Desseins

Note de lecture par DIEBOLT Serge

Comme aimait le rappeler J.L. Le Moigne, le Disegno, le dessin à dessein, est l’art de représenter le projet par et au-delà l’objet. Telle une transcendance graphique, l’idée émerge de la forme.

On pense à Léonard de Vinci représentant la perfection de la Nature pour mieux transcender sa conception idéalisée de l’Homme et de ses artefacts techniques. Par la volonté de l’artiste le dessin représente « pour dire, c’est-à-dire pour faire » (G. Vico). Science et beauté s’entremêlent dans une quête mutuelle du réel, le vrai ne pouvant être que beau et réciproquement (cf. Leonard ou les sciences de la peinture, A. Chastel 2004, note JLM).

Mais on peut également relier le Disegno à la peinture de la Renaissance italienne, et ses innombrables messages cachés par-delà les canons académiques (Joselita CIARAVINO - Un art paradoxal : la notion de Disegno en Italie (15e-16e siècle) – L’Harmattan 2004 – note JLM).

Car l’art est avant tout un acte de communication multidimensionnel. Il y a la forme, ce que l’artiste représente, et il y a ce que le spectateur reçoit ; se transmet une émotion, mais aussi de manière subliminale un message. Et ces émotions et ces messages reçus et/ou perçus fluctuent avec le temps, au gré des époques, des modes, des attentes d’un public sans cesse renouvelé. Car l’on ne sait ce que l’on communique que si l’on connaît son auditoire. Le double bind (reliance réciproque selon Bateson) assure que le message tel qu’il est conçu par l’émetteur est reçu de manière adéquate par son destinataire. Mais quel espoir d’être compris peut avoir l’artiste vis-à-vis d’un spectateur qu’il ne connait pas, et qui souvent ne le connait pas non plus ? L’artiste est un lanceur de bouteilles à la mer.

Et quand le spectateur attrapera la bouteille en contemplant l’œuvre d’un œil inquisiteur, que va-t-il y trouver ? Quelles sensations émergeront dans son esprit, découvrira-t-il le sens suggéré ?

C’est à cet exercice heuristique que nous convie Philippe MAYAUX, mais à un méta niveau.

Le dessin c’est la forme. Philippe MAYAUX nous propose des dessins par formes figuratives suggestives, enchevêtrées, où prévaut le crayonné sur la couleur, qui souligne et met en valeur la forme plus qu’elle ne constitue la forme elle-même.

Ces dessins sont énigmatiques et nous interpellent, nous voilà face au défi d’entrevoir le dessein derrière le dessin (comme nous y invite le titre, dont le « e » de Dessein est placé en italique pour bien faire comprendre qu’il n’y a pas d’erreur typographique, et que l’essentiel y est invisible pour les yeux (dixit le Petit Prince).

Heureusement, pour nous guider le peintre a placé sous chaque dessein un petit texte, parfois un poème, qui en explicite le dessein. Et voilà que notre forme se dédouble ! Car à la forme et l’émotion primitive qu’elle suscite, s’associe en symbiose une autre forme (le texte, assemblage d’autres formes – les caractères - à fonction symbolique) d’où va émerger une troisième forme, assemblage des précédentes : le dessein proprement dit.

Mais le chemin initiatique ne s’arrête pas là car les desseins de Philippe MAYAUX nous parlent de manière allégorique ou symbolique ; énigmes, aphorismes, fragments de médiation sur la société, le spectacle, l’amour, la haine, la vie, ou tout simplement jeux de mots, de formes, d’idées. Ils suggèrent mais n’expliquent ; ils interpellent.

Et l’on constate avec émerveillement qu’un dessin relativement inexpressif associé à un texte sans grand intérêt intrinsèque s’assemblent harmonieusement et quand on les relie l’un à l’autre, font sens et nous révèlent un message caché. Nous voilà acteurs de l’œuvre, à saisir son sens ou à lui en créer un (selon notre perméabilité à l’allégorie).

Telle était la démarche hermétique très pratiquée au Moyen Age, période qui fascine Philippe Mayaux, qui y voit « ce moment où la superstition et la science ne font qu’un » (Conversations avec Gaël Chabreau, Particules Réflexion sur l’art actuel n°7, déc. 2004 p. 8).

Ce florilège méditatif – et c’est bien là le trait le plus remarquable de l’ouvrage – suscite en nous un état émotionnel différent ; comme s’il y avait deux livres en un. L’émotion liée à l’image, le message lié au texte puis leur transcendance associée engendrent une nouvelle forme d’art, une sorte d’hermétisme médiéval revisité. L’association de ces deux formes de communication nous projette dans une dimension hybride, celle du message derrière l’image et de l’énigme derrière le message… la théorie de l’information de Shannon a quelques perfectionnements à recevoir !

Cherche et tu trouveras. Enseigner par questionnements, cacher pour mieux montrer, transmettre le savoir par découverte suggérée plutôt que par enseignement imposé, c’est à une démarche presque alchimique que nous convie l’artiste. C’est ainsi qu’il élève (dans les deux sens du terme) son public par-delà le temps et les époques : « La beauté est ce qui résiste à l’intransigeance de l’œil. Le regard est relativiste, c’est une variable » (p. 105). Le regard est variable mais l’intelligence constante, pourrait-on ajouter ; c’est ainsi que l’information défie le temps. En outre, chercher le projet derrière l’objet n’est-il pas la démarche fondamentale de qui modélise en complexité ?

Desseins, une œuvre polychrome et polyformes qui relie le disegno et l’intelligo, l’hermétique et le philosophique, l’artistique et le poétique. Exercice de reliance qui nous rappelle les riches enseignements que Michel ADAM nous invitait à tirer de l’utilisation judicieuse des schémas (Les schémas, L'harmattan - 2000; Préface de Jean-Louis Le Moigne). Deux supports de communication utilisés conjointement font plus que s’additionner si l’on veut et sait tirer parti de leur complémentarité. Voilà une belle démonstration du caractère intrinsèquement systémique de la communication, bien au-delà du triptyque primitif signifiant-signifié-signe !

Peut-on dire que Philippe MAYAUX a réinventé le disegno par le dessein ? Certainement oui.

Même si l’interview de l’auteur (qui suit la galerie de ses desseins) montre que sa pratique de la complexité est empirique et que ses références sont tournées vers la peinture et la philosophie plus que vers l’ingénierie ou la modélisation des systèmes complexes, sa pensée est totalement holistique et constitue une démonstration presque involontaire de la pertinence de la pensée complexe. L’artiste se pense dans la globalité de son époque, il en perçoit les enjeux et cherche à se distancier de ses canons et représentations usuelles. En résulte une pensée autonome qu’il retranscrit en complexité dans ses desseins, expression d’une forme qui se forme, chemin faisant.

C’est dire que cet ouvrage mérite une place de choix dans notre bibliothèque de la complexité.