DEMOGRAPHIE ET GEOPOLITIQUE

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Depuis nos lectures de Vertiges et Promesse de la complexité (2003 complété en 2013 : Complexité(s), lien, nœud, pli. Le mot du siècle ) aussi bien que de celles de ses contributions à plusieurs des Rencontre du Réseau Intelligence de la complexité (notamment La Complexité comme manière d’habiter l’espace et le temps au Colloque de Lille, avril 2010 ;  Religions, cultures et communication, p 29-34, dans les Actes du Grand Débat de 2006, Dosier MCX 23, Reliances des connaissances et des actions tissage, texture, entrelacs), les travaux de Reda BENKIRANE enrichissent souvent nos navigations collectives dans « l’Archipel de la Complexité ». Cette entrée en matière me permet de souligner le vif intérêt de son nouvel ouvrage : qui illustre son aptitude à ‘enrichir’ les interprétations si souvent pré théorisées des phénomènes que l’on prétend ‘expliquer’ pour prédire leur futurs comportements, au lieu de s’efforcer de les ‘éclairer’ en modifiant les points de vue.  Ici ce sera en s’attachant relire avec soin les travaux scientifiques et les écrits mediatico polémiques de l’historien-démographe Emmanuel Todd, et en considérant « avec circonspection et  vigilance... toute affirmation  procédant d’une anthropologie sociale et politique  réduite à une modélisation des systèmes familiaux et de parenté.  Malgré une surexposition médiatique, des interventions polémiques, des affirmations péremptoires, un ton arrogant, une présence soutenue aux côtés de dirigeants politiques français de droite comme de gauche, nous avons pris au sérieux l’œuvre écrite d'Emmanuel Todd. Malgré un déterminisme de ses variables démographiques, nous avons considéré avec la plus grande attention son hypothèse sur la famille et la parenté qui traverse l'ensemble de sa production.  Nous avons exploré son œuvre et avons nous  même travaillé sur la capacité de certains de ses  concepts à décrire l’évolution de sociétés extra-Européennes. Nous avons souscrit à son idée d'expliquer les rapports de force géopolitiques  et économiques, les affrontements idéologiques  par le recours à l’étude de la démographie des peuples concernés. Cette liaison-là, nous l’avons  explorée à partir de la trame qu'il a proposée », (p 12-13) Cette exploration soigneusement  documentée et circonspecte d’une œuvre bâtie sur les canons méthodologiques d’un positivisme ‘scientifique’ à la fois multidisciplinaire et réductionniste, va le conduire au diagnostic épistémologique de la prégnance des déterminismes, ici ceux attribués aux structures familiales et aux  systèmes de parenté sur les évolutions des sociétés humaines identifiables par le jeu des ‘ondes démographiques’ Diagnostic qui va conduire R Benkirane à la ‘remise en contexte anthropologique’  d’une construction théorique qui se veut ‘fermée et fermante’ (qui dira les effets pervers de l’application formelle du « quatrième précepte » du Discours de la Méthode ?) et qu’il va s’attacher à ouvrir : « La vision réductrice proposée par l'étude toddienne des types de famille existant au sein de l'humanité à une portée heuristique. C'est là sa principale valeur ajoutée, elle n'apporte pas une vision complète de la société observée, mais suscite le souci de la penser autrement et de trouver de nouvelles descriptions de son devenir à partir de données  d'ordre démographique et anthropologique. Elle ne cherche pas à ramener la réalité à des finalités idéologiques, mais plutôt à relier les productions issues des nappes économiques et politiques à une onde démographique et à un  fonds anthropologique. » (p.-16) Exercice de ‘reliances’ auquel R Benkirane va se livrer, qui le conduira à nous inviter à relire les pages du ‘fondateur’ de la jeune prospective, l'industriel  et philosophe français Gaston Berger dans les  années 50. Partant du constat que 1'« avenir n’est pas ce qui vient après le présent, mais ce  qui est différent de lui», ce penseur a mis en  évidence le caractère constructiviste de toute  pensée stratégique orientée vers un avenir qui  «est moins à découvrir qu'à inventer». En ce  sens, la prospective est essentiellement un projet. Mais là où Gaston Berger a véritablement innové  dans l’appréhension de l’étude de l’avenir, c’est lorsqu'il précise ce que peut être la prospective  en tant que connaissance lorsqu'elle  renonce à la tentative/tentation de prédire ou d’anticiper. (p.117) Au terme de cette investigation dans le champ des géopolitiques pouvant éclairer  l’émergence  contemporaine d’une ‘politique de civilisation‘, R Benkirane confirmera son hypothèse de départ, il soulignera  l’effectivité d’une ‘intelligence des phénomènes’ formant et transformant les connaissances pouvant guider les explorations du champ des possibles plutôt qu’à prophétiser scientifiquement la fatalité des nécessaires prédéterminés. : « Nous divergeons avec le savant  essayiste principalement sur le type de causalité en jeu derrière ces mécanismes: jusqu'à son  dernier ouvrage, il avait tendance à mettre en  avant une causalité linéaire er déterministe quand  nous pensons que nous sommes en présence de  causalités non linéaires et non déterministes, ce qui ne réduit pas l'influence de ces mécanismes, mais les insère dans une échelle de complexité  croissante d'évolution sociale et politique ». Peut-être aurait-il été souhaitable de présenter l’argumentation de la modélisation des systèmes complexes plus avant et soulignant la pertinence des modes de ‘la raison ouverte’ : Dialogique, Récursivité, Hologramorphie, Projectivité et Reliance, régénérant l’intelligibilité des processus sans contraindre le modélisateur à des découpes simplificatrices a priori, toujours appauvrissante au nom de l’évidence du clair et net. Reda Benkirane me répondra qu’il a eu antérieurement l’occasion de les mentionner dans des textes qu’il cite. Occasion de mentionner l’adresse de l’un des Sites qu’il anime depuis de nombreuses années : http://www.archipress.org/reda/ . On comprendra que je ne sois pas entré ici dans l’examen des huit chapitres qui nourrissent et illustrent le propos de l’ouvrage (voire le sommaire détaillé sur la fiche Biblio de l’ouvrage ): Par delà l’étude critique des travaux d’E Todd, il nous livre un exposé éclairant et aisé à lire et à prolonger d’une ‘Introduction à la Géopolitique’ aujourd’hui. Je m’autorise à caractériser ainsi son livre ‘par surcroit’, en reprenant l’ultime conclusion de cet essai qui devient une convaincante illustration de ce que peut-être aujourd’hui un exercice citoyen d’intelligence des systemes complexes.  « A la faveur de l’état des connaissances et de la mutation anthropologique de l'humanité à l’ère des technologies de l'information, l’enjeu  civilisationnel est de repenser les notions fondamentales de liberté, d’égalité, de fraternité pour  que leur approfondissement les relie plutôt  qu'il ne les oppose à l'ineffaçable diversité de  l'homme. » (p 137)