Entrepreneurs, entreprise, histoire d’une idée

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis, DOLLE Jean-Paul

HV-EE-1982-Cover

- NDLR.
[I] Lorsque de parut ce livre en 1982, le Programme Européen MCX était encore dans la phase embryonnaire d’un projet en formation au sein d’une petite équipe de recherche aixoise associée au CNRS. (Le N° 1 de la Lettre MCX Chemin Faisant parut en 1990 en format imprimé ; elle devint en 1999 l’Interlettre MCX-APC Chemin faisant.)

[II] La nouvelle ré-édition en 2019 par LES CLASSIQUES GARNIER de cet ouvrage nous a incité à souligner l’attention que mérite cet ouvrage encore pionnier 37 ans après sa première parution.

- Nous retrouvons dans nos archives deux notes de lecture publiées dés 1982 :

[I] la Note de lecture de JL Le Moigne qui devient ici une note de lecture MCX rédigée en 1982 et republiée en 1919, légèrement amendée dans la forme en dernière partie.

[II] la Note de lecture publiée par le philosophe et écrivain JP Dollé, publiée par Le Monde en avril 1982. Il nous a paru que ce texte commentait très heureusement la conclusion de l’avant-propos par laquelle l’auteure présentait sa propre entreprise : « … Comment la relation de l’entrepreneur à son entreprise devient expressive de la relation de l’homme à la société ? C’est à travers cette question qu’est ici abordée cette autre : comment s’y constitue la représentation de l’individu rationnel que l’on s’accorde très largement, aujourd’hui, à associer à la montée du capitalisme ? »

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Entrepreneurs, Entreprise, Histoire d’une idée” de Hélène Vérin

[I] Note de lecture de JL Le Moigne

‘De l’entrepreneur à l’entreprise, une histoire de mots qui devient révélatrice’

La langue anglaise ignore toujours les concepts d’entrepreneurs et d’entreprise, et les économistes anglophones le regrettent, contraints qu'ils sont de parler de firme ou d'employeur, en perdant la saveur de l'aventure et celle de l’audacieux que le français a attaché à l'idée d'entreprendre et à ses acteurs (p 12-13). Mais ils ne regrettent pas de désigner les Organisations sociales par un attribut qui les différencient sans contester de leur racine communes Business, administrative, non profit, … toutes sont bien des organisations, au sens de ‘système d’action collective’.

Par quelle alchimie la culture française a-t-elle associée à l'image contemporaine des deux mots conjoints, entrepreneur et entreprise celle des mots patron, capitaliste, calculateur, voire exploiteurs, image aussi de celle de l'aventurier hardi et risque-tout résolu ? La question méritait d'autant plus l'examen que depuis la réforme de l'entreprise de F. Bloch Lainé (1963) la même culture s'interroge sans cesse sur les caractères mythiques et réalistes de ces concepts familiers !

L'entreprise (sic) d'H. Vérin, tour à tour historienne, philosophe et sociologue s'avère ici particulièrement bienvenue pour les praticiens autant que pour les théoriciens de ces organisations sociales de production et d'échange que sont nos modernes entreprises nationalisées ou non ! Avec une grande aisance et une étonnante économie de moyen, Hélène Vérin nous promène dans les premiers dictionnaires, dans les romans courtois qui narraient l'emprise chevaleresque puis dans l'étonnante littérature économique et financière des XVIIe et XVIIIe siècles.

On s’étonne alors de découvrir les attitudes quasi subversives (pour l’ordre social d’alors) de ces entrepreneurs qui découvraient, Descartes aidant, les ressources du calcul rationnel dans les jeux du hasard qu’étaient déjà l’échange et la production. Elle nous fait notamment découvrir l’étonnant Cantillon (1680-1734), financier avisé et remarquable économiste... dont l’œuvre posthume a trop longtemps sombré dans l’oubli commun à tous les prédécesseurs de K. Marx et de Walras : “le fermier est un entrepreneur, les marchands... les rôtisseurs..., les médecins, les avocats... les gueux mêmes et les voleurs... sont des entrepreneurs”... parce que tous vivent dans l’incertain et qu’il leur faut se proportionner à leurs chalands (p. 148).

Ce qui nous conduira à quelques très belles définitions telles que celle-ci : “l’entrepreneur est un homme de l’occasion, qui examine, pèse, essaie ses jugements dans l’activité qui le définit : la conduite de son entreprise’ (p. 149).

Ce regard sur une histoire somme toute proche n’est-il pas de nature à nous faire remettre en question les clichés managériaux et tayloro-fayoliens sur lesquels se fondent encore aujourd’hui la conception courante de l’entreprise, de sa gestion, de ses opérations... et des recherches sur ses opérations (la R.O. !) ? Mille détails viennent à l’esprit en avançant cette lecture, qui conduisent à présumer la fécondité, pour l’intelligence de l’entreprise d’aujourd’hui, de cette restitution de l’image de l’entrepreneur d’hier, image qui imbibe nos cultures souvent à notre insu.

Sans doute voudra-t-on aujourd’hui élargir le champ d’investigation de la genèse de cette aventure qu’est le processus Entreprise qui se poursuit de nos jours : le récit ne considère que l’entreprise européenne des XVIIe-XVIIIe siècles en une période qui n’aborde alors que peu la différenciation de l’entreprise et du métier, et corrélativement ce  que sera le développement proprement organisationnel des entreprises se diversifiant en mutuelles, coopératives, filiales, groupes, multinationales, au fil des XIXe-XX° siècle pendant que réapparaissait l’entrepreneur militant social. H Vérin ici ne pouvait tout embrasser en un seul volume. Mais s’engageant dans cette recherche transdisciplinaire, elle nous montre combien l’exercice requiert une ascèse intellectuelle, celle de ‘la raison ouverte’ dira Edgar Morin, exercice ‘d’épistémologie critique’ à laquelle peu de spécialistes experts exigeant dans le respect des formalismes méthodologiques de leur discipline ou leur sous discipline, osent s’exercer. Il fallait oser ‘problématiser’, en retenant ‘les mots qui conviennent’, les langages que l’on entrelaçait de l’histoire et de la sociologie, de la philosophie et des sciences du génie (celles que développaient et développent encore les ‘métiers’). Elle a su le faire avec une aisance de style qui fait de la lecture un exercice éclairant°. A pratiquer la prose du XVIIIe siècle ... on prend de bonnes habitudes !

Témoignage qui aujourd’hui importe alors que les sciences de gestion tendent à s’enfermer dans les codes sémantiques uniformisant du ‘contrôle de gestion’.

Note de lecture de Jean-Louis Le Moigne, publiée initialement dans la LETTRE AFCET INTERFACES n° l, nov.1982, p 36.  

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[II] Note de lecture de J-P Dollé

« Comment oser faire et refaire ce que Dieu a fait ».

 

 Cette généalogie de l'entreprise retracée par Hélène Vérin (Entrepreneurs, entreprise, histoire d'une idée, PUF) fera date car elle bouleverse l'image habituelle que nous pouvions nous en faire. Le titre à lui seul est significatif de la perspective retenue. L'entreprise est une idée, ou plus exactement elle est le signe et la conséquence d'un remaniement fondamental de la manière d'être au monde et de la capacité pour l'homme d'agir sur le monde. Cette mutation psychique tourne autour de la maîtrise du hasard.

ENTREPRENDRE c'est se confronter à l'incertain, c'est-à-dire remettre en question les certitudes et les cadres de l'organisation sociale. Hélène Vérin raconte l'histoire de ce qui nous paraît le donné immédiat de l'économie et qui est en réalité le fruit de la longue émergence de cette catégorie mentale. L'entreprise est à la fois l'agent et l'enjeu de cette formidable remise en perspective de la réalité féodale fondée sur la confiance et la fidélité.

D'abord le mot et ce qu'il mobilise comme représentations et comportements. Faire l'histoire de l'entreprise et de l'entrepreneur c'est, pour. H. Vérin, considérer ces mots comme des rapports, des signes au sens linguistique et découvrir les relations qui se mettent en place entre les signifiants et les signifiés. Ce jeu de va-et-vient entre le mot et la chose installe à la fois l'espace d'une nouvelle activité, la représentation que l'on s'en fait et en conséquence la conception de l'ordre social qui se trouve subvertie par cette nouvelle constellation de pratiques et de sens.

La matrice des différents niveaux de signification est l'idée de stratégie. Entreprendre c'est prendre-entre, ce qui implique l'idée de ruse, de stratagème. Ce sens militaire se retrouve dans l'acception juridique : on parle du « délit d'entreprise » qui est la remise en question de la hiérarchie des droits et des devoirs. Enfin le sens économique émerge : réaliser une production ou une affaire sur la base d'un contrat préalable entre l'entrepreneur et le client, ce qui casse précisément la hiérarchie des métiers et qui fait de l'entrepreneur l'agent de la destruction de l'ordre ancien. Qui aurait dit que l'entreprise est en son fondement la subversion de l'ordre établi ? Nos entrepreneurs capitalistes se souviennent-ils de leur origine révolutionnaire ?

Dans tous les cas, l'entreprise est l'apparition d'une conduite non plus inscrite dans le toujours-déjà-là d'un monde immuable, parce que gorgé de finalité, mais ouverte aux aventures d'un projet individuel inventant son sens au cœur même de son accomplissement. En ce sens, l'entreprise est par définition machiavélique, c'est-à-dire agencement de moyens au service d'une fin.

Il n'est pas étonnant que les anciens ordres, en particulier l'Église, combattent avec la dernière énergie ce qui nie aussi radicalement la transcendance. Avant même que le mode de production capitaliste ne découvre le caractère thaumaturgique du capital — pour reprendre la fameuse expression de Marx —, les prédicateurs se déchaînent contre l'équivalent général, l’argent, qui fait et refait ce que Dieu a fait.

L'émergence de l'économie au sens moderne du terme suppose et à la fois déploie une nouvelle subjectivité qui s'éprouve elle-même comme calcul, capacité d'agir en rationalisant ses buts et les risques encourus pour y parvenir. C'est le sujet du cogito qui prend le monde comme champ de sa maîtrise et de sa propre réalisation.

Bien entendu, cette longue montée vers l'apparition d'un nouvel ordre social n'est pas linéaire car elle met en rivalité les acteurs concrets d'une formation sociale, les luttes qu'ils mènent pour conserver le pouvoir ou s'en emparer, les représentations qu'ils se font d'eux-mêmes et de leurs protagonistes. Au bout du compte, l'entreprise c'est la constitution en objet de connaissance rationnelle de l'espace, du temps, des choses, des hommes, en vue d'un profit. C'est la production, c'est-à-dire, au sens fort du mot, la mise au jour de quelque chose là où il n’y avait rien. De cette autoactivité  du sujet qui s'y fait cause de lui-même, nous sommes tous comptables aujourd'hui.

Le grand mérite du livre d'Hélène Vérin c'est de montrer que le « naturel » de l'économie est en fait la conséquence de la problématisation de l'existence humaine, et par conséquent de l'invention de l’action. S'interroger sur l'entreprise, c'est aussi s'interroger sur l'entreprise de la pensée, c'est-à-dire sur ce qui rend l'occasion de sa survenue incertaine et constitue sa consistance comme invention, continuée. Puissent les économistes, les entrepreneurs, les hommes politiques toujours s'en souvenir ! 

Note de lecture de l’ouvrage rédigée par le philosophe Jean Paul Dollé  ( 2011) et publiée dans Le Monde (20 avril 1982, p 31 rubrique ‘ESSAIS).