ENTRE GEOMETRIE ET ARCHITECTURE

Note de lecture par VITALIS Louis

Ndlr. Une précédente note de lecture de cet ouvrage de Philippe Boudon soulignait, entre autres aspects, son caractère "remarquablement transdisciplinaire".  Elle ne soulignait pas assez le caractère méthodologique implicite de la transdisciplinarité ainsi entendue : Entre le « focus on processes » de la modélisation systémique, conjonctive, fonctionnelle, se formant par raisonnements heuristiques et le « Focus on objects » de la modélisation analytique, disjonctive, formelle, se formant par raisonnements algorithmiques il apparait que « La modélisation n’est ni plus ni moins logique que le raisonnement » (H Simon 1967, 1989). La Voie s’ouvre alors aux explorations dialogiques responsabilisant ‘l’observateur-descripteur-concepteur’ assumant les enjeux du projet :  Etienne GHYS Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences ne le suggérait-il en concluant : « La modélisation mathématique est tout un art » (in Le Monde, 13 05 2020). L’architecture more geometrico ? L’un des intérêts particuliers de ce livre est peut-être d’aborder de front le thème de la relation entre art et science, non pas sur le mode d’une spéculation généraliste, mais à partir de deux cas particuliers. En cela Philippe Boudon poursuit un travail d’architecturologie comme possibilité d’une science de la conception architecturale, d’une recherche scientifique portant sur les activités cognitives créatives.             Par une série d’exercices de pensée, l’auteur questionne nombres d’évidences relatives à la relation entre géométrie et architecture. Toutes deux ayant pour objet l’espace, le malentendu était possible. Pour s’en dégager il est d’abord question d’éviter deux obstacles quant à ce qui est entendu par « géométrie » dans le champ de l’architecture : —celui d’une géométrie facile, intuitive qui n’est pas conforme à l’esprit des mathématiques et ne porte de géométrie que le nom donné généralement par des architectes. —celui d’une géométrie mathématique rigoureuse qui s’applique à l’architecture de manière arbitraire, sans regard pour sa spécificité, sans pertinence pour sa pratique             C’est donc avant tout un travail de distinction qui est opéré. Il s’appuie sur une connaissance respective des disciplines pour reconnaître ce qui les sépare. Ce n’est que parce que l’architecte comprend mieux ce qui le sépare de la géométrie et le géomètre ce qui l’éloigne de l’architecture, qu’un croisement peut être envisagé. La reconnaissance d’un non-savoir est un préalable à l’échange.             La troisième voie alors esquissée par Philippe Boudon est celle d’une « géométrie architecturale » qui réhabilite la notion de figure pour faire droit à des questions sémiologiques et sémiotiques qui intéressent l’architecture. Et pour être authentiquement géométrique, elle se réfléchit more geometrico, s’autorisant de Spinoza, pour reprendre à la géométrie mathématique, sa manière de procéder, de démontrer, de se formaliser. Elle en retient donc l’esprit plus que le contenu géométrique. À la manière des géométries non euclidiennes, elle se construit en modifiant les postulats.             Pour ce faire, la notion de « construction » est ainsi réactivée en un sens particulier, et de première importance pour les épistémologies constructivistes. Il ne s’agit pas de la construction au sens du maçon (art de bâtir pour lequel les démonstrations importent peu), ni non plus au sens des mathématiques analytiques pour lesquelles la construction est affaire de démonstration, de présentation axiomatisée (et les figures sont inutiles). Sans être pour autant matérielle, cette construction de l’esprit reprend l’idée d’une production : elle est à entendre au sens d’un art mathématique non scientifique, d’une imagination synthétique (et les figures sont conçues comme des outils, des aides). Philippe Boudon nomme aussi cet art mathématique, une architecture secrète de la géométrie.             Cette construction renvoie in fine au concept de compas et à sa double fonction de compter les pas et de dessiner des arcs de cercle. Le compas est au niveau de l’outil/instrument ce qu’est l’échelle au niveau cognitif, soit une dialectique entre le réel à connaître et le projet à concevoir : prendre, tout en donnant des mesures. Car pour concevoir un projet il faut bien connaître l’environnement dans lequel il s’insère. Si le réel est inépuisable, vouloir tout savoir de lui avant de concevoir retarderait indéfiniment le projet. Pas d’analyse sans intention de synthèse.         Au plan épistémologique deux points méritent notre attention :             1—De la géométrie à l’architecture, il apparaît que la part d’intuition, d’hésitation et d’incohérence des processus de conception n’est pas le signe d’une fatale incompatibilité avec toute approche scientifique. Il est possible de construire cette complexité en procédant à un effort de définition et de distinction, en amendant progressivement les définitions, et en faisant reposer les démonstrations sur des postulats révisables.             2—De l’architecture à la géométrie,, la notion de conception révèle un impensé. Les figures avant qu’elles puissent De l’architecture à la géométrie fournir des aides à la démonstration ont dû être conçues. Or la pratique de la géométrie semble ne pouvoir se passer de ces élaborations de figures bien qu’elle néglige ces processus diachroniques pour considérer avant tout l’état synchronique des figures, voire se passer de figures pour ne garder que les énoncés axiomatisés. Reléguée à un art de la préparation (selon Proclus et Leibniz) ses constructions échappent à la science, tout en lui portant secours. Or, que les sciences de l’ingenium puissent venir en aide à la géométrie est un renversement des hiérarchies épistémologiques classiques qui placent plus volontiers les mathématiques en position de bases supposées plus fondamentales (outil pour la physique, la chimie, etc.).             L’architecturologie more mathematico ? Ce livre n’est pas toutefois sans paradoxe, ce qui donnera au lecteur de quoi exercer sa pensée complexe. L’un d’eux se situe dans sa forme : il ne procède pas d’un plan fortement hiérarchisé, la logique du raisonnement reste littéraire et le recourt à l’intuition pour convaincre le lecteur y est plus présent que les démonstrations formelles. Cela nous donne l’occasion d’un questionnement ; pourquoi malgré le recours à la manière mathématique, ne pas procéder à un traitement axiomatique de l’architecturologie ? Certes, ce n’était peut-être pas l’objet de ce livre, mais cette question qu’il fait naître dépasse aussi le champ spécifique de l’architecture, et pourrait intéresser d’autres sciences nouvelles qui s’élaborent dans un rapport à la fois de distinction et d’emprunt à des sciences plus anciennes parfois perçues comme plus rigoureuses.             Si ce livre permet d’envisager un art mathématique, non-scientifique, qui doit se penser en dehors d’une mathématique analytique ; il reste ouvert de savoir comment traiter de cet art dans l’ordre d’une étude scientifique. Cette étude ne ressortirait-elle pas alors aux sciences de la conception ? Ici, l’écueil serait de laisser penser[1] que cette architecture secrète de la géométrie 1) justifie la mise à l’écart de toute approche scientifique de la conception architecturale (parce qu’ayant recours à une géométrie elle-même déjà non scientifique), ou au contraire 2) qu’elle confonde les objets conçus, autorisant l’assimilation de l’architecture aux mathématiques. Or s’il y a conception en architecture comme en mathématiques, il n’y a pas conception de la même chose. Si les constructions que sont les figures sont produites d’une imagination synthétique, en architecture comme en géométrie, l’une prépare une synthèse réelle (la construction du maçon), l’autre une analyse cognitive (la démonstration et sa construction axiomatique).             Pour savoir en quoi ces deux processus de conception se rapprochent ou se distinguent, il est nécessaire de recourir aux sciences de la conception (et possiblement à l’architecturologie).             Dans sa note, Jean-Louis Le Moigne souligne avec raison l’importance des phénomènes d’hybridation opérant au niveau de l’architecture[2]. Mais, passant du donné au construit, soit au méta-niveau de l’architecturologie, quelques précautions peuvent importer avant l’hybridation : les sciences de la conception ont beau s’attacher à l’art, à la synthèse, elles n’ont rien à perdre en s’y essayant avec les moyens de la science et de l’analyse. L’architecturologie en s’axiomatisant, ne sera que plus assurée, plus claire, plus fine. Et cela ne revient aucunement à nier un art mathématique, car l’axiomatisation sera construite, synthétisée (et amendée certainement) : s’il y a conception en science, il y a conception en sciences de la conception, certes, mais cela ne nous autorise aucunement à les confondre toutes avec la conception architecturale.             S’il est possible de regretter que ce livre n’ait pas été écrit more geometrico, c’est en un sens que le livre lui-même contribue à nous faire comprendre. C’est pourquoi nos quelques commentaires sont d’abord des marques de reconnaissance. Empruntons alors Alexius Meinong, la formule more mathematico[3] pour désigner ce reste à construire et appeler un travail futur.             Puisqu’enfin tout système évolue dans un environnement, lorsque naît l’espoir de la publication prochaine d’un traité analytique more mathematico, il faut se demander si son absence n’est pas à reprocher aux lecteurs. Car entre un livre épais et conceptuellement technique et un livre court et intuitif, le choix d’un éditeur dit beaucoup du milieu auquel il s’adresse.
[1] Philippe Boudon ne le dit pas, mais ne le démentant pas explicitement non plus ; l’interprétation d’un lecteur tiers est donc ici nécessaire. [2] Jean-Louis Le Moigne, Note de lecture - Entre Architecture et géométrie (Ph. Boudon). [3] Alexius Meinong, Théorie de l’objet et présentation personnelle, trad. fr. Jean-François Courtine et trad. fr. Marc de Launay, Paris, Vrin, 1999, p.•94'97.