait regretter l’absence d’un « paradigme unificateur » (p. 203).

Le deuxième message porte sur le « syndrome publish or perish  » et la dérive qui l’accompagne dans une course à la publication et à la sophistication technique, parfois au détriment de la portée des résultats, et « par laquelle un article scientifique peut prendre la forme d’une merveilleuse horloge de précision pour des non-voyants » (p. 204).

Le troisième message découle du précédent dans « la prégnance des dogmes mécanistes dans les codes académiques des revues scientifiques » et par voie de conséquence, dans la manière de produire la connaissance scientifique (p. 204).

Le dernier message souligne la négligence de l’épistémologie dans l’enseignement et la pratique de la recherche. Cela est peut-être moins vrai dans les sciences du management que dans la plupart des autres domaines des sciences sociales. Mais ce constat n’en soulève pas moins un problème important qui invite puissamment à s’interroger sur les raisons de cette inattention à l’épistémologie. Le scientisme ambiant et l’épistémologie de fait, par défaut, non dite, qu’il véhicule, n’y sont sans doute pas étrangers.

Au total, il semble difficile de ne pas acquiescer au souci qu’a eu R. M. d’offrir un tableau socio-historique des différents courants « afin que les jeunes chercheurs puissent mûrir leur propre positionnement plutôt que de simplement adopter, par défaut, les dogmes cultivés dans leurs laboratoires respectifs » (p. 209).

On aura compris qu’il s’agit d’un ouvrage stimulant. Il est d’autant plus dommage qu’il soit desservi par des problèmes de forme et de fond. Sur la forme, le nombre inhabituellement élevé des coquilles, les datations erronées (Max Weber en 1964, p. 117 ; l’extension « deux ans plus tard » du manifeste du néoréalisme de 1910 en 2010, p. 97 ; un énoncé de Peirce en 1965, un club du pragmatisme contemporain de Peirce en 1972, p. 92), les noms d’auteurs sans référence bibliographique (Wright, Peirce, James, Dewey, p. 92), les erreurs de syntaxe, ne peuvent manquer de donner au lecteur l’impression d’un défaut de rigueur éditoriale.

Sur le fond, plusieurs remarques semblent s’imposer, selon moi. La première porte sur l’usage banalisé du mot « paradigme » que fait R. M., sans jamais le définir. Cela m’apparaît d’autant plus gênant que R. M. affiche sa proximité avec Morin. Or ce terme revêt chez ce dernier le sens précis de principe organisateur de la connaissance, ainsi distingué de l’organisation même de celle-ci, qui relève de l’épistémologie, me semble-t-il.

Une deuxième remarque a trait à la place, ou au rôle, des sciences sociales en épistémologie. Le tableau que dresse R. M. mobilise une majorité de courants qui concernent aussi bien les sciences naturelles que les sciences sociales. Le lecteur que je suis aurait aimé comprendre quelle spécificité, ou sinon, quelle continuité, l’auteur envisage, puisqu’il s’agit d’un ouvrage sur l’épistémologie en sciences sociales seulement. A cela s’ajoute une ambigüité sur l’éventail des sciences sociales concernées dans ce livre, qui semble manifestement réduit aux sciences du management. Cela est-il bien représentatif des problèmes épistémologiques de champs de recherche comme l’économie théorique, la politologie, les débats sur le nucléaire et le changement climatique, entre autres ?

Ma troisième remarque est une question de compréhension. Que penser de la coexistence dans l’ouvrage d’une adhésion apparente dès l’introduction à l’idée selon laquelle « adopter un paradigme est un acte de foi personnelle » (p. 12) et de l’affirmation « On ne choisit pas sa posture épistémologique, on la construit » (p. 201) ?

Enfin, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus important, le courant du pragmatisme est vraiment maltraité par l’auteur. Faire du pragmatisme pris en bloc un sous-courant du réalisme (p. 89) est plutôt surprenant. Le réalisme postule l’existence d’un réel indépendant de l’observateur. Le propos de R. M. revient à ranger indirectement Dewey, figure éminente du pragmatisme, dans le réalisme. Or l’auteur fait allusion dans une note de bas de page à la vision de Dewey « selon laquelle la connaissance n’est pas un processus d’observation passive des phénomènes mais une interaction de l’homme avec l’environnement » (p. 93), ce qui va contre une assimilation du pragmatisme de Dewey au réalisme.

Il est également surprenant de déclarer que le pragmatisme a échoué (p. 106) alors que son influence est pleinement à l’œuvre dans le constructivisme pragmatique de Le Moigne. Le pragmatisme de Dewey aurait mérité plus qu’une note de bas de page ! Et, contrairement à ce qu’écrit l’auteur, il est chez Dewey plus qu’une méthode qui viserait « à considérer les effets pratiques produits par l’objet de notre conception, la conception de tous ces effets étant la conception complète de l’objet » selon la définition de Peirce (p. 94). Une conception de la connaissance est à l’œuvre chez Dewey. La distinction qu’il fait entre connaissance spectatrice ou contemplative et connaissance participative, à laquelle il adhère, ne tient pas dans une note de bas de page. Elle court de La quête de certitude (1929) à Logique. La théorie de l’enquête (1938) et à Knowing and the Known avec A. F. Bentley (1949), non traduit en français.

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Par-delà ces considérations critiques, L’épistémologie en sciences sociales se lit agréablement et devrait intéresser tout chercheur, tout enseignant, tout étudiant que la question de la valeur de la connaissance en sciences sociales ne laisse pas indifférent.

Robert Delorme