La Construction des Sciences. Les logiques des inventions scientifiques. Introduction à la philosophie et à l'éthique des sciences

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Les bonnes intentions, ostensiblement démocrates-chrétiennes, de son auteur (Professeur aux Faculté Universitaires de Namur) ne parviennent pas à dissimuler l'écart entre le titre annoncant l'ouvrage et son contenu : cette présentation "de la perspective constructiviste à l'usage des non spécialistes" ne leur apprendra pas grand chose sur les épistémologies constructivistes (ni d'ailleurs sur les positivismes et autres réalismes dont le nom ne sera d'ailleurs pas prononcé !). Le mot constructivisme ne sera lui-même introduit qu'une seule fois, dans la préface, ("Il est vrai (sic) que le constructivisme véhicule une autre conception de la vérité que la classique adéquation de l'esprit avec les choses", p. 9) et ne réapparaîtra que sous la forme d'un attribut dans l'épilogue ("Aussi ai-je présenté une vision constructiviste" p. 261). Le label du constructivisme était sans doute destiné à appâter le lecteur, recouvrant le projet de l'auteur, fort explicitement annoncé p. 21 : "La perspective de cet ouvrage sera principalement celle de la socioépistémologie". Objectif au demeurant fort correctement atteint dès lors que le propos est celui d'une introduction, aussi didactique que faire se peut, à la sociologie des sciences que développe en France B. Latour par exemple ; Sociologie qui ne s'embarrasse guère de considérations sur l'épistémologie et a fortiori sur les bouleversements qu'elle peut connaitre. Introduction bien conduite, qui veille à mettre en garde contre le "relativisme désenchanté" auquel conduit habituellement la sociologie des sciences (ou plutôt des communautés scientifiques ?), par une dernière partie où le moraliste prend volontiers le pas sur l'épistémologue, et passe rapidement sur les interrelations entre les options paradigmatiques du second et les références éthiques du premier.

Mais suffit-il de parler de "rationalité non absolue" ou des "ambiguités de l'interdisciplinarité" pour faire percevoir les enjeux multiples qu'impliquent les options épistémologiques contemporaines ? Faire le procès du scientisme sans identifier le socle paradigmatique sur lequel il se reconstruit sans cesse, n'est-ce pas se mettre la tête sous l'aile ? Il ne suffit pas de dire qu'il faut en "faire son deuil" (p. 47), il faut aussi construire quelques socles épistémologiques alternatifs plausibles. Il ne suffit pas de se demander pourquoi "la cybernétique ne semble pas avoir réussi à s'imposer comme discipline" (p. 97-98), il faut tenter de proposer quelques réponses à cette question. Des réponses qui rendent plausible, en parallèle, les raisons pour lesquelles une pseudo science charlatanesque telle que la phrénologie a pu, en revanche, s'imposer comme discipline scientifique en Occident pendant un siècle !

C'est cette inattention ostensible aux fondations constitutives des grandes alternatives épistémologiques contemporaines qui explique sans doute la déception du lecteur impatient de trouver enfin le traité d'épistémologie constructiviste qu'annonçait le titre. Traité qu'il n'est peut-être pas nécessaire d'écrire si l'on peut se nourrir des textes fondateurs de P. Valéry de J. Piaget, de G. Bateson, d'H.A. Simon, d'E. Morin, d'H. Von Foerster ou d'E. Von Glasersfeld que semble ignorer pratiquement G. Fourez. Cette déception ne doit pas pourtant arrêter les lecteurs potentiels d'un exposé chaleureux et stimulant sur les questions que posent à nos démocraties les pratiques de la recherche scientifique : plutôt qu'une réflexion sur la production des connaissances enseignables, "la construction des sciences" nous propose une discussion de qualité de l'activité des scientifiques et de leurs relations avec la Société... discussion qui mérite, elle aussi d'être poursuivie. Ne serait-ce que parce qu'elle rendra plus convaincante encore l'argumentation des épistémologies constructivistes !

J.L. Le Moigne