ecologie liens
Note de lecture par POISSON SALOMON Anne Sylvie
NDLR. Nous remercions chaleureusement les éditions L’Harmattan et Madame Anne Sylvie POISSON SALOMON et qui nous autorisent à reprendre dans le Cahier des Lectures MCX, le texte de la Préface qu’elle a rédigée pour la troisième édition revue et corrigée de ce riche ouvrage du Docteur Jacques MIERMONT.
Comment aborder cet ouvrage, près de vingt après sa publication originelle ? Son auteur m’ayant pressentie pour écrire une nouvelle préface, la rédaction de celle-ci, tant dans ses développements conceptuels que méthodologiques, porte l’empreinte du travail du séminaire du CERF (Centre d’Études et de Recherche sur la Famille). Au cours de ces années, les approches théoriques en psychiatrie, en psychopathologie, et les pratiques thérapeutiques ont considérablement évolué ; avec, en toile de fond, les découvertes incessantes des neurosciences et le développement des sciences humaines en général. L’Écologie des liens est le premier volet d’un triptyque complété par L’Homme Autonome (1995) et Psychose et thérapies familiales (1997). Dans ce premier tableau, Jacques Miermont, psychiatre pionnier des thérapies familiales dans le contexte de psychoses traitées en institutions (hospitalière et ambulatoire), développe une approche novatrice de la notion de lien. Il construit un maillage complexe à partir de nombreux domaines épistémologiques faisant généralement l’objet de pensées et écoles disjointes, voire s’excluant mutuellement. Il développe une alternative au modèle biopsychosocial, largement exploité dans les efforts de compréhension des pathologies mentales graves, telles les psychoses. Au terme d’une longue pratique psychiatrique, marquée tout à la fois par les méthodes psychanalytiques et systémiques, mais aussi enrichie d’une ouverture passionnée aux problèmes posés par la complexité, l’auteur revisite dans une perspective phylogénétique, ontogénétique et culturo génétique le point de vue classique de la théorie des systèmes, en y articulant les apports de l’éthologie (fondements phylogénétiques de la ritualisation) et de l’anthropologie (différenciation des systèmes culturels). Il développe en particulier l’idée qu’il est possible de définir le lien dans une conception éco systémique, sous-tendue par une acception moniste du corps et de l’esprit. Tandis que la différenciation personnelle émerge des interactions familiales et sociales, le lien humain résulte d’un fonctionnement biologique qui se traduit par l’activation d’oscillateurs cérébraux, par la variation de flux d’hormones au niveau central et périphérique : il existe une interconnexion incessante entre l’activité somatique, neuronale et hormonale de l’organisme et les circuits de l’environnement. Le lien humain s’inscrit dans, et se définit par des unités interpersonnelles (couple, famille, groupes et communautés sociales) qui elles mêmes évoluent dans un contexte sociétal et géopolitique. Il s’agit alors véritablement d’une définition « éco-étho-anthropologique » : l’écologie des liens définit les rapports que l’homme entretient avec ses contextes de vie et de survie, c’est à dire son milieu interne (mental et somatique), son milieu externe (son habitat, ses lieux de vie, ses relations), et ce qui lui sert d’interface (ses comportements, ses modes de communication, ses dispositifs cognitifs, ses systèmes d’appartenance, etc.). Les individuations sont également reliées aux grands systèmes de pensée et de croyance. Considérer les liens humains dans une telle perspective permet à l’auteur d’étudier les conditions et les conséquences d’apparition des faits de communication et de cognition, leurs structures et leurs fonctions, leurs causalités et leurs finalités. Le contexte qui donne un sens et des perspectives aux liens humains se ramifie dans un écosystème au sein duquel Jacques Miermont met en scène trois opérateurs temporo-spatiaux. Son hypothèse est qu’ils opèrent conjointement, structurant et dynamisant les liens, dans de multiples dimensions, en s’inscrivant dans un processus évolutif. Il s’agit des rituels (formalisation des échanges), des mythes (cohésion par transmission d’information) et des épistémès (construction de connaissances, savoirs et savoir-faire). L’ensemble de ces opérateurs actifs dans un écosystème va permettre progressivement l’individuation et l’accès à l’autonomie. Par ses rituels qui produisent des signes, l’homme s’insère dans son milieu écologique et construit son appartenance sociale, tout d’abord par le passage primordial de l’attachement primaire, puis via la signalisation complexe des communications qui structurent les interactions et canalisent les échanges. Le rituel permet la modulation et la différenciation des émotions. Dans les comportements d’attachement, les incidences ontogénétiques (développement de l’individuation) sont complètement intriquées aux acquisitions phylogénétiques. Par la dimension mythique s’opèrent les transmissions phylogénétiques et transgénérationnelles des informations et des systèmes de croyance. Le mythe assure la cohésion et la régulation des groupes humains, la différenciation des unités familiales et sociales. Par les croyances qu’il génère, qu’il façonne et qu’il transforme, il responsabilise les personnes dans leurs systèmes d’appartenance, et donne une signification et une valeur à leurs conduites. L’épistémè, qui concerne l’appréhension objective des phénomènes, structure la connaissance et la reconnaissance, organise et modifie les systèmes de pensée en se confrontant à l’épreuve de l’expérience. Elle permet de maintenir le lien, tout en relativisant les certitudes mythiques et idéologiques. Des frontières fluctuantes et évolutives séparent ainsi mythes et épistémès. De nombreux thèmes sont développés dans ce livre, concernant en particulier les trois opérateurs précédemment cités. Certains mythes ancestraux sont revisités ; le retour réflexif aux fondamentaux de l’humanité convie au ressourcement pour le thérapeute. Cette articulation permet la découverte de chemins créatifs nouveaux, en élargissant les domaines de la représentation qu’un thérapeute peut avoir de la genèse de la souffrance d’un être humain dans les interactions dont il est partie prenante, interactions tissées dans un contexte écologique qui lui est propre. Par cette approche, les liens vitaux s’insèrent dans un écosystème dans lequel ils prennent sens : ainsi, le lien est-il « éco-étho-anthropologique ». D’une manière générale, par la mise en résonance et l’articulation féconde de nombreux champs, domaines et concepts, cet ouvrage nourrit la réflexion tant des cliniciens que des chercheurs et des étudiants de diverses disciplines. Il convie en effet à l’émergence d’un nouveau paradigme, définissant un continuum subtil entre les diverses manifestations psychopathologiques et l’état normal. Le clinicien trouvera dans cet ouvrage des pistes pour orchestrer les modèles de référence classiques qui peuvent lui sembler parfois contradictoires voire concurrents, en évitant que ces logiques en apparence incompatibles ne conduisent à un appauvrissement de la créativité thérapeutique. La circulation mentale entre les divers développements de ce paradigme incite le thérapeute non seulement à l’élaboration d’hypothèses fécondes sur la signification et la genèse du trouble de son patient dans son écosystème, mais aussi à la découverte de pistes inédites conduisant à sa libération et son autonomisation, au cas par cas. Car l’ensemble du livre questionne en définitive la subtile oscillation entre normal et pathologique, entre autonomie et hétéronomie. Les actions thérapeutiques peuvent remettre en jeu les trois fonctions opérantes et solliciter les différents registres accessibles du lien s’il y a lieu. Le processus d’observation est lui même un lien actif qui modifie plus ou moins profondément l’observateur et l’observé. La position écosystémique du thérapeute est paradoxale : l’intervenant génère une situation thérapeutique dans la mesure où il appartient au système qu’il observe et qu’il influence parce qu’il ne lui appartient pas. Jacques Miermont convie le lecteur à aborder des champs théoriques qui en apparence ne font pas partie des arcanes de la médecine, mais ont révolutionné la pensée épistémologique et scientifique du XXe siècle : la cybernétique, les théories des systèmes, des catastrophes, de l’auto-organisation etc. La mise en perspective et l'orchestration de ces différents angles d'approche et d'analyse, s'inscrivant dans l'approche épistémologique multifocale de la complexité, fait exploser les cadres conceptuels classiquement utilisés dans le domaine de la psychologie, mais aussi des sciences humaines, volontiers cloisonnées. Ce qui pourrait apparaitre comme une ahurissante transgression, comme par exemple l'application de la théorie des catastrophes à l'analyse des troubles psychotiques, conduit ici à l'émergence d'une œuvre magistrale et puissamment originale. Tout au long de la lecture de cet ouvrage, le lecteur est sans arrêt sollicité et remis en cause dans son appréhension du monde ; il sent émerger des univers infiniment subtils qui font partie de lui même et dont il ignorait l'existence ; il devient capable de mieux appréhender les fondements mêmes de son identité, et les racines complexes de son autonomie, ce qui permet d'aller se confronter à celles d'autrui, en un mot, nourrir et conforter la créativité thérapeutique. À l’aube d’un siècle où la sémiologie devient standardisée dans une démarche diagnostique parsemée d’instruments parfois simplificateurs et peu compatibles entre eux, cette réflexion permet de poser les prémisses d’une nouvelle sémiotique à même d’enrichir voire de transformer à terme la pratique psychiatrique et psychothérapeutique. Elle ouvre en effet des voies de compréhension et de soulagement des symptômes et de la souffrance souvent corrélés à des dislocations des liens, par la création de contextes restaurant le respect des personnes, de leurs projets de vie, en un mot, de leur humanité. Anne Sylvie POISSON SALOMON, mars 2012