EDGAR MORIN. INTRODUCCION AL PENSAMIENTO COMPLEJO

Note de lecture par MALAINA Alvaro

            Le livre de Ciurana est structuré en cinq Complexus, portant sur la physis, l’homo complex et l’hypercomplexité, la société, l’anthropolitique et la méthode complexe. Son travail suppose une complète introduction à la pensée d’Edgar Morin. Mais c’est une introduction qui ne tombe pas dans le piège où tombent souvent les introductions à Morin: le piège inconscient de renoncer à la pensée complexe, tout en se référant à la pensée complexe. Cela veut dire que tout chercheur qui veut étudier la pensée complexe doit se poser la question suivante avant d’initier son travail: vais-je le faire à partir d’une pensée complexe ou à partir d’une pensée simplifiée? Ce qui veut dire: vais-je trahir la complexité tout en l’exaltant ou vais-je me maintenir cohérent et fidèle avec elle? De nombreux travaux portant sur la pensée morinienne ont opté pour le choix de la “trahison” inconsciente, en s’édifiant comme des structures linéaires et prévisibles, en transformant la pensée ouverte de Morin en un système clos qui est exposé et explicité, à la façon d’une autopsie, comme s’il agissait d’une chaire morte. C’est ainsi que la complexité, le vivant, se perdent. Un livre morinien déterministe et prévisible est un livre anti-morinien. Ciurana tente ici de parler de Morin tout en parlant de Ciurana. Des idées de Ciurana coulent dans l’ensemble d’idées de Morin. Cela est cohérent avec la complexité : tout système complexe, comme le système complexe des idées moriniennes, inclut la subjectivité de son observateur/concepteur. Ciurana confronte également Morin à d’autres auteurs: à Prigogine, à Thom, à Atlan, aussi à Arthur Koestler. Luhmann disait: “seulement la complexité peut réduire la complexité”. Conclusion paradoxale: seulement en agrégant complexité à la complexité on obtiendra une démarche pleinement scientifique, en accord avec le “paradigme” dominant, voire scientiste, voire réducteur. Or, on aurait aimé que Ciurana, persiste davantage dans sa démarche de pousser Morin en avant, vers une complexité de la complexité.

La pensée de Morin constitue une “boite d’outils”. C’est un des premiers à avoir transformé les sciences de la complexité en paradigme de la complexité dans les années 70. Jean-Louis Le Moigne le cite comme l’un des pionniers, avec Jean Piaget et Herbert A. Simon. Or, la faute de la plupart des auteurs qui se réclament “moriniens” est de négliger cette condition d’Esprit de la Vallée de l’oeuvre morinienne. Le grand mérite de Morin est précisément de constituer, non pas un point d’arrivée pour la pensée, mais un point de départ. Morin n’a cessé le long de sa carrière de nous inviter au voyage, au trip sauvage capable de détourner notre cadre conceptuel préétabli (il faut lire son Journal de Californie pour comprendre son rejet de toute totalité systématique). On oublie souvent cette caractéristique fondamentale de son oeuvre. La méthode est un méta-chemin, c’est l’esquisse de “la carte de toutes les cartes” (Jesús Ibáñez). Ce n’est pas un territoire. Morin c’est le batelier qui nous conduit à l’île des géants (Gödel, Heisenberg, Spencer-Brown, von Foerster, Prigogine, Atlan, etc.) où se cultive la plante de la pensée complexe. Morin c’est aussi le nain qui grimpe sur les épaules des géants: en voyant encore plus loin qu’eux? A nous maintenant de grimper sur les épaules du néant Morin. Arrivera-t-on à voir encore plus loin? Une cascade d’ensembles transfinis cantoriens semble s’insinuer si on étend ce modèle dans le temps: serait-elle la mission de la pensée complexe de promouvoir et potentier sans cesse l’auto-reflexivité permanente de la science dite “normale”, au sens kuhnien? Aleph sub zéro, aleph sub un, aleph sur deux, etc., des nains qui grimpent sur des géants. Le système noologique propre à la complexité ne saurait jamais se clore. Ciurana cherche à bâtir un système non clos, même si nous lecteurs, nous ressentons parfois la tentation d’ouvrir davantage le système morinien, en le faisant interactionner avec d’autres systèmes théoriques comme ceux de Niklas Luhmann, Jean-Pierre Dupuy ou Anthony Wilden. Le sociologue Jesús Ibáñez, sorte de « Morin espagnol » subversif, disait d’une façon provocante qu’un intellectuel ne peut être fidèle à un intellectuel qu’en le « détruisant ». Cette « destruction » ne serait pas négative, mais positive et finalement constructive. La « destruction » du discours de Morin pourrait ainsi nous permettre de réélaborer un nouvel discours tout en l’incorporant, mais en tant que système ouvert qui devient système néguentropique précisément grâce à sa confrontation à ce qui n’est pas lui. Le principe de « complexité par le bruit » d’Atlan ne serait pas loin non plus de cette conception : le bruit est injecté dans le système, ombre de sens qui nie l’information, il est porteur de nouveau sens en tant que négation de la négation. Il faut créer toujours des tensions dans tout système, afin que sa complexité, sa variété, puissent croître. Cela devient clair, mais, bien entendu, celui-ci n’est pas le seul chemin possible pour boire de la source morinienne… Ciurana utilise toujours Morin comme plateforme pour se projeter vers les horizons où la science est mise en question par elle-même. Car Morin est d’une certaine façon cet horizon. Morin est très peu Morin (même si son style est très personnel), très peu subjectif, très oriental dans le sens de réducteur de son propre ego. En tournant l’argument d’Ibáñez dans le sens contraire, on constate que, pour le cas de Morin, on n’a pas besoin d’opérer cette destruction créatrice, au moins à un niveau général. Le texte de Morin est (hyper)complexe, vise le tout même s’il nie ce tout, c’est la « carte de toutes les cartes », « tout est là », comme disait Ibáñez lui-même. C’est ce que Ciurana pensait lors de la rédaction de son ouvrage, avec bon critère. Or, paraléllement, il faut noter qu’afin d’avancer dans une science complexe, il serait toujours intéressant de « complexifier » le système noologique morinien en lui injectant les idées de penseurs consanguins, tels que Luhmann, Wilden, Barel ou Dupuy. Quel nouvel équilibre sortirait de cette expérience ? Ciurana a produit un bon livre sur Morin, car il ne contribue pas à sa redondance. Il le savait bien. Ceci étant dit, on doit ajouter que la tentative d’un méta-système qui intègre Morin et d’autres théoriciens de la complexité, comme celui qu’on a énoncé antérieurement, s’avère comme un enjeu majeur qui supposerait le « test » définitif pour la consécration scientifique morinienne, consécration bien méritée et nécessaire, car on est en train de parler d’un des pionniers de la complexité théorique et spéculative (bien qu’aujourd’hui elle semble déplacée par une complexité algorithmique, computationnelle, qui souvent fonctionne sous le signe du paradigme précédant).

La complexité n’est pas le mot-solution, mais le mot-problème, répète souvent Morin. Sans Morin on serait perdu dans un univers noologique sans ponts, sans “reliances”. On ne saurait pas parcourir un espace topologique catastrophique, discontinu en diable. Morin nous fournit le fil d’Ariane; à nous de nous en servir. Ciurana nous ouvre à Morin qui nous ouvre à la galaxie complexité. Von Foerster savait bien que toute observation inclut un “point aveugle” (blind spot) que l’observateur ne peut pas observer et qui sert à clore son système par le tracé de sa frontière constitutive. Le regard sans frontières de Dieu serait le regard anti-systémique par excellence. Le regard systémique est un regard médiatisé par la présence d’une frontière: il est donc limité. Ciurana le sait bien. L’observation de l’observation de Ciurana aboutit à la conscience de la frontière, nucléus central de toute l’ontologie complexe. Les livres consacrés à la pensée de Morin ne nous fournissent pas en général cette conscience de la frontière. Tout en restant finalement cohérents, on constate que cette même observation de l’observation de Ciurana de l’observation de Morin, le lieu de notre point de vue, renforce davantage l’espace de cécité. Cette note de lecture doit être mise entre parenthèses, contingente, elle devient relative à celui qui l’a écrite. Tout en éclairant cet aspect là, on doit aussi féliciter Ciurana de nous avoir permis d’atteindre les réflexions précédentes: ce n’est pas toujours le cas, comme je l’ai déjà remarqué. On assiste en définitive à une cohérence pleine de la complexité, mais ne mettrait-elle pas aussi en péril la propre complexité en visant une unité conceptuelle pleine?  Le paradigme de la complexité ne peut se passer du paradigme de la simplification, dit Morin. C’est là qu’une ouverture ultérieure serait exigée, extrinsèque au méta-système Ciurana transcendant le système Morin. L’approche dite des systèmes complexes (agent-based modelling) s’insinue à partir de ce moment comme horizon de la recherche en complexité dite “restreinte”. La complexité ne cesse de suivre la devise luhmanienne: elle ne cesse de se complexifier. C’est un puzzle sans dernière fiche. La science c’est aussi la “lutte de classes”, par d’autres moyens. Or, le paradigme complexe a besoin de mobiliser tous ses ressources pour chercher à vaincre. Il ne peut pas se réduire à constituer une “culture logico-philosophique”, très proche, d’autre part, à la dialectique, qu’on connaît depuis Héraclite. Elle a besoin d’outils modélisateurs que les mathématiques et les sciences de la computation lui pourraient fournir. Mais elle doit garder un esprit critique à son égard et ne doit pas non plus tomber dans un piège possible: les mathématiques et les sciences de la computation camouflent souvent le vieux paradigme, qui se cramponne aux esprits. La tâche est donc difficile, improbable mais non pas impossible. La pensée complexe surmonte l’espace topologique catastrophique car elle siège au niveau des seuils, des frontières, des passages, des ponts. En raison des menaces et des incertitudes permanentes, on est toujours tentés de clore le système. Ciurana ne l’a pas fait et ce n’était pas celle-ci l’intention de Morin lorsqu’il écrit La Méthode. Une fenêtre doit rester toujours ouverte en complexité. Au cas contraire, si l’espace est clos, on est toujours sous le domaine du paradigme simplifié.