ENTRE GEOMETRIE ET ARCHITECTURE

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Entre l’architecte et le géomètre  quel tiers trouvera-t-on ? Entre l’expérience qui transforme sans cesse la culture de ce praticien réfléchissant qu’est l’architecte (lequel, tel l’Eupalinos de P Valéry, ‘transforme une carrière et une  forêt en édifices magnifiques ) et la sagesse Euclidienne du géomètre qui réduit sa connaissance des formes et de leurs mesures  que recensent ses formalismes axiomatisés mais  ‘applicables’, quels liens trouvera-t-on ? L’architecte est certes en droit de  considérer sa discipline comme une science autonome, puisqu’elle engendre et transforme des connaissances contextualisables tenues pour intelligibles et exposées par des traités qui depuis les 10 tomes du "De architectura" de Vitruve, publié  dans les années 30-20 avant J-C, font autorité.  Pourtant depuis que les programmes informatiques puissants  peuvent mettre  en forme automatiquement computables (algorithmique), les procédures (les syntaxes) de conceptions (designing and forming) rapidement simulables, les tentations du ‘more geometrico’ (à la manière des géomètres) deviennent de plus en plus séduisantes. Comment ne pas être séduit par les ‘Drawings’ permis par de tels programmes que l’on qualifiait initialement de géométrie  descriptive (puis 'projective') . En épistémologue et en historien, Philippe Boudon va alors nous inviter à une riche exploration de cette longue aventure des rapports de la géométrie et de l’humaine connaissance que symbolise l’œuvre majeure de Spinoza  Ethica More Geometrico Demonstrata, « Éthique démontrée suivant l'ordre des géomètres » qui fascine désormais toutes les sciences en quête de respectabilité : se reconnaitre et se vouloir ‘more geometrico’,  n’est-ce pas une garantie de légitimité éthique ? Ses travaux fondateurs de l’architecturologie  régénérant l’attention épistémique  aux processus cognitifs de conception (quasi parallèle à ceux de H Simon, 1969) l’avait conduit à différencier sans les disjoindre « l’espace de processus » et « l’espace d’état » que j’aime illustrer par la formule de Francis Bacon : ‘C’est par une même opération de l’esprit que l’on invente et que l’on juge‘ Distinction qui n’implique pas la confusion mais qui légitime l’attitude du praticien qui cherche à ‘concevoir intentionnellement ce qui n’existe pas encore’  et qui sera aussi capable s'il le souhaite de l’évaluer (le juger) sous tous les aspects fonctionnels (plus encore que formels qu’il pourra considérer. Philippe Boudon les qualifiera d’ « échelles » sans se laisser confiner à l’unique échelle que connaissait le géomètre, cette de ‘l’homothétie numérique’ : « Ce qui est  vrai de ’a’ ne l’est pas de ‘n.a’ » rappelait P Valéry. Peut-être faut -il souligner ici l’importance et fécondité de ce concept d’échelles dès lors qu’on l’entend au pluriel : Le processus de conception est non seulement multi-échelles, mais ces échelles s’autonomisent en se formant révélant les multiples facettes que percevra le passant ou le résident,  sans que ceux-ci ne puissent ni ne veuillent les mesurer, ne sachant  pas toujours les identifier. (Je veux souligner ici l’intérêt et l’importance épistémologique ouvrante du volume que Ph Boudon publiait en 2002 sous le titre « Echelle(s)L’architecturologie comme travail d’épistémologue». Cette complexité, celle d’une saveur ou d’une harmonie musicale, doit-elle a priori être réduite au monocritère d’une mesure numérique ?  C’est ici que l’expérience de l’architecte ne se laisse pas réduire à celle du géomètre, sans qu’il lui faille l’ignorer. Je m’autorise à citer ici  un extrait du commentaire argumenté qu’en proposait G Engrand le préfacier de « Echelle(s) » : « …  Mais l’invention, d’un concept même remarquablement rusé, ne saurait à elle seule régler tous les problèmes. Cela reviendrait à une conception magique et manichéenne de « la rupture épistémologique » qui, reconnaissons-le, à l’époque, contaminait pas mal de chercheurs et philosophes. Au contraire, créant un point de vue nouveau, le concept fait problème. Il fait apparaître des problèmes non soupçonnés, oblige à d’autres questionnements engageant dans une escalade théorique de plus en plus exigeante, mais il propose des opérations et des catégories pour affronter et formaliser ces problèmes, Là où d’aucuns penseraient trouver des réponses dans des définitions stables et immuables permettant la gestion tranquille d’une paroisse du savoir, on découvre la nécessité de sans cesse réévaluer concepts et méthodes et d’entretenir à grands frais intellectuels la cohérence scientifique de l’édifice. Et c’est dans cette lente et patiente besogne de solidarisation d’une théorie, par sa permanente ré interrogation, que l’architecturologie nous apparaît exemplaire. Et dans son souci constant de respecter les quatre impératifs catégoriques de la posture scientifique. … » L’image gentiment moqueuse de la gestion tranquille d’une paroisse du savoir me conduit à l’image de la vicariance que reprend Ph Boudon en intitulant son dernier chapitre « Hybridité, Vicariance » (au sens qu’ Alain Berthoz donne à son livre ‘La Vicariance’ , 2013) : «  Le personnage du vicaire me parait caractérisé par son hybridité - il est, et en même temps n’est pas,  le curé - hybridité qui peut être  consubstantielle à la vicariance. Une géométrie architecturale serait hybride à plus d’un titre ».  La vicariance n’est-t-elle pas ‘la possibilité de remplacer une fonction par une autre ou de déléguer une fonction ou une action à un avatar virtuel’, … ‘stratégie essentielle qui permet à notre cerveau d’appréhender le monde extérieur et de nous y adapter en permanence’ selon A Berthoz . Ici, ‘ouverture d’une mesure  syntaxique à quelques sémantiques’, exercice cognitif que l’on pourra désormais développer en déployant plus largement dans nos cultures le champ épistémologique désormais ouvert par les  sciences  de la cognition, la plus nouvelles des sciences de l’artificiel, sciences de conception. Au terme de son exploration remarquablement transdisciplinaire (de Brunelleschi à Le Corbusier, de R. Descartes à B. Mandelbrot, de  L Wittgenstein à G Granger),  Philipe Boudon va conclure sur une image insolite qui me parait fort bienvenue pour mettre en valeur pragmatiquement la symbiose de l’architecte concepteur intentionnel et du géomètre analyste programmeur rigoureux. Et pour l’enrichissement de nos capacités à l’exercice de la critique épistémologique interne sans cesse tiraillées entre épistémologie formelle et épistémologie empirique[i], sachons tirer parti de l’expérience réfléchie que nous offre l’architecturologie : plutôt que d’ajouter un tiers,  elle nous invite  ‘hybrider’ les critiques de l’épistémologie formelle pour ouvrir l’accès  aux ressources poïétiques que peuvent activer les critiques de l’épistémologie empirique, celle de l’expérience du sujet qu’il transforme alors en science avec conscience . Note de JL Le Moigne,  22 07 19  

[i]  « Epistemology : Formal  and  Empirical » par H A Simon in ‘ACTING AND REFLECTING, the interdisciplinary Turn in Philosophy , ed  W Sieg, ,Kluwer Academic Publishers, 1990, p 127 +.